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Révolution , et mouvements de jeunesse

1.3 Cinquante ans pour un renversement

Nous retraçons ici à grands traits les oppositions majeures qui marquent notre période, et qui feront l’objet d’analyses ciblées plus approfondies au cours de cha-pitres ultérieurs.

1.3.1 De la marginalité. . .

L’histoire chorale de l’après guerre est marquée par la montée en puissance des mouvements d’éducation populaire. Si À Cœur Joie est le principal mouvement d’ampleur nationale spécialisé sur le chant choral, il n’est pas seul pour autant. Au sein du scoutisme, d’autres actions sont menées. Même si la fédération chorale revendique son caractère non-confessionnel, À Cœur Joie reste issu des branches chrétiennes du scoutisme. Une action similaire à celle de Geoffray est menée au sein du scoutisme laïc, par William Lemit qui est par ailleurs actif avec d’autres mouve-ments dont en particulier celui des auberges de jeunesse [Poujol et Romer, 1996]. En dehors du scoutisme, les fédérations musicales d’éducation populaire — la Fédération Musicale Populaire et les Jeunesses Musicales de France en particulier — jouent un rôle dans le soutien aux pratiques chorales. L’action d’À Cœur Joie s’inscrit donc en réalité dans le cadre plus large de l’institutionnalisation de la mouvance d’éducation populaire sous l’égide du haut commissariat à la Jeunesse et aux Sports27.

Le monde choral se développe donc de façon homogène autour d’un projet centré sur l’amateurisme et l’éducation musicale. Ce développement maintient le monde choral dans une situation d’extériorité vis à vis du monde de la musique savante professionnalisée. Le détachement du monde choral vis à vis du monde musical ins-titutionnalisé est une tendance de long terme depuis l’exclusion du chant choral des institutions de formation musicale à la Révolution. Cette situation se se perpétue en France jusque dans les années 1980. Cette exclusion n’est pas totale. Des exceptions notables existent notamment dans le cadre de la radio. Le compositeur Guy Reibel contribue à intégrer des pratiques vocales au Groupe de Recherche Musicale fondé

27. Cette institutionnalisation de l’éducation populaire fera l’objet d’une analyse plus approfon-die dans le cadre du chapitre sur les politiques publiques du chant choral. Cf. Chapitre 8.

par Pierre Schaeffer en collaboration entre autres avec le groupe vocal de Stéphane Caillat. Le chef de chœur et producteur à Radio France François Vercken joue égale-ment un rôle important, notamégale-ment par l’animation d’une émission hebdomadaire. Mais ces expériences reposent sur des personnalités fortes et restent circonscrites. Stéphane Caillat témoigne ainsi de l’incompréhension à laquelle se heurtait son ami François Vercken au sein de la Maison de la Radio.

Un exemple qui ne me concerne pas, qui concerne François Vercken. Quand il était responsable de la radio, un poste assez important de res-ponsabilité à Radio-France. Il avait une chorale, pour qui il ne se faisait pas payer. C’était une petite chorale d’amateurs, eh bien ses collègues lui disaient, « ah tu vas faire ta sortie Saint-Vincent de Paul, tu vas faire ta bonne action, tu vas faire ta B.A. ». Voilà, autrement dit, ils se fichaient de sa figure, ouvertement, sans doute de façon amicale, mais c’était dit. « Qu’est-ce que tu as à aller faire ça, franchement,. . . tu fais des trucs, laisse donc ». Il y a une dichotomie comme ça, même mainte-nant. C’est pas facile, dans mon métier, je l’ai vu toute ma vie, toute ma vie professionnelle, de faire le lien, de faire l’unité, entre des aspirations musicales, qui sont légitimes tout de même, et puis le travail avec des amateurs. Amateurs étant non pas une chose uniforme, mais une chose d’une infinie variété. Allant du B A BA, jusqu’à des amateurs qui valent des professionnels.(Stéphane Caillat, chef de Chœur)

Ce témoignage est révélateur d’un clivage profond au sein du monde de la mu-sique savante. Par comparaison à la mumu-sique instrumentale, le chœur est longtemps resté un genre mineur relativement déconsidéré.

1.3.2 . . . À la reconnaissance ?

Les années 1980 et 1990 voient précisément la remise en cause progressive de ce déficit de légitimité du monde choral. La musique pour chœur jouit désormais, du moins en apparence, d’une reconnaissance équivalente à la musique instrumentale. La visibilité médiatique d’une chef de chœur comme Laurence Equilbey est présen-tée par cet acteur du monde choral contemporain comme emblématique de cette transformation.

