• Aucun résultat trouvé

Révolution , et mouvements de jeunesse

1.2 Le « moment À Cœur Joie », l’idéologie chorale synthétisée

1.2.3 Institutionnalisation de répertoires d’actions

Les caractéristiques du projet d’éducation populaire d’À Cœur Joie ont un pro-fond impact sur l’évolution du monde choral français. Au cours des années 50, la fédération s’impose comme le principal mouvement de chant choral en France, tant d’un point de vue démographique, qu’en termes de visibilité et d’influence. L’activité de la fédération a un impact déterminant sur le fonctionnement du monde choral. Elle s’organise autours d’actions types. Celles-ci, très largement héritées du monde choral d’avant-guerre, renforcent la continuité de l’histoire que nous étudions. Ce répertoire d’actions diffusera à l’ensemble du monde choral.

L’édition musicale

L’édition musicale est le principal vecteur d’influence du mouvement À Cœur Joie. La diffusion de répertoire a joué un rôle primordial dans la structuration du mouvement. C’est la publication des harmonisations de César Geoffray par les Presses d’Île de France qui a permis d’étendre l’audience de l’expérience chorale menée à Lyon. Ces recueilsÀ Cœur Joieont servi de premier ciment au mouvement avant même la création d’une structure juridique fédérative.

Cette activité de publication continue à prendre de l’ampleur dans les années qui suivent la création du mouvement. Tout au long de l’histoire d’À Cœur Joie, l’édition et la diffusion de répertoire sont à la fois des instruments de cohésion du mouvement et de rayonnement à l’extérieur. Plusieurs recueils À Cœur Joie sont

publiés, sur le modèle du premier. Les formes de publication se diversifient. Le mouvement commence très vite à éditer un organe de liaison permettant de diffuser du répertoire ainsi que de l’information sur la vie de l’association parmi ses membres. À terme, le développement de l’activité d’édition musicale connaît un essor tel que le mouvement souhaite prendre son indépendance vis à vis des Presses d’Île de France et crée sa propre maison d’édition. Créées en 1974, les Éditions À Cœur Joie ont une action importante de diffusion du répertoire choral et restent aux yeux de beaucoup d’acteurs du monde choral le symbole de l’activité du mouvement. Pour des acteurs extérieurs aux mouvement, voire pour certains de ses membres peu au fait des autres dimensions de son action, À Cœur Joie évoque avant tout « un logo en haut d’une partition ».

La formation

C’est dans le domaine de la formation que l’action d’À Cœur Joie a été la plus innovante et son impact le plus décisif. Les origines du mouvement et la dimen-sion éducative du projet porté par Geoffray sont déterminantes. Le développement spontané du mouvement porté par des jeunes qui reproduisent l’expérience polypho-nique vécue auprès de Geoffray ou qui s’emparent des harmonisations diffusées par les recueils À Cœur Joie, pose très vite une question de diffusion des compétences de direction.

Lorsque le Mouvement commença à se mettre en route, en 1946, je me trouvais toujours, dans chaque visite que je faisais, en face de chefs de chœur qui étaient de purs amateurs : ils avaient de l’enthousiasme, mais peu de technique.

Alors Reine Bruppacher me dit : « Tout d’abord il est nécessaire d’orga-niser des stages de formation. Il est indispensable de pouvoir travailler avec les gens pendant une semaine pour leur apprendre le « métier » et leur montrer le chemin de la technique de la direction du chœur ». [Geoffray, 1975, 22–23]

Dans les années qui suivent la création de la fédération, César Geoffray et les acteurs qui gravitent autour de lui développent donc une offre de formation originale à l’attention des chefs de chœur. Celle-ci reste longtemps sans équivalent au sein du monde choral18. L’impact de ces formations est déterminant. C’est en grande partie sur elles que repose la vitalité du mouvement, pour deux raisons au moins. Ce sont elles qui assurent la cohésion et le renouvellement des « forces vives » de la

fédération. À Cœur Joie se construit avant tout comme un mouvement de chefs de chœurs. Les stages sont l’un lieu décisif de constitution de ce réseau. Le contact avec des formateurs charismatiques (César Geoffray et les cadres du mouvements), et la rencontre avec d’autres chefs en activité contribue à agréger de nouveaux venus au mouvement. Les chefs de chœurs passés par ces stages évoquent volontiers le choc de la rencontre avec les formateurs, ainsi que les relations tissées avec de nombreux chefs en cours de formation.

