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Notre travail s’appuie également largement sur la mobilisation de données quan-titatives. Nous avons eu la chance à plusieurs reprises d’avoir des opportunités de collaboration avec des structures impliquées dans le monde choral qui, de par leur activité, étaient amenées à produire des données quantitatives éclairant certains aspects du monde choral.

L’État des lieux des pratiques chorales en France

Les premières données sur lesquelles il nous a été donné de travailler sont le fruit de la démarche des Missions voix en région27. Ces structures connaissent depuis la fin des années 1990 une crise structurelle liée à la remise en cause de leur rôle initial de formation. Interpellées en 1998 par un inspecteur de la DMDTS leur reprochant leur méconnaissance du milieu choral [DMDTS, 1998], les Missions voix se sont lan-cées collectivement dans la réalisation d’un « État des lieux des pratiques chorales en France ». Elles se sont coordonnées afin de définir un protocole d’enquête trans-posable d’une région à une autre afin de pouvoir envisager une fusion nationale des données produites. Un comité de pilotage centralisé a élaboré deux questionnaires (un pour les chœurs, un pour les chefs de chœur) et fixé des règles communes pour leur passation. Après que quinze Missions voix aient diffusé le questionnaire auprès des chœurs recensés sur leur territoire, il a assuré la fusion des données produites et en a publié les résultats [Babé, 2007]. Nous avons été mis en contact avec le comité de pilotage au cours de notre première année de thèse. Celui-ci nous a permis d’accéder aux données et nous a demandé d’en réaliser une lecture sociologique [Lurton, 2007]. L’enquête a permis la création de deux bases de données. La première concerne les

27. Ces structures régionales sont rattachées le plus souvent aux Associations Régionales de Développement Musical. Elles sont investies d’une mission d’observation et de structuration des pratiques vocales, par les pouvoirs publics qui les financent — essentiellement les services culturels des Conseils Régionaux et les Directions Régionales des Arts et de la Culture (DRAC) du ministère de la Culture. Elles sont les héritières des Centres d’Art Polyphonique, structures de formation créées au milieu des années 1980 et spécialisées dans la musique pour chœur. Nous reviendrons plus longuement sur l’histoire et le rôle de ces structures, notamment dans les chapitres 4 sur la formation des chefs de chœurs, et 8 sur les politiques publiques du chant choral.

chœurs. Elle comporte 2541 enregistrements28 et comporte un ensemble importants de variables permettant de cerner de nombreuses caractéristiques de celui-ci : effectif, répertoire, conditions de répétitions, nature des ressources financières, échelle de diffusion. . . La seconde concerne les chefs de chœurs. Elle contient un effectif de 2112 chefs et nous renseigne sur leurs caractéristiques démographiques, leur formation musicale, leur situation professionnelle. . .

Ces données collectées sont extrêmement riches et sans équivalent dans le do-maine des pratiques chorales. La proximité des auteurs de l’État des lieux avec le terrain et leur connaissance concrète des pratiques chorales a permis d’élaborer un questionnaire abordant de nombreuses dimensions pertinentes du fonctionnement des chœurs. Malgré tout, elles ne sont pas sans poser certaines difficultés sur le plan méthodologique. Produites par des acteurs du monde même qu’elles sont censées éclairer, elles soulèvent des difficultés classiques liées à l’analyse des données secon-daires [Dale, 1993, Lafabrègue, 2005]. Nous inspirant du pragmatisme méthodolo-gique prôné par Howard Becker [Becker, 2002] nous n’avons pas écarté ces données, mais nous avons cherché à mieux cerner les conditions de réalisation de cette enquête afin de contrôler les biais qui auraient pu être introduits au cours de cette phase à laquelle nous n’avons pas assisté. Nous avons réalisé une série d’entretiens avec les auteurs de l’enquête29 et nous nous sommes appuyés sur les observations réalisées au cours des réunions du comité de pilotage auxquelles nous avons pu assister entre février et novembre 200630.

