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de la violence physique à la violence psychologique

4.3 Les facettes de la direction

La fonction de chef de chœur est complexe. Non seulement elle touche à des aspects multiplies de la vie des groupes, mais en plus, le rôle est susceptible d’être endossé de façon très variée par les individus, selon leur trajectoire et le lien qu’ils entretiennent avec l’ensemble. Il ne s’agit pas ici de rendre compte par le dé-tail des multiples dimensions de la direction chorale, qui peuvent être illustrées par exemple par l’énoncé systématique des compétences de direction recensées par l’IFAC [IFAC, 2007]. Il s’agit plutôt d’illustrer cette diversité et surtout de montrer comment les individus sont susceptibles de s’en saisir de façon extrêmement hétéro-gène. La coordination du groupe, le temps de l’interprétation, n’est que le versant le plus visible au public de l’activité du chef. Au delà de ce rôle de « musicien si-lencieux », la fonction de direction musicale peut prendre d’autres formes dans le

temps de la répétition. Elle est également pédagogique et peut parfois s’étendre aux aspects non-musicaux du fonctionnement du chœur.

4.3.1 Animateurs et musiciens, métaphores et technicité

L’autorité musicale du chef va au delà de la « manipulation silencieuse » du chœur dans le courant de l’interprétation. L’encadrement musical du chœur peut s’exercer de façons très variées. Le parcours de Gérard, chef de chœur professeur de chant choral en conservatoire permet d’illustrer différents types de pratiques de la direction. Suite aux différentes formations à la direction chorale qu’il a suivies, sa façon de diriger, et plus particulièrement sa façon de travailler en répétition s’est profondément transformée. Il résume cette évolution à travers le regard que porte sur lui un de ses formateurs.

Le dernier stage que j’ai fait avec lui à l’époque, il me dit : « Tu sais Gérard, ce qui est sympa avec toi c’est qu’on t’aime bien. Si je devais dire quelque chose, c’est que tu es 90 % animateur, 10 % chef de chœur ». Quelque part, ça vous fait plaisir, et quelque part, ça vous fait pas plaisir du tout. « Ce qui est super avec toi c’est que c’est toujours sympa de chanter, tes choristes peuvent faire n’importe quoi, tu leur en veux pas, t’es pas critique, c’est pas gênant ». (Gérard, chef de chœur)

Derrière cette opposition entre l’animateur et le musicien, nous retrouvons pour le chef de chœur les deux perspectives que nous avons déjà évoquées chez les choristes. Dans un cas, l’implication du chef relève plus de l’encadrement d’un loisir qui met en particulier l’accent sur la dimension sociale de la pratique. Dans l’autre, l’accent est mis sur l’autorité esthétique du chef. La dimension musicale de l’encadrement ne s’efface jamais. Le chef garde un rôle dans la construction d’une interprétation collective. Mais les formes que prend ce travail de coordination musicale peuvent varier. Gérard précise longuement ce que recouvrent ces deux rôles d’« animateur »et de « chef de chœur », en retraçant son parcours de formation.

[Avant ma formation], j’avais une vague idée quand même. J’entendais, mais je ne savais pas formuler les choses. [. . .] Je commentais tout ce que je faisais, tout ce qu’ils faisaient, « c’est moche, là vous chantez comme des crapauds ». J’ai des T-shirts entiers couverts de mes citations. « Les basses, vous vous prenez pour des bateaux perdus dans la brumes. », « Les sopranos arrêtez de chanter comme des perceuses, c’est pas la publicité de Black & Decker », vous voyez, j’en ai eu des tombereaux comme ça. [. . .] Avant c’était « Youpiiii, on va chanter ensemble », d’où la notion d’animateur, c’était le Club Med chez moi.

[Après ma formation], je suis arrivé devant mon chœur en connaissant parfaitement ce que je voulais entendre. Je savais avant d’arriver ce qui aller se passer. [. . .] J’arrivais avec une idée vachement précise derrière la tête en disant « j’aimerais que ce soit ça ». Et je savais comment j’allais le faire. [. . .] Il y a moins de liberté pour le choriste. Quand je dis « ça sera comme ci, comme ça, là c’estpiano, là c’estforte, là c’est articulé comme ci, là c’est articulé comme ça ». Ça change quand-même terriblement les données. (Gérard, chef de chœur)

