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« Désert » et « renouveau » sont deux figures récurrentes de l’histoire du chant choral français. La France serait un pays sans tradition chorale. Dans un tel contexte, toute manifestation du dynamisme de ce monde de l’art est présentée comme relevant d’un renouveau du chant choral. L’annonce médiatisée d’un « effet Les Choristes » accompagnant la sortie du film au début des années 2000 n’est en ce sens qu’un épisode supplémentaire dans une histoire déjà marquée par le renouveau du monde choral professionnel dans les années 1990, le renouveau des maîtrises des années 1980, le renouveau À Cœur Joie des années 1940–1950, le renouveau des manécan-teries impulsé par les Petits chanteurs à la croix de bois au début du xxe siècle, le renouveau du mouvement scholiste à la fin du xixe siècle. . .

La fréquence de ces renouveaux laisse planer un doute sur la réalité du vide censé caractériser le monde choral. Une telle représentation doit en réalité beaucoup à des volontés de légitimation individuelle. Insister sur ces renouveaux permet à l’occasion de mettre en valeur l’action d’acteurs encensés pour leur rôle déterminant. L’histoire chorale française est marquée par ces nombreux « individus remarquables » qui ont « réinventé » le chant choral et dont on revendique l’héritage. Que faire dès lors de cette notion de « renouveau » ?

1.1.1 Un espace désinstitutionnalisé

L’idée d’un « désert choral français » a des fondements réels. Au delà d’une rhé-torique de la renaissance parfois démesurée, l’histoire chorale est bien marquée par des ruptures. Plus qu’à une renaissance globale d’une musique chorale qui aurait dis-paru en France, ces ruptures renvoient à des initiatives créatrices privées impulsant des dynamiques localisées au sein d’un monde choral largement désinstitutionnalisé. L’un des axiomes de base de la théorie du désert choral français est la responsabi-lité que porte la Révolution Française dans cette situation. Celle-ci est indéniable. La politique de lutte contre le clergé du gouvernement révolutionnaire aboutit en effet à

la fermeture des maîtrises de cathédrales. Les trois quarts d’entre elles auraient dis-paru au cours de la Révolution [Basso, 2006]. Les institutions de formation musicale mises sur pieds pour combler le vide laissé par la fermeture des écoles maîtrisiennes délaissent la musique pour chœur. Le Conservatoire de Paris — sur le modèle duquel se structure le système de formation musicale français — se consacre avant tout à la musique instrumentale et à l’art lyrique, au dépend de la musique pour chœur. En dehors de l’opéra, celle-ci reste à cette époque essentiellement associée au seul répertoire liturgique.

Il serait très réducteur de considérer que la musique chorale disparaît avec les maîtrise. Certes, le paysage choral français n’est pas marqué par la prééminence d’institutions aussi marquante que lesboys’ choirsen Angleterre, ni par la force d’une tradition chorale religieuse que l’on rencontre par exemple dans les pays de tradition réformée. Pour autant, le monde choral français ne disparaît pas. Des initiatives privées se multiplient au cours des xixe et premier xxe siècles et contribuent à la vitalité de la pratique du chœur, au point que les années 1930 sont parfois décrites comme un « âge d’or » de la musique de chœur [Lespinard, 2000].

L’éducation populaire : Orphéon et mouvements ouvriers

Alors même que la suppression des maîtrises marque pour longtemps un affai-blissement du paysage choral français, d’autres initiatives de l’État révolutionnaire contrebalancent cette évolution et orientent la pratique chorale de façon décisive. Les masses chantantes mobilisées à l’occasion des fêtes révolutionnaires n’auront certes pas de postérité réelle en termes de substitution d’une liturgie républicaine au culte religieux [Ozouf, 1987]. Cependant, ainsi que le souligne Philippe Gumplowicz, Les chœurs à l’Être suprême marquent la reconnaissance de l’art choral comme vecteur d’édification des masses, tant artistique que politique [Gumplowicz, 2001]. Un tour-nant décisif est pris, cette dimension éducatrice de la musique pour chœur reste une constante dans l’histoire du monde choral.

