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Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.1 Le chant choral comme loisir

3.1.2 Les plaisirs du chœur

La primauté du plaisir sur l’exigence technique n’explique pas ce qui motive l’adhésion de ces amateurs au chant choral. En mettant en évidence la distanciation à l’égard de la « prise au sérieux » et le relâchement des contraintes de qualité, on pointe là où n’est pas la finalité de la pratique. Ils’agit désormais de cerner d’où les choristes tirent le plaisir de leur pratique. Le chœur offre à ses membres une expérience sonore. Le plaisir choral repose sur deux aspects fondamentaux : l’implication corporelle forte liée à l’usage de la voix et la dimension collective de l’engagement musical.

Chanter, une expérience physique

La vois est un instrument de musique « incorporé ». Une dimension fondamentale du plaisir que les choristes tirent du fait de chanter tient au bien-être physique qu’ils éprouvent. Les acteurs interrogés évoquent facilement cette dimension du chant, qui le rend comparable à une activité physique ou sportive. Matthieu est particulière-ment sensible à cette dimension corporelle du chant, qui revient comme unleitmotiv

sous diverses formes tout au long de son entretien.

C’est vraiment une sensation comme ça. Et d’ailleurs à la fin de chaque répèt’, c’est vraiment un sport, dans le sens où quand c’est fini, bien que je sois très excité et bien que je parle beaucoup, j’ai l’impression d’être complétement détendu après, et d’ailleurs le soir je dors très bien. Comme quand tu as fait un grand effort physique. [. . .]

Ensuite il y a eu le concert de fin d’année. Bon, le concert c’est tou-jours,. . . ouais, c’est,. . . C’est l’orgasme quoi [rire]. Oui, j’utilise beaucoup ce genre d’image. C’est l’orgasme final, et voilà, comme après chaque or-gasme, t’as une sensation de bien être quoi. Tu te sens mieux. Parce que t’as beaucoup travaillé avant, t’as beaucoup donné de toi, de ta per-sonne, de ton corps, enfin, en l’occurrence, de ta voix, et t’arrives à ce résultat final. Donc après ce concert, où moi je me suis dit « ouah, c’était quand même vachement bon. Pas question d’hésiter l’année prochaine, je recommence. »(Matthieu, choriste)

Un autre registre d’évocation du plaisir physique du chant est celui du manque. Si chanter est un plaisir, ne pas pouvoir chanter est douloureux. C’est précisément la prise de conscience du manque causé par l’absence de chant qui provoque la recherche d’un chœur, susceptible d’être un cadre approprié à l’expression vocale. Sylvie, qui n’avait jamais chanté en chœur, explique ainsi sa décision de rejoindre une chorale.

En fait, j’ai vécu un an aux États-Unis dans un appartement. Avant je vivais chez mes parents dans un pavillon, où effectivement je pouvais chanter à tue-tête, ça gênait personne, et quand j’ai emménagé dans cet appart’ aux États-Unis, les murs c’était du papier à cigarette, donc il valait mieux pas trop déranger les voisins, et je me suis rendu compte que, pendant un an, j’ai pas pu chanter comme je voulais, et franchement pour moi c’est frustrant. Et quand je suis rentrée, je me suis dit, « faut que je chante ». (Sylvie, choriste)

La dimension physique du chant choral transparaît enfin de façon particulière-ment flagrante lorsque l’on considère la façon dont il peut être mis en balance avec une pratique sportive. Dans le cas des mères de familles bloquées par la garde de leurs enfants, l’alternative rencontrée à plusieurs reprises en entretien est celle de la gym ou du yoga entre midi et deux, remplacés par le chœur le soir.L’évocation de la dimension corporelle du chant prend souvent appui sur des tentatives d’explication par les mécanismes physiologiques à l’œuvre dans le chant : plaisir provoqués par la vibration, phénomènes hormonaux.

Il y a quelque chose de très jouissif, de très exaltant, de très. . . oui oui, c’est vibrant, voilà, c’est très fort comme sentiment, je pense que c’est l’adrénaline, ou je sais plus ce que c’est : l’hormone des coureurs de fond ? C’est le truc des chanteurs, je pense, il y a quelque chose comme ça. (Bénédicte, choriste)

Le chant n’est pas pour autant un besoin « naturel » ressenti de façon universelle par les individus. Sa pratique spontanée est souvent évoquée sur un mode ironique, de façon distanciée : « je chante dans sa salle de bain, comme tout le monde ». Aussi stéréotypée soit-elle, cette association du chant à l’espace privé d’une salle bain est éloquente. Elle souligne le caractère particulièrement intime des mécanismes corporels que le chant met en jeu. Leur reconnaissance est loin d’aller de soi. Il faut la rare décontraction d’un Matthieu pour revendiquer spontanément le bien-être tiré d’un « orgasme choral »6. Dans la plupart des cas au contraire, les individus ont des réticences parfois fortes à reconnaître leur jouissance à chanter, et à se décrire comme « chanteurs ». L’expérience du plaisir tiré de l’activité vocale passe l’apprentissage de sa propre capacité à chanter spontanément. Cette acquisition se fait très souvent dans le cadre intime de l’environnement familial. Bénédicte évoque cette transmission.

