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Le paradoxe chronologique du renouveau d’un projet choral

Révolution , et mouvements de jeunesse

1.2 Le « moment À Cœur Joie », l’idéologie chorale synthétisée

1.2.4 Le paradoxe chronologique du renouveau d’un projet choral

L’adhésion enthousiaste des scouts et des jeunes chefs de chœur au projet éducatif de César Geoffray ne se comprend pleinement qu’à l’aune de leurs expériences et de leurs attentes musicales. Le succès du projet À Cœur Joie s’explique en partie par son adéquation à la socialisation musicale des individus qui rejoignent le mouvement. L’histoire de la fédération prend ici un tour paradoxal, dans la mesure où À Cœur Joie émerge précisément au moment où disparaissent les conditions de socialisation musicale qui fondent son succès.

La similarité de la socialisation musicale des témoins de la création d’À Cœur Joie est frappante. Celle-ci tient essentiellement à leur génération. Le bagage musical de beaucoup d’entre eux pourrait être qualifié de « culture musicale parcellaire ». Les contacts avec la musique ne sont pas inexistants, mais restent très circonscrits. Les deux vecteurs de socialisation musicale prédominants sont le cadre religieux et, dans une moindre mesure, la famille. Ces acteurs sont issus de classes moyennes. La culture musicale dans le domaine familial n’est pas inexistante, mais reste d’autant plus faible que les occasions de l’étoffer dans leur environnement (petites villes de province) sont rares.

Il y avait ma grand mère qui chantait des chants d’opérette, et puis j’avais une de mes tantes qui jouait du piano, mais elle en était quoi, au troisième volume des classiques favoris. À part ça, nous on jouait, mais c’était d’oreille. On était d’une très grande virginité d’oreille,[. . .] Qu’est-ce que je connaissais de Bach ? Très peu de choses, l’église, l’organiste jouait un peu, il jouait les concertos de Haendel. Je me souviens de ça. J’aimais bien ça. Mais on connaissait très très peu de choses. J’avais jamais été à l’orchestre, j’avais jamais été à l’opéra, je savais pas ce que c’était qu’un orchestre symphonique. Ça, c’est bien plus tard. (Dominique, chef de chœur)

Le cadre religieux joue un rôle important. Les premières expériences musicales auxquelles les acteurs font spontanément référence relèvent de la liturgie, du réper-toire grégorien des offices ordinaires ou des œuvres polyphoniques montées de façon plus épisodique, généralement à l’occasion des fêtes. Dans le domaine profane, les acteurs évoquent également les fêtes foraines et la musique des régiments.

Dans ma ville natale, [. . .] il n’y avait pas une vie artistique fort déve-loppée. Et les contacts que j’ai pu avoir avec la musique, ça a été d’une part par la vie religieuse, les chants, les paroisses,. . .ça a été d’autre part par le limonaire, étant donné que les manèges pendant les fêtes foraines,

c’était encore l’orgue de barbarie. Avec quand même déjà l’électrification pour faire se dérouler la bande perforée. Mais quand même, je voyais des fois le gars tourner, et c’est une musique qui est magique pour un en-fant, et puis il y avait le régiment de tirailleurs marocains, qui avait une musique militaire. (Éric, chef de chœur)

La radio est présente mais marginale. Par comparaison avec la situation contem-poraine, le taux d’équipement est encore peu élevé dans les années 1940 et la qualité du rendu sonore incertaine. La multiplication des moyens de reproduction musicale n’est pas encore d’actualité.

On avait peu de musique reproduite, la radio, on en était pas encore à la télé. Mais mon père bricolait quand même des postes à galène, et ensuite électrique. Et on entendait de la musique là dedans, comme on entend quand ils n’ont pas nettoyé des vieux 78 tours sur lesquels le crachoti est plus important que le son. (Yves, Chef de chœur)

Ces cultures parcellaires sont donc caractéristiques d’un milieu social : des fa-milles de classe moyenne généralement religieuse offrant la possibilité d’un contact avec la musique. Mais elles sont surtout caractéristiques d’une époque. Malgré la banalisation de la musique enregistrée dans l’entre-deux guerres, ce n’est qu’à la fin des années 1940 et au cours des années 1950 que l’invention du microsillon et la conjoncture économique favorable permettent une réelle démocratisation de la diffusion de la musique enregistrée [Tournès, 2008].

Forts de cette socialisation musicale parcellaire, les individus découvrent un uni-vers musical plus large, souvent à l’occasion de leurs études. Une telle découverte est souvent présentée comme une révélation, ou un dévoilement. Le rôle des institutions religieuses est important et oriente ces expériences vers un répertoire de musique sacrée. Cet acteur découvre des répertoires dont il ignore tout à l’occasion de son entrée au séminaire : répertoire grégorien dans le cadre de ses études de séminariste, répertoire polyphonique dans le cadre de la maîtrise de la cathédrale, et ouverture sur un répertoire contemporain interprété par l’organiste.

Et je me souviens, à la Toussaint, la première année ou j’étais au sémi-naire, donc ça devait être en octobre 49, j’entends à la fin des vêpres de la Toussaint l’Apparition de l’Église éternelle de Messiaen joué au grand orgue. Et bien joué. Je l’entends encore aujourd’hui. Je l’ai dans l’oreille tel que je l’ai entendu là. Et vraiment, je me demandais qu’est-ce qui m’arrivait. [. . .] C’est évident qu’un mec qui aurait entendu Debussy, Paul Dukas, machin et tout, ça lui aurait rien fait du tout. (Dominique, Chef de chœur)

Une anecdote révélatrice illustre la spécificité du moment historique qui voit l’éclosion d’À Cœur Joie. Trois musiciens sont recrutés à la libération par l’adminis-tration de la Jeunesse et des Sports pour promouvoir l’éducation populaire musicale par l’organisation de stages24. Deux d’entre eux, César Geoffray et William Lemit sont issus du scoutisme et proposent des formations à la direction de chœur. Le troi-sième, André Verchaly, est musicologue et propose des stages de culture musicale appuyés sur l’usage du disque. Son assistant évoque ces formations.