Depuis Laurence Equilbey le chant choral a droit de cité dans la vie culturelle. C’est un raccourci, je dis pas qu’il n’y en a pas d’autres qui ont pas défriché devant, qu’elle est la seule. . . Mais elle incarne ce dont je parle. C’est à dire, oui aujourd’hui il y a une Biennale d’art choral à la cité de la musique. Alors ça s’appelle Biennale d’art vocal parce que Laurence veut pas que ça s’appelle biennale d’art choral, mais en fait

c’est un festival de chant choral. Et ça je trouve que c’est un pas en avant colossal. Quand Laurence Equilbey fait la une duMonde de la musique

ou de Diapason, il faut bien réaliser ce que ça représente. C’est-à-dire un chef de chœur fait la une duMonde de la musique. Le mois d’avant, c’était un pianiste, le mois d’après ce sera un chef d’orchestre. En tout cas elle, elle est rentrée dans la vie culturelle. On va trouver l’orchestre, les solistes, les récitals et puis ce que Laurence tient à appeler de l’art vocal, et ce que je tiens à appeler de l’art choral parce que j’appelle un chat un chat. (Guillaume Deslandres)

Cette évolution est portée par des transformations socio-économiques profondes. On assiste en particulier à un double mouvement de professionnalisation au cours des années 1980. Le développement de la pratique amateur dans les années 1940 et 1950 était porté par l’activité de chefs de chœurs bénévoles formés par les fédérations d’éducation populaire. On assiste au cours des années 1980 et 1990 à une transfor-mation radicale du paysage de la fortransfor-mation des chefs de chœurs, qui débouche sur la professionnalisation d’une frange importante de l’encadrement des chœurs amateurs. Cette évolution fera l’objet de notre chapitre 4.

Le second mouvement de professionnalisation concerne les chanteurs. Stéphane Caillat expliquait le mépris du monde musical à l’égard du chant choral par la dimension amateur de celui-ci28. L’adéquation est faite entre amateurisme et faible qualité. D’un point de vue historique, le caractère quasi-exclusivement amateur de la pratique chorale prend fin également au cours des années 1980. On assiste à un mouvement de professionnalisation d’une frange du monde choral avec l’apparition d’ensembles salariant leurs chanteurs. Ce second mouvement de professionnalisation sera l’objet de la partie IV de notre travail.

Conclusion

L’histoire des pratiques chorales en France sur une période de long terme met en évidence les fondements de l’unité et des spécificités de ce monde musical. Contrai-rement à la lecture qui est souvent faite, la Révolution Française ne cause pas la disparition du monde choral. La pratique du chœur est désinstitutionnalisée. Elle se développe néanmoins sous des formes nouvelles dans le cadre d’initiatives pri-vées. Celles-ci font preuve d’une grande diversité et peuvent prendre une ampleur particulièrement large. Ce développement participe par ailleurs d’un mouvement culturel européen plus large. L’idéologie chorale qui se développe au cours des xixe

et xxe siècles associe au chœur des vertus sociales, pédagogiques et identitaires. Cette conception du chant choral contribue à faire de celui-ci le vecteur d’une pre-mière massification des cultures musicales. Elle a également pour effet d’assigner à cette pratique musicale une position très particulière, intermédiaire entre les cultures musicales savantes et populaires qu’elle cherche à hybrider.

Cette histoire prend un tour nouveau à partir des années 1940. L’institutionna-lisation des mouvements d’éducation populaire soutient le développement du chant choral amateur. Une fédération en particulier, À Cœur Joie parvient à s’imposer comme un acteur central. Ce mouvement constitue une synthèse originale de l’idéo-logie chorale. Cette période impacte durablement la trajectoire du monde choral français dont elle conforte la position paradoxale. Entre le monde professionnalisé des musiques savantes et les nouvelles musiques populaires dont la diffusion massive est portée par des révolutions techniques, le chant choral poursuit un développe-ment original porté par un projet d’hybridation de cultures musicales radicaledéveloppe-ment différentes.

Cette trajectoire historique très particulière détermine le fonctionnement du monde choral. Nous prolongerons notre réflexion sur la position de ces pratiques au sein des mondes de la musique en nous penchant sur les propriétés sociales du ré-pertoire dont nous montrerons qu’il peut être appréhendé comme un « art moyen29». Notre analyse du monde choral amateur découle de ces spécificités. Nous nous at-tacherons à rendre compte de la physionomie et du fonctionnement très particuliers d’un monde qui s’est construit comme une tentative de réaliser la synthèse entre deux mondes opposés. Nous retracerons les lignes de clivage qui traversent la pra-tique du fait de cette trajectoire30. Nous en analyserons les conséquences en termes de coopération31 et d’un point de vue économique32. Enfin, la professionnalisation tardive du monde choral33peut être lue comme une manifestation de la marginalisa-tion du monde choral, qui n’est qu’un prolongement supplémentaire de la trajectoire historique que nous venons de retracer.

29. Le sens de cette notion d’« art moyen » doit être précisé. Ce sera l’objet du chapitre 2. 30. Ce sera en particulier l’objet des chapitres 3 sur les chanteurs et 4 sur les chefs de chœur. 31. Le chapitre 5 sur le fonctionnement des groupes sera consacré à cette question.

32. L’ensemble de la partie III traitera ce point. 33. Celle-ci fera l’objet de la partie IV de cette thèse.

Le répertoire choral,