L’Orphéon est le principal mouvement qui porte de façon systématique cette dimension éducative de la musique chorale1. Ce projet d’éducation artistique des masses populaires émerge dès le début duxixesiècle. Le chœur est à l’origine même du mouvement, le chant collectif étant considéré par ses fondateurs comme un vec-teur d’éducation musicale privilégié. Le mouvement connaît une activité foisonnante tout au long du xixe siècle. Son fonctionnement est bien structuré autour

d’événe-1. L’histoire du mouvement orphéonique est bien documentée, les travaux de Philippe Gumplo-wicz [GumploGumplo-wicz, 2001] retracent sa trajectoire de façon précise et complète.

ment institutionnalisés. Des concours suscitent de vastes rassemblements de chœurs2. Le développement d’une presse propre au mouvement contribue à la diffusion d’un répertoire spécifique.

À la fin de la première moitié du xxe siècle, la fraction chorale du mouvement orphéonique est en perte de vitesse depuis plusieurs décennies déjà. La musique instrumentale des harmonies et batteries-fanfares a pris le pas sur l’orphéon vocal. Ce dernier est d’ailleurs marqué politiquement, plus conservateur et proche de l’église que son homologue instrumental. D’un point de vue musical, après avoir suscité l’intérêt de compositeurs reconnus dans les premiers temps de son existence, il souffre de plus en plus d’un appauvrissement du répertoire au cours du premierxxe siècle. La vie du mouvement — ses concours, sa presse. . . — s’étiolent à partir des années 1920. Malgré cet affaiblissement, la postérité du mouvement orphéonique est bien réelle. Certains chœurs orphéoniques ont perduré et on compte aujourd’hui encore parmi les plus vieux ensembles vocaux en activité les descendants de ces groupes orphéoniques.

L’héritage du mouvement orphéonique ne se limite pas à la survivance d’un nombre limité d’ensembles. Le projet d’éducation musicale des masses populaires par le chant connaît des formes nouvelles au cours de la première moitié du xxe

siècle. L’idéal d’éducation populaire s’adapte à l’évolution des idéologies politiques. À la fin duxixesiècle, l’orphéon véhicule une image, pas toujours imméritée, teintée de paternalisme patronal. L’idée d’un Orphéon censé moraliser la classe ouvrière et la tenir éloignée du cabaret n’était pas absente de l’esprit de ses promoteurs. C’est en partie en réaction à cet aspect que se développent des initiatives de chorales plus étroitement liées aux mouvements ouvriers. Ce sont par exemple lesFêtes du Peuple, chorale ouvrière fondée en 1917 par Albert Doyen, musicien proche du socialisme. Le premier concert de la chorale est donné à l’occasion de l’anniversaire de la com-mune. Les Fêtes du Peuple trouveront un prolongement dans certaines initiatives du Front Populaire avec la création des « Chorales populaires », et d’associations comme la Fédération Musicale Populaire, sous l’égide du compositeur Albert Roussel [Lespinard, 2000].

2. Philippe Gumplowicz évoque ainsi les masses chantantes rassemblées en particulier à l’occa-sion des Expositions Universelles.