Mon père, il chante tout le temps, et il chante comme une barrique, c’est une catastrophe, et il chante tout le temps, et moi j’ai plein d’airs en

tête comme ça, et je m’aperçois maintenant que, avec les enfants, j’ai acheté par exemple un livre de chansons pour enfants, avec tout un tas de classiques français, je m’aperçois que je les connais toutes, mais que je sais très mal les chanter, et j’adore ça surtout chanter, les karaokés. . . (Bénédicte, choriste amateur)

Les environnements familiaux évoqués par les choristes sont souvent présentés comme des univers « non-musiciens ». Bénédicte s’empresse d’affaiblir la portée mu-sicale de l’évocation de sa famille, en précisant que son père chantait « comme une barrique ». La dévalorisation de son univers musical, et de soi, est fréquente. Les choristes dont il est question ici établissent une distinction claire entre le fait de chanter et le fait d’« être musicien ». Toute l’ambiguïté du rapport à la dimension esthétique du chant choral transparaît ici. Chanter est un plaisir, mais on explique, presque en s’excusant, ne pas être « musicien ».

Chanter en groupe : harmonie, sécurité, effet de masse

Chanter en chœur, ce n’est pas simplement chanter, c’est surtout chanter à plu-sieurs. Le caractère collectif du chant choral est fondamental dans l’expérience qu’en font les choristes. Il transforme la nature de l’expérience sonore. Le résultat sonore n’est plus une simple ligne mélodique, mais la combinaison de plusieurs voix qui créent une harmonie. Les choristes évoquent la satisfaction immédiate que procure la sensation de sentir sa voix intégrée à un ensemble musical plus complexe. Sylvie évoque le plaisir qu’elle éprouve au moment où les chants appris en cours d’année finissent par se mettre en place, et produisent un résultat « motivant ». Le plai-sir tiré de cette expérience tient largement à l’articulation de plusieurs voix qui se combinent.

En juin, il y a un truc, c’est magique si tu veux, tout fini par se mettre ensemble, et ça sonne quoi. Et ton pupitre, la voix de ton pupitre se cale avec la voix des autres, et c’est joli, et t’es content d’y arriver, et finalement le résultat dépasse ce que tu pensais. Ça c’est une grande motivation je trouve. (Sylvie, choriste)

Nous avons souligné plus haut le caractère intime de l’expression vocale qui. Celle-ci est une source de plaisir qui reste l’objet d’une certaine pudeur de la part de beaucoup de chanteurs. Le chœur a de ce point de vue un effet paradoxal. Il offre un cadre qui permet de sortir le chant de la sphère strictement privée, tout en garantissant aux individus un anonymat protecteur qui aide à dépasser l’angoisse d’une exposition de soi en public. Le parcours de cette choriste illustre ce point. Alors

qu’elle traverse une phase difficile sur le plan personnel, elle décide d’abandonner le théâtre qu’elle pratique en amateur et de revenir à la chorale dont elle avait une expérience préalable.

Finalement, la chorale, c’est sans risque, on n’est pas exposé person-nellement, c’est très protecteur un chœur, personne d’entre nous n’est soliste, [. . .] La chorale ça m’a paru comme une espèce de loisir un peu cocoonant d’une certaine façon. Un chœur, c’était faire quelque chose avec d’autres mais sans, sans aller au casse-pipe. (Chloé, choriste)

L’effet incitatif du groupe va d’ailleurs bien au-delà d’un simple rôle facilitateur. La pratique collective du chant tient dans certaines conditions du mouvement de foule. En témoignent les expériences de chant « de masse » qui peuvent être lues comme des moments d’« effervescence » au cours desquels l’individu est porté à agir sous l’effet d’une dynamique collective [Durkheim, 2008, p. 299 et suivantes]. On a vu le rôle central que les « masses chantantes » tiennent dans l’histoire chorale fran-çaise7. Elles sont délicates à décrire tant leurs enjeux émotionnels et symboliques sont forts et sujets à crispation. Elles suscitent des adhésions comme des rejets d’une égale intensité. Lors des rassemblement de chorales, les séances de chant commun peuvent mobiliser plusieurs centaines à plusieurs milliers de choristes8. Ces évé-nements suscitent des réactions émotionnelles souvent très vives. Les témoignages recueillis auprès de membres d’À Cœur Joie sur leurs premières participations aux Choralies évoquent systématiquement les moments de chants communs.