L’évolution d’un style à l’autre que décrit Gérard va au delà de la simple ex-périence personnelle. Elle met bien en évidence ce qui se joue dans la relation de direction musicale. La direction pose un problème de communication. L’enjeu central de la relation de direction est de transmettre aux choristes des directives d’ordre mu-sical. Cette communication d’idées musicales peut prendre des formes extrêmement variées. Elle oscille en particulier entre deux pôles : celui de la technicité musicale, et celui du déplacement par le biais de figures. Gérard finit par se positionner sur le se-cond pôle. À la débauche exubérante de commentaires imagés a succédé la concision de remarques techniques portant sur l’articulation ou les nuances. Une telle « ratio-nalisation » de l’échange musical est cependant loin d’être généralisée. La possibilité de dépersonnaliser ainsi l’échange de travail musical en recourant à des notions pré-cises (nuances, phrasé,. . .) dépend en effet de différents facteurs. Elle nécessite une formation importante du chef. Gérard précise qu’il lui a fallu dix ans de formation avant de pouvoir fonctionner ainsi avec son chœur. Elle nécessite également une réceptivité de la part des choristes.

Bien souvent, la communication d’idées musicales est compliquée par l’absence de technique musicale des choristes ou/et des chefs. Plusieurs solutions techniques peuvent être mobilisées par le chef pour illustrer ses attentes musicales. L’illustration en particulier est fréquente : le chef chante directement l’exemple de ce qu’il attend. Mais une pratique extrêmement courante est celle du déplacement de la question musicale par l’usage de figures métaphoriques. La métaphore, illustrée ici par Gérard, est mobilisée fréquemment par les chefs de chœurs. Elle consiste à établir un parallèle entre une idée musicale et une image non musicale. L’usage métonymique du texte des œuvres est extrêmement fréquent. Les paroles d’un chant sont utilisées comme métaphore de l’œuvre entière. L’insistance sur leur signification est censée véhiculer un discours synthétique sur l’ensemble de la pièce (texte littéraire et musical) et sur la façon dont elle doit être interprétée. Par exemple, le rappel du caractère gai du texte a souvent pour finalité de solliciter implicitement sur le plan musical un tempo plus allant, un timbre de voix plus brillant. Ce parallèle facilite la construction de

l’interprétation dans la mesure ou il véhicule en dernier lieu une idée musicale mais permet de faire l’économie de concepts (tempo, timbre, nuance, phrasé,. . .) dont la mobilisation nécessite en amont une formation musicale tant de la part de l’émetteur (le chef) que du récepteur (le choriste).

Au delà de leur fonction première — véhiculer une idée musicale — ces figures ont souvent un autre effet qui est de déplacer le plan sur lequel s’effectue la com-munication. Elles peuvent brouiller le message musical, mais contribuer en revanche à manifester la cohésion du groupe. Chez Gérard, le fait de convoquer Black & De-cker relève plus de la boutade que du message musical précis. On peine à cerner la finalité musicale de la métaphore6. La plaisanterie met en scène la complicité qui unit le chef au chœur plus qu’elle ne véhicule un message musical. La notion d’ani-mateur évoquée plus haut prend tout son sens. L’interprétation construite par le chef repose moins un travail technique musical que sur la mobilisation d’un groupe dont il met en scène l’existence dans sa communication. Une telle mobilisation du groupe ne se fait pas nécessairement sur le mode humoristique. Ici, ce sont le « cha-risme » et la « projection affective » qui manifestent la communauté du groupe dans la communication du chef.

Le chef précédent était quelqu’un de très charismatique, et qui en jouait. Il fallait que ça cesse. Le projet artistique se devait de fonctionner au-trement que sur un plan affectif.

C’est-à-dire ?

Ben sur un plan artistique, il n’était plus question de dire, au lieu d’ap-peler une tierce une tierce, de l’apd’ap-peler un « ciel étoilé ». Même si c’est courant dans les milieux amateurs, on ne peut pas fonctionner dans la métaphore et dans la projection affective quand on est sur des questions techniques. Et je suis pas en train de le critiquer, il arrivait à tirer des choses incroyables du chœur. (Yann, chef de chœur)

L’opposition entre une posture de musicien et une posture d’animateur reproduit pour le chef de chœur une opposition entre deux postures déjà observées chez les choristes. L’engagement peut être centré sur la dimension musicale de l’activité et prendre une forme technique. Il peut au contraire opérer un déplacement qui conduit à insister plus sur d’autres dimensions de la pratique, et en particulier sur sa dimension sociale.

4.3.2 La recherche de répertoire

Le chef doit alimenter son ensemble en répertoire. Dans plus de la moitié des chœurs (52 %), il détermine seul les œuvres abordées. Dans 42 % des cas, le chœur est consulté. Les ensembles où le choix du répertoire est réalisé par le seul chœur ne sont qu’une minorité de 6 % des groupes7. L’exemple de Benoît montre que même lorsque le chœur est consulté, les décisions concernant le répertoire reste une prérogative importante du chef.