L’enquête « économie du monde choral amateur »

Une seconde enquête quantitative a été réalisée au cours de notre thèse en parte-nariat avec les Missions voix en région. Pour faire suite à ce premier État des lieux, les Missions voix ont décidé d’approfondir leur connaissance du monde choral par une étude visant à éclairer l’économie du monde choral amateur. Un nouveau comité de pilotage auquel nous avons été associé a été formé. Le questionnaire élaboré visait

28. Le questionnaire a initialement été diffusé à l’ensemble des chœurs recensé par les Missions voix, soit 5451 ensembles et à leurs chefs.

29. Onze entretiens ont été réalisés auprès de membres du comité de pilotage. Le comité de pilotage comprenait neuf membres représentant soit une Mission Voix en région, soit les services de la Direction Musique, Danse, Théâtre et Spectacle vivant (DMDTS) du ministère de la Culture, soit l’Institut Français d’Art Choral (IFAC), associés à la fusion nationale des bases de données régionales.

Nous avons complété ces données par cinq entretiens avec des chargés de Mission voix qui n’ont pas participé au comité de pilotage, mais qui ont porté la réalisation de l’enquête sur un plan local. 30. Nous renvoyons en annexe pour une présentation plus détaillée de cette enquête et des limites méthodologiques de celle-ci.

en particulier à compléter les données de l’enquête précédente qui, très généraliste, ne rentrait pas dans le détail des ressources dont disposent les chœurs amateurs et des charges auxquelles elles doivent faire face.

Le questionnaire a été diffusé en ligne auprès d’un échantillon aléatoire de 3000 chœurs constitué à partir des bases du recensement des ensembles vocaux réalisé par les Missions voix31. Un taux de réponse de 23 % nous a permis de constituer une base de donnée de 681 enregistrements. Outre des indicateurs d’ordre généraliste sur les ensembles interrogés (effectif, répertoire, identité juridique,. . .), cette base contient des informations sur la façon dont les chœurs font face à une série de charges liées à leur fonctionnement (salle de répétition, partitions, organisation des concerts,. . .), ainsi qu’un relevé systématique des ressources financières dont elles disposent32

Données sur le monde choral professionnel

La Fédération des Ensembles Vocaux et Instrumentaux Spécialisés (FEVIS) re-groupe des ensembles professionnels. On y retrouve les principaux ensembles vocaux de répertoire savant qui se sont professionnalisés au cours des années 1980 et 1990. La FEVIS réalise tous les trois ans un bilan de l’activité de ses membres. Nous avons participé à la collecte des données de l’édition 2007 de cette enquête (bilan de l’acti-vité des ensembles en 2006), et contribué à leur exploitation [Daucé et Lurton, 2007]. Ces données ne nous renseignent que sur une partie du monde choral profes-sionnel. La FEVIS ne touche ni les ensembles permanents (chœurs de Radio France et chœurs d’opéra), ni les groupes vocaux professionnels de répertoire populaire. En plus des entretiens réalisés, ces autres segments du monde choral professionnel ont pu être éclairés par la collecte ponctuelle de données publiques disponibles sur Internet33.

Outils statistiques

Les données quantitatives collectées ont été analysées à l’aide de plusieurs logi-ciels. Les premières analyses exploratoires de l’État des lieux des pratiques chorales ont été réalisées à l’aide des logiciels Trideux — développé par Philippe Cibois — et SPSS. Par la suite nous nous avons réalisé nos traitements statistiques à l’aide

31. Je renouvelle ici mes remerciements à Marion Leturq, alors élève de l’ENSAE, pour son soutien technique à l’occasion de la construction de cet échantillon.

32. Nous renvoyons également en annexe pour une présentation approfondie de cette enquête et de ses limites sur le plan méthodologique.

33. Les sites internet desChœurs et orchestres de Radio-Franceet de laRéunion des Opéras de Franceen particulier ont été utilisés comme source de données.

du logiciel libre R. Les analyses multivariées réalisées dans le cadre de ce travail ont été réalisées à l’aide dupackage ade4 du logiciel R.

Cheminement

Nous conclurons cette introduction en précisant le cheminement qui sera le notre au sein du monde choral. Notre thèse est structurée en quatre parties. La première est une approche globale du monde choral. Nous y établissons la nature moyenne de cette pratique artistique. Les deux parties centrales de ce travail sont consacrées au monde choral amateur. La partie II est consacrée aux acteurs individuels et collectifs qui le composent et la partie III à son économie. Nous nous penchons dans la quatrième partie sur la frange professionnelle du monde choral.