On a découvert surtout ce théâtre de Vaison rempli de choristes, ça c’est la chair de poule assurée à la première fois que tu vis quelque chose comme ça. [. . .] Ce qui m’a frappé, les premières Choralies, c’est déjà, ben le chant commun. Le premier soir de l’arrivée, on se retrouve assis dans le théâtre, et il y a un espèce d’énorme escogriffe, qui nous donne un ton, qui nous dirige, c’était César Geoffray, c’est vraiment le truc qui m’a frappé le plus, cette vibration qui passe, on se retrouve assis avec des gens qu’on connaît pas, et on se met à chanter, et ça je pense que je suis pas le seul à dire ça. (Bernard, Chef de chœur)

L’explicitation des raisons sur lesquelles repose cette réaction d’adhésion spon-tanée est souvent malaisée. Les hésitations de Julie sont révélatrices.

7. De l’orphéon aux chants communs de la fédération À Cœur Joie, en passant par les mou-vements de jeunesse, l’exercice consistant à mobiliser des foules par le chant est une constante de l’histoire chorale. Cf. Chapitre 1.

8. Ces foules chantantes interprètent soit des œuvres apprises au préalable, soit des pièces suffisamment simples — canons, simples jeux vocaux, voire percussions corporelles. . . — pour être apprises sur place dans un temps réduit.

Il y a des trucs, vraiment,. . . C’est accrocheur quoi, le chant commun dans le grand théâtre, c’était génial, voilà tout le monde en train de chanter la même chose. [. . .] J’ai beaucoup été dans les gradins pour chanter sur le chant commun, mais voilà, quand t’es quatre mille à chan-ter la même chose, c’est chan-terrible, avec l’acoustique.

C’est-à-dire ?

Eh ben, c’est un peu comme quand on dirige, t’as toute la musique qui arrive devant toi. C’est. . . comme un cadeau de Noël. Non non, c’est vrai, c’est. . . ouah. . . Et puis tu partages avec des centaines d’inconnus, qui connaissent la même chose, qui chantent la même chose, t’as l’impression de faire partie d’une grande famille. (Julie, Chanteuse, Chef de chœur) De Bernard à Julie, deux éléments reviennent. D’une part, l’expérience sonore du chant commun est difficile à caractériser. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une émotion esthétique, mais plus d’une présence sonore : une « vibration qui passe », une « musique qui arrive devant toi ». D’autre part, la dimension collective est primordiale. Elle manifeste une appartenance commune à un groupe au-delà des liens de connaissance interpersonnels entre participants. Ces moments relèvent totalement de la notion durkheimienne d’effervescence [Durkheim, 2008].

L’expérience du chant est extrêmement similaire à toute manifestation sonore émanant d’une foule : chants ou slogans de manifestations politiques ou sportives. . . Ce type d’événement crée une situation très particulière. Elle abolit la distinction entre des artistes et un public. La disposition spatiale de ces « masses chantantes » est révélatrice. Lors des Choralies, les choristes occupent l’espace normalement prévu pour le public. Ils sont assis sur les gradins du théâtre antique, tandis que le chef de chœur dirige depuis la scène. Cette inversion du dispositif de représentation mani-feste que contrairement à un spectacle classique, la « masse chantante » est la fois productrice et destinataire d’une musique qui n’a, en fin de compte, d’autre finalité que de manifester l’existence du groupe.

Les conséquences sonores de la disposition spatiale sont intéressantes. La trans-formation d’un espace normalement destiné à un public passif, en lieu d’une pro-duction sonore fait que la disposition des lieux n’est pas nécessairement optimale sur le plan acoustique, pour que les individus qui participent au chant commun en perçoivent le résultat. Le cas du théâtre de Vaison est particulièrement révélateur. L’absence de mur de scène fait que la masse des choristes chante face à un espace vide, qui ne renvoie pas la production sonore. Les acteurs les mieux placés pour entendre un son global sont le chef de chœur sur scène, les spectateurs des premiers