Musique sacrée et musique ancienne

La Révolution n’a toutefois pas consacré la fin de la musique liturgique et le répertoire sacré garde une place importante dans l’histoire chorale française3. La disparition des maîtrises de cathédrales tout d’abord n’est pas complète ni irrémé-diable. Elles font leur réapparition dès le début duxixe siècle, à la faveur du régime concordataire de 1802. Au cours des xixe et xxe siècles, leur histoire est faite de progressions et de reculs au grès des changements de régimes et de leur sympathie à l’égard de la religion catholique. La tendance reste malgré tout à la baisse et la laïcisation de l’enseignement sous la IIIe République les affaiblit durablement avec la suppression des crédits qui leur étaient alloués [Pistone, 1979, p. 141 et suivantes]. L’histoire des maîtrises n’est donc pas seulement celle d’une disparition brutale à la Révolution, ni même celle d’un long recul. En témoigne le renouveau des mané-canteries au début du xxe siècle. En 1907 deux étudiants créent une maîtrise d’un genre nouveau, qui n’est pas rattachée à un lieu de culte, mais se produit de fa-çon itinérante. Ce sont lesPetits Chanteurs à la Croix de Bois. Cette initiative jouit d’une audience croissante au cours de l’entre deux guerres, et suscite des expériences de chœurs d’enfants similaires désignés sous le terme de « manécanteries ». Ces en-sembles créent en 1947 la Fédération Internationale des Petits Chanteurs (lesPueri Cantores).

Dans le domaine religieux, la vitalité des chorales liturgiques au cours du xixe

et du début du xxe siècle est lié au mouvement cécilien. Originaire de l’Allemagne catholique, ce courant pousse à la redécouverte du répertoire sacré, notamment la polyphonie de la renaissance [Basso, 2006, p. 717]. La postérité directe de ce mou-vement reste importante dans certaines régions. En Alsace, l’Union Sainte-Cécile, héritière de la « Société alsacienne de musique religieuse » fondée en 1882, compte aujourd’hui 570 membres. Deux facteurs expliquent la significavité de cet héritage régional : la proximité de l’aire culturelle germanique dont est issue le mouvement, et la pérennité du régime concordataire qui découle de son absence du territoire national lors de la séparation de l’Église et de l’État.

Comme le mouvement orphéonique, l’influence du mouvement cécilien tient plus aux prolongements qu’il a suscité qu’au nombre chœurs encore en exercice. La redé-couverte du répertoire de musique ancienne impulsée par le cécilianisme est précur-seur du renouveau musicologique que connaît la France au début du xxe siècle

au-3. Danièle Pistone signale l’existence non négligeable de courants musicaux liés aux traditions juives et protestantes [Pistone, 1979], nous nous concentrerons ici sur la musique sacrée d’obédience catholique.

tour desScholæ. Ce mouvement est initié par le compositeur et musicologue Charles Bordes qui crée à Paris l’ensemble des Chanteurs de Saint-Gervais afin de produire un répertoire sacré hors du cadre liturgique. Il est également — avec Vincent d’Indy — à l’origine de laSchola Cantorum de Paris, société chorale puis institution d’en-seignement musical. L’expérience diffuse en province où sont créées des scholæ sur le modèle parisien. Le mouvement scholiste joue un rôle important dans la redécou-verte du répertoire de musique ancienne, mais ne s’y limite pas. Il témoigne égale-ment d’un intérêt nouveau pour la musique populaire régionaliste. Charles Bordes se penche sur le répertoire folklorique qu’il découvre en particulier au travers du chant basque. Il crée la « Société des Chansons de France » afin de valoriser un réper-toire folklorique qui tend à disparaître. Charles Bordes est de ce fait à l’origine d’un développement choral axé sur une approche régionaliste et folkloriste des musiques populaires [Lespinard, 2006].

Cet intérêt du fondateur du mouvement scholiste pour le répertoire populaire a un écho important dans l’histoire de la musique chorale, toujours sensible dans les années 1940. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, des musiciens issus de la Schola Cantorum ont en effet contribué à diffuser un répertoire choral basé sur l’harmonisation de chants populaires. Une autre expérience marquante dans le même domaine est celui d’un réseau de musiciens comme Gustave Daumas, Marc de Ranse et Jacques Chailley, fondateurs en 1927 de la chorale l’Alaudaqui interprète à la fois des œuvres du répertoire classique et des chansons populaires harmonisées. Très proches du scoutisme, ils contribuent à développer le répertoire chanté du mouvement, notamment par l’édition de ces chansons harmonisées4.

1.1.2 Le chant choral sous l’occupation :