Le chant choral est un art moyen au sens ou il opère une hybridation entre les cultures musicales savantes et populaires. Nous analyserons cette dimension moyenne dans notre première partie. Elle découle d’une trajectoire historique originale qui a façonné le chant choral au cours des xixe et xxe siècles (Chapitre 1). Par ailleurs, cette dimension moyenne s’incarne en particulier dans le répertoire choral qui opère une fusion originale entre un matériau musical populaire et des conventions d’écriture savante (Chapitre 2).

Cette hybridation de cultures musicales savantes et populaires a des conséquences profondes sur le monde choral amateur. Nous explorerons ces effets dans le cadre de notre seconde partie. Du point de vue des individus tout d’abord, le caractère moyen du chant choral se traduit par une diversité remarquable des formes d’enga-gement dans la pratique. Qu’il s’agisse des chanteurs (Chapitre 3) ou des chefs de chœurs (Chapitre 4), les acteurs du monde choral n’accordent pas le même sens à leur engagement et leurs pratiques musicales ne reposent pas sur le même bagage technique.

Cette diversité pose un problème de coopération. L’originalité du monde choral tient au fait que cette hétérogénéité des perspectives individuelles s’exprime au sein même des chœurs. Comment des acteurs ne partageant pas les mêmes objectifs et ne disposant pas du même bagage technique peuvent-ils coopérer ? Nous répondrons à cette question en étudiant les interactions dans le cadre des ensembles vocaux. Nous montrerons en particulier que la pérennité des groupes repose sur plusieurs facteurs d’intégration sociale que nous détaillerons (Chapitre 5).

La question de l’intégration sociale des chœurs ne répond pas qu’à l’enjeu de la cohésion de ces groupes. Elle est également un reflet de leur économie. Le

fonction-nement du monde choral amateur repose en effet sur un large éventail de formes économiques dont nous verrons qu’elles ne sont en définitive que le reflet des formes d’intégration sociale détaillées au cours du chapitre précédent (Chapitre 6). Parmi ces formes économiques, nous consacrerons un chapitre aux mécanismes de redistri-bution. D’une part, l’analyse des principes d’intervention des politiques publiques du chant choral nous conduira à réaffirmer une nouvelle fois la dimension moyenne de ce monde musical. D’autre part, nous étudierons l’impact des subventions aux groupes de chant choral, qui contribuent de façon importante au creusement d’inéga-lités fortes du point de vue des ressources financières dont disposent ces ensembles (Chapitre 8).

Nous traiterons dans une troisième partie de la frange professionnelle du monde choral. L’étude du monde choral amateur nous permet d’identifier ce qui fonde la spécificité des groupes dits de « grands amateurs ». Ces ensembles très minoritaires sont composés d’acteurs dont le rapport au chant choral est homogène, caractérisé par un haut degré de technicité et un fort investissement personnel. Le fonctionne-ment économique de ces groupes s’en trouve profondéfonctionne-ment modifié. Ils entrent dans une logique de marchandisation de leur production et sont en mesure de capter un soutien conséquent de la part des pouvoirs publics. Ce sont de tels groupes qui ont contribué à la professionnalisation du monde choral dans les années 1980 et 1990.

Le monde choral est le théâtre de trajectoires de professionnalisation collectives. L’analyse des ressorts de ces transformations conduit à reconsidérer l’opposition entre amateurisme et professionnalisme en mettant en évidence la réelle continuité qui existe entre ces deux pôles de la pratique artistique (Chapitre 9). Ces trajec-toires de professionnalisation collective s’appuient en particulier sur l’intégration des ensembles concernés au fonctionnement d’un marché du travail des choristes. La professionnalisation du monde choral des dernières décennies est liée à une trans-formation profonde de ce marché et des carrières des individus qui le composent (chapitre 11). Nous conclurons cette présentation de la professionnalisation du chant choral en élargissant le regard. Nous préciserons le contexte dans lequel s’est effec-tué le mouvement de professionnalisation étudié plus haut, ce qui nous conduira à détailler le panorama général du monde choral professionnel qui résulte des cinq décennies d’histoire que nous avons retracées dans ce travail (chapitre 10).