La seconde raison expliquant le rôle déterminant de ces stages est que c’est dans le cadre de cette activité de formation que la fédération va se trouver en mesure de capter le soutien des pouvoirs publics. Dès l’origine, une part importante de l’activité de formation d’À Cœur Joie est en réalité coproduite avec l’administration à la Jeunesse et aux sports. Nous aurons à revenir sur la façon dont À Cœur Joie s’est retrouvé en position de participer à la définition de politiques publiques du chant choral, et sur la façon dont son développement s’est appuyé sur la captation de ressources publiques19 .

les rassemblements

La formation à la direction de chœur est un facteur de cohésion du mouvement choral à l’échelle de ses « cadres ». Afin que le sentiment d’appartenance à la fédéra-tion ne soit pas réservé aux chefs mais soit partagé par les choristes, la direcfédéra-tion du mouvement décide d’organiser des « rassemblements ». Ceux-ci s’inscrivent dans le droit fil de l’héritage des mouvements de jeunesse. Ils sont un prolongement direct des pèlerinages, Jamborees et autres événements au cours desquelles les chorales scoutes se retrouvaient pour chanter. Mais les rassemblements inscrivent également À Cœur Joie dans la continuité du mouvement orphéonique. Ils ne sont pas sans rappeler, la dimension compétitive en moins, les concours orphéoniques ou encore les vastes rassemblements de choristes, tel celui de l’exposition universelle.

Une des caractéristiques de ce qu’avaient été les orphéons, c’était d’or-ganiser des concours, et puis il y avait des récompenses. Et dès le début, les responsables d’À Cœur Joie se sont dit « il faut que les chorales se rencontrent, mais c’est l’émulation, et non pas la rivalité. Donc on fera jamais de concours. On les fera se rencontrer, on les fera s’entendre les unes les autres, on les fera monter des œuvres communes, mais on or-ganisera pas de concours avec des récompenses qualitatives ». Et bon, c’est quelque chose que je partage assez. Parce qu’à ce moment là,

vailler pour le concours, c’est pas la même chose que de travailler pour la musique et pour la beauté. (Éric, Chef de chœur)

La volonté de rassembler les membres d’À Cœur Joie conduit en 1950 à l’organi-sation d’un rassemblement national sur le domaine de Chamarande20, puis en 1953 à l’organisation des premières « Choralies » à Vaison la romaine. Le programme de ces événements est chargé. Pendant une semaine se succèdent ateliers musicaux, festival de chant choral, fêtes costumées. . . Un rythme triennal est adopté pour l’organisa-tion de rassemblements nal’organisa-tionaux, et d’autres acl’organisa-tions du même type sont organisées couramment à l’échelle régionale21.

Les rassemblements sont l’occasion de réaffirmer, en la réinterprétant, la dimen-sion populaire de la fédération. Si ce n’est à l’origine sociale de ses membres, la « popularité » du mouvement tient à son caractère massif, à sa capacité à rassem-bler les foules. Les rassemblements sont les événements au cours desquels À Cœur Joie se donne à voir comme mouvement de masse. César Geoffray dresse en 1965 un constat satisfait de l’audience croissante de ces rassemblements.