Il n’y a pas vraiment de dialogue, donc c’est moi qui décide, après, ils m’ont demandé plusieurs fois, « Ah tiens, j’aimerais bien chanter telle ou telle chose, telle chanson que je connaissais quand j’étais petit ». Et je pense que je vais mettre au point je sais pas une feuille, ou une boite à idées, de chants qu’ils ont envie de proposer, et puis après, moi j’irai chercher, pour retrouver ces chants là, et pour voir si on peut les faire, pour voir si je les arrange, mais je suis quand même, c’est moi qui ai quand même le pouvoir de décision sur le répertoire. (Benoît, chef de chœur)

Comme de nombreux chefs, René — qui dispose d’une longue expérience de di-rection — souligne que « le répertoire a toujours été un problème, pour ne pas dire

le problème des chefs de chœurs. . . » (René, chef de chœur). La sélection d’œuvres est soumise à de nombreuses contraintes. Le chef doit tenir compte de la composi-tion du chœur, du niveau technique des chanteurs, des goûts et intérêts musicaux personnels. Comment répond-il à ce problème ? Un facteur déterminant dans l’ac-tivité de recherche de répertoire est l’anticipation par le chef du résultat de l’étude d’une partition par son chœur. Il s’agit en premier lieu d’une appréciation de l’œuvre elle-même. À quoi l’œuvre ressemble-t-elle ? Mais il peut également s’agir d’une an-ticipation de la difficulté à monter l’œuvre, à la fois pour les choristes (sont-ils en mesure de monter cette pièce ?), pour le chef lui-même (suis-je capable de diriger cette pièce ?) voire pour le chœur en tant qu’ensemble (par exemple, si l’œuvre de-mande un accompagnement, le chœur est-il en mesure de mobiliser les musiciens nécessaires ?).

Circulation d’œuvres par le réseau

Les chefs de chœurs ne disposent pas tous des mêmes armes pour réaliser ce travail d’anticipation. En particulier, tous n’ont pas la même capacité à anticiper le rendu sonore d’une pièce. Des musiciens dotés d’une solide formation, notamment en

harmonie, sont en mesure de se faire une idée générale du caractère d’une pièce à la simple lecture d’une partition. D’autres explorent les voix indépendamment les unes des autres. Ils s’appuient sur un instrument ou sur leur chœur pour se faire une idée du rendu global de la partition. Certains chefs enfin ne lisent pas la musique. Pour ces derniers, la seule possibilité d’anticiper le rendu d’une œuvre passe par l’écoute préalable de celle-ci. La responsable d’une bibliothèque de partitions souligne ce problème et les moyens mis en œuvre pour y remédier.

Je peux leur montrer des partitions, mais je sais que non seulement ils n’entendront pas, mais ils ne liront pas. C’est pourquoi d’ailleurs on a acheté des CD pour proposer une écoute en même temps que la partition. Voilà, pour que les gens puissent écouter la partition qu’on leur propose. (Brigitte, responsable d’une bibliothèque de partitions)

Beaucoup de chefs piochent parmi les œuvres qu’ils connaissent pour les avoir entendues par ailleurs. Les réseaux de connaissances qui se tissent entre chorales, et entre chefs de chœurs jouent un rôle déterminant. L’échange de partitions est une pratique courante. À l’issue de concerts, suite à des conversations, les parti-tions circulent d’un ensemble à l’autre. Le fait de recourir à ce type de réseau pour s’approvisionner en répertoire se justifie d’autant plus que le chef ne dispose que d’une technique musicale limitée et que l’anticipation du résultat sonore d’une par-tition demande un effort plus conséquent. Le fait d’assister aux concerts d’autres chorales permet d’entendre de nouvelles œuvres sans avoir à se pencher sur la par-tition. L’exemple du mail envoyé par un chef de chœur à une série de connaissances impliquées dans le monde choral (Cf. figure 4.2 p. 190) illustre comment le réseau peut être mobilisé pour monter un programme autour d’une thématique particulière. Cette circulation des œuvres selon les réseau a des effets sur le répertoire interprété au sein du monde choral dans son ensemble. Elle renforce des effets de mode. Cer-taines pièces connaissent une diffusion particulièrement large et sont considérées comme de véritable « tubes » du chant choral8. Certains acteurs regrettent l’appau-vrissement du répertoire choral qui en résulte.

Recherche et bibliothèques personnelles

La volonté d’enrichir le répertoire d’une chorale et de découvrir de nouvelles pièces peut impliquer pour le chef de chœur la mobilisation de formes d’expertise.

8. La Belle Aurore, harmonisée par Geoffray pour la chorale des scouts lyonnais en fut un en son temps (cf. Chapitre 1). Le tourdionQuand je bois du vin clairet. . . (Chanson à boire de la Renaissance), classique des repas de rassemblements de chœur, en est un autre exemple.