rangs situés dans l’orchestra du théâtre et d’éventuels passants hors du théâtre9. L’expérience qui en résulte pour les chanteurs au sein du théâtre est paradoxal. Il manifeste sur le plan sonore la « dilution » des individualités dans un son collectif. Un son « de masse »est clairement perçu, et d’autant plus présent que le chant est bien su et chanté par la majorité des participants10. À ce son collectif se superposent des manifestations individuelles du même chant : sa propre voix et celle des voisins. Cette superposition manifeste sur le plan sonore l’intégration d’individus à un phé-nomène collectif de façon assez saisissante. Le son collectif a en effet sa dynamique propre. Les erreurs perceptibles au niveau individuel sont inaudibles dans le son collectif. Le chef même n’est généralement pas en mesure d’influer réellement sur le rendu : les décalages rythmiques qui interviennent sont extrêmement difficiles à rattraper.

L’enthousiasme provoqué par ces chants communs n’est pas partagé par tous. L’histoire des mouvements de politiques de masse du xxe siècle rend profondément suspects aux yeux de certains ces moments de liesse collective, où l’adhésion au chœur ne découle plus de préoccupations esthétiques, mais d’un effet de foule dont l’effet d’entraînement inquiète11. La critique formulée par ce chanteur est particu-lièrement claire dans ses références explicites au totalitarisme.

Au moment des Choralies, ça m’a fait pensé à une secte. Je pense que tu pourras demander à d’autres choristes qui ont participé, je pense qu’ils te diront tous, on a tous eu peur.

Ah oui ?

Oui, parce que dans un théâtre ou il y a cinq mille personnes qui font les mêmes gestes, et puis ce chant,. . . ah, ça fait peur. Il y a un documentaire qui s’appelleJesus, je sais pas si tu l’as vu, sur les fous de Dieu aux États-Unis, j’avais l’impression que c’était un peu la même chose. Juste pour ce coup là, ça a pris une connotation religieuse, et c’est ce que je fuis, et ça m’a fait peur. Heureusement c’est pas resté. [. . .]

Cinq mille personnes, c’est impressionnant quoi. Cinq mille bouches qui s’ouvrent. Bon, autant les chants, on a fini par s’y habituer. Autant, je sais plus à quel moment, ce chef de chœur qui faisait taper sur les cuisses, sur le corps,et cætera, ça c’était très impressionnant, aussi bien visuellement que auditivement. C’était, impressionnant, parce que quand tu vois cinq mille personnes faire le même geste au même moment, et

9. Nous en avons fait l’expérience : bien qu’affaibli, le son perçu hors du théâtre lors du chant commun est clairement plus homogène que depuis les gradins.

10. Ce qui est d’autant plus le cas que les chants sont faciles. Les canons et jeux sonores ont un rendu particulièrement impressionnant.

11. Cf. [Le Bon, 1981] sur la spécificité des dynamiques de foules. Le caractère inquiétant de ces phénomènes collectifs propre à l’ère des masses est un sujet de réflexion classique.

faire ce son là, c’est. . . C’était assez puissant. C’était assez puissant, mais encore une fois, j’ai pas pu m’empêcher de penser à ces grands messes Nazi. Bon, je sais pas, les chefs de chœurs, je vais pas dire que c’était des Hitler, mais c’était des Furher quoi. Le Furher, c’est le guide, c’est le leader, donc oui, leur vocation première c’était de nous guider, et je veux dire c’est exactement la même chose que dans un stade nazi ou t’avais les gens qui suivaient le guide. On va dire que les chefs de chœur, c’était des anti-Hitler. . . Cet effet de masse. C’est ça qui était. . . impressionnant. (Matthieu, choriste)

À bien la lire, la critique de ce choriste est plus ambiguë que ne pourrait laisser présager la radicalité des références sociales et historiques mobilisées. Ce qui est frappant, c’est sa défiance vis-à-vis d’un mécanisme d’adhésion à un mouvement de foule qui le rend d’autant plus mal à l’aise qu’il y est lui-même indéniablement sensible. Comme il le souligne, « c’est impressionnant », « c’est puissant ».

La dimension collective du chant choral complexifie l’adhésion que peuvent avoir les chanteurs vis-à-vis de cette pratique musicale. Le groupe transforme l’expérience sonore solitaire en intégrant l’harmonie. Il offre un cadre sécurisant à la pratique du chant. Enfin, il peut susciter dans certains contextes des effets d’entraînement basés sur des dynamiques de groupe. Soulignons pour conclure sur ce point que même si les dimensions sonores et émotionnelle sont centrales ici, nous restons toujours hors de toute référence à des notions de musicalité ou d’esthétique.