De trois ans en trois ans, nos Choralies vaisonnaises, après le départ intime et champêtre de Chamarande ont vu la montée flamboyante du Mouvement dans son ampleur, 700, 1 700, 2 500, 3 500 participants, la qualité de ceux-ci aux À Cœur Joie de France s’ajoutant ceux d’Afrique du Nord, de Belgique, de Suisse, d’Espagne, du Canada, puis nos amis étrangers, les Allemands en tête, l’importante de nos réalisations, leur valeur accrue. . .[Geoffray, 1975, 99]

Au cours de ces rassemblements, les chants en commun sont une occasion parti-culière de rendre sensible ce caractère massif et populaire tout en manifestant l’idéo-logie humaniste du mouvement. Le rassemblement de choristes est l’occasion de faire interpréter des œuvres par des groupes imposants de plusieurs centaines à plusieurs milliers de chanteurs22. La création par l’ensemble des participants de pièces écrites par César Geoffray était l’un des objectifs des premiers rassemblements. Par ailleurs l’institutionnalisation d’un « répertoire commun » fixé annuellement par la direction du mouvement et travaillé par l’ensemble des chorales membres de la fédération per-met l’interprétation de pièces par l’ensemble des participants aux rassemblements. Ceux-ci sont l’occasion de mettre en scène l’idéologie du mouvement à travers des masses chantantes composées de choristes ne se connaissant pas, mais rassemblés

20. Le château de Chamarande et son parc étaient la propriété du mouvement scout qui le mit à disposition d’À Cœur Joie pour organiser ses premières rencontres.

21. Le mouvement se structure dès sa création en « régions » qui assurent l’animation d’un réseau de chœurs à une échelle plus locale.

par ces chants communs. Qu’ils fassent l’objet d’une organisation lors des séances quotidiennes du théâtre antique où qu’ils soient plus spontanés23, les chants com-muns sont encore aujourd’hui un élément central dans la manifestation de l’idéologie du mouvement.

L’émergence d’À Cœur Joie entre les années 1940 et le début des années 1950 a un l’impact décisif sur l’évolution du monde choral français. Un réseau d’acteurs se structure autour d’une personnalité forte. Leur action portée par un projet idéolo-gique clairement affirmé aboutit à l’institutionnalisation de formes d’action qui sont à la base du rayonnement de cette fédération de chorales.

Si ce moment s’inscrit parfaitement dans la rhétorique du « renouveau » chère au monde choral français, cette vision doit être nuancée. Tout l’intérêt du mouve-ment À Cœur Joie réside précisémouve-ment dans la prise en compte des continuités dans lesquelles il s’inscrit. Certes, le mouvement introduit des ruptures dans les formes de la pratique chorale. Sur le plan idéologique, les perspectives ouvriéristes ou iden-titaires des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire sont fondues dans une rhétorique humaniste. Sur le plan de la pédagogie surtout, le mouvement réalise des ruptures fondamentales en proposant une action systématique de formation des chefs de chœur. Sur le fond cependant, la continuité avec les mouvements de musique de chœur avant-guerre est flagrante. César Geoffray en particulier incarne cette conti-nuité. Il réalise à lui seul une synthèse étonnante du monde choral de l’entre-deux guerre. Par ailleurs, le mouvement reprend les composantes essentielles de l’« idéo-logie chorale » telle qu’elle se dessine au cours des xixe etxxesiècles. Elle peut être observée enfin au niveau des actions. L’activité d’édition comme l’organisation de rassemblements inscrit À Cœur Joie dans le prolongement de l’orphéon autant que dans celui des mouvements de jeunesse.

Là où À Cœur Joie réalise une rupture certaine cependant — et la personnalité de Geoffray est ici essentielle — c’est dans sa capacité de synthèse, qui parvient à condenser l’héritage de plusieurs formes de pratiques chorales qui étaient aux antipodes l’une de l’autre. Que Jaeger puisse inscrire l’action de Geoffray dans la continuité des orphéons aussi bien que de celle du mouvement cécilien [Jaeger, 1976] est révélateur du caractère exceptionnel de cette personnalité.

23. Des chants peuvent être entonnés aussi bien au terrasses de café qu’à l’occasion de files d’attente à la cantine en plein air ou à l’entrée du théâtre. . .

1.2.4 Le paradoxe chronologique du renouveau d’un projet