C’était essentiellement pour faire des stages de sensibilisation à la mu-sique. Et en utilisant le disque qui était encore un outil assez neuf. [. . .] [Il m’a demandé de lui rendre quelques services]. C’était pas encore le microsillon, alors c’était lourd les premiers disques noirs. Et il y avait une discothèque des services des mouvements de jeunesse. Alors ça consistait au fur et à mesure que se déroulait le stage. On se disait « oh ben oui, il y a ça qu’il serait intéressant à faire entendre aux stagiaires. Est-ce que vous pourriez aller le chercher à Paris ? »(Raphaël Passaquet, chef de chœur)

Ce témoignage illustre l’ambiguïté d’une période intermédiaire. L’accès à la cul-ture musicale classique est plus facile qu’il ne l’a jamais été du fait de l’invention du disque et de la radio-diffusion. Mais la diffusion de ces technologies à la sphère privée reste encore suffisamment limitée pour justifier leur utilisation dans le cadre collec-tif de formations. Dans ce contexte historique très particulier, le projet de Geoffray prend tout son sens. Le chœur est effectivement un outil puissant de démocratisa-tion de la musique savante. Il permet aux individus disposant de cette socialisadémocratisa-tion musicale parcellaire de découvrir par la pratique un répertoire savant qu’ils ignorent mais auquel ils ont été sensibilisés. De plus, la vogue de l’harmonisation, et de la re-découverte du folklore musical, fait du chant choral un répertoire intermédiaire entre musique savante et un répertoire plus usuel25 qui correspond bien aux références de ceux qui sont moins sensibles au versant savant de la musique.

Le paradoxe chronologique de l’émergence du projet À Cœur Joie est frappant. La fin des années 1940 est précisément une période charnière où ces conditions de socialisation musicale sont sur le point de disparaître. Les Trente Glorieuses mettent fin à cette situation. Comme le soulignent à juste titre les témoins, leur expérience n’est désormais plus envisageable. Deux transformations essentielles ont eu lieu. La disponibilité de la musique est sans commune mesure avec ce qu’elle était, et la «

vir-24. Nous reviendrons sur la création de ce corps d’instructeurs d’éducation populaire dont les effets sur la formation des chefs de chœur est fondamentale. Cf. Chapitre 8.

25. Cf. Les chansons des mouvements de jeunesse, ou la musique du « limonaire » évoquée plus haut.

ginité d’oreille » de ces acteurs est inimaginable désormais. D’autre part, l’évolution du paysage musical dans l’après guerre transforme radicalement le sens que peut prendre le rapport à la musique populaire proposé par le répertoire choral. Les inno-vations techniques dans le domaine musical de l’après guerre modifient radicalement le paysage musical26. Avec le jazz, mais plus encore avec le rock à partir des années 1950, l’histoire des musiques populaires, de leur diffusion et des métissages musi-caux qu’ils suscitent, passe avant tout par l’enregistrement et l’électrification. Face au développement d’une culture populaire musicale qui est désormais avant tout une culture de masse industrialisée, il devient de plus en plus difficile d’appliquer l’épithète de « populaire » au projet musical porté par le chant choral.

L’histoire du chant choral doit être envisagée dans le cadre d’une histoire plus large qui est celle des cultures musicales de masse. L’idéologie chorale est en défini-tive un projet de massification de la culture musicale et de métissage des cultures populaires et savantes, fondé sur la pratique. À Cœur Joie est à la fois l’ultime mani-festation de cette idéologie et une synthèse de divers courants qui ont porté ce projet au cours desxixeetxxesiècles en France. Le mouvement choral émerge précisément au moment où le monde de la musique est secoué par une seconde vague de massifi-cation de la culture musicale dont l’orientation est profondément différente de celle qu’envisageaient les promoteurs de la pratique chorale. Cette seconde massification ne concerne plus les pratiquants, mais les auditeurs. Elle repose sur des révolutions technologiques dans le domaine de la reproduction et de la diffusion musicale. Et elle n’aboutit pas à une synthèse des cultures musicales savantes et populaires, mais au contraire au développement de genres musicaux populaires nouveaux qui réaffirment la hiérarchie symbolique clivant l’espace culturel.

La comparaison de ces deux épisodes de massification des cultures musicales est riche d’enseignements. L’idéologie chorale porte un projet d’hybridation des cultures musicales. La fonction éducative du chœur et la possibilité d’intégration des réper-toires populaires laisse envisager la possibilité d’une synthèse des cultures savantes et populaires, portée par le projet d’éducation populaire. La massification des cultures musicales — dont le développement est porté par les musiques amplifiées au cours de la seconde moitié du xxe siècle — prend de fait une direction toute autre. Loin d’atténuer le fossé entre musiques savantes et musiques populaires, elle le réaffirme. La nature même de l’idéologie chorale assigne donc à cette pratique musicale une

po-26. L’introduction de l’enregistrement modifie radicalement le rapport de l’auditeur à la musique [Rehding, 2005] et contribue à créer un objet musical particulier [Rehding, 2006]. Le concept de « paysage sonore » [Schafer, 1991] contemporain a été profondément transformé par les innovations techniques duxxe siècle [Tournès, 2008, Thompson, 2004].

sition intermédiaire au sein des mondes musicaux, entre des musique savantes dont on poursuit la démocratisation et des cultures populaires qui s’avèrent en définitive douées de leur propre dynamique.