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Le répertoire choral, Un genre moyen

2.2 Les discours : hiérarchies symboliques du ré- ré-pertoire choral

2.2.2 Savant et populaire, une opposition adoucie

La hiérarchisation symbolique entre répertoires savants et répertoires populaires est clairement opérante au sein du monde choral. Les répertoires de musique savante bénéficient d’une légitimité8 à laquelle ne peut prétendre la musique populaire. Tout

7. Appuyé à l’origine sur une analyse des goûts musicaux aux États-Unis d’Amérique, [Peterson et Simkus, 1992, Bryson, 1997, Bryson, 1996], ce modèle a fait l’objet de nombreuses discussions. Sa validité a notamment été établie pour d’autres sphères culturelles que la seule musique [DiMaggio et Mukhtar, 2004, Zavisca, 2005] ainsi que dans d’autres contextes cultu-rels que l’Amérique du Nord, notamment en France et plus largement en Europe occidentale [Coulangeon, 2003, van Eijck, 2001, Chan et Goldthorpe, 2007].

8. Une telle légitimité transparait par exemple dans la place exclusive accordée au répertoire de musique savante dans le Guide de la musique sacrée et chorale profane de la collection Les indispensable de la musiquechez Fayard [Tranchefort, 1993]. Le répertoire populaire harmonisé en est totalement absent. Les seuls harmonisateurs mentionnés sont ceux qui ont gagné leur légitimité dans le domaine de la composition. Il est ainsi mentionné pour Jacques Chailley : « Indiquons que Jacques Chailley a réalisé de nombreuses harmonisations choralesa capella : de folklores français ou étrangers, de textes (chansons militaires notamment) et Noëls anciens, de chansons d’auteurs,

en relevant les signes de cette légitimité, il faut cependant rester sensible à l’expres-sion de jugements qui tendent à la relativiser.

Les ordres de légitimité des répertoires savants

Les répertoires savants jouissent d’une forte légitimité aux yeux de nombreux ac-teurs du monde choral. Deux rhétoriques sont mobilisées à l’appui de la valorisation des répertoires savants. L’une insiste sur la reconnaissance des qualités intrinsèques de la musique savante et de ses « chefs-d’œuvres ». L’autre insiste sur la mise en valeur d’œuvres jugées intéressantes dans une optique plus intellectualisée.

« Grand répertoire » et « chefs-d’œuvre » Certains acteurs considèrent que la valeur artistique relève des qualités intrinsèques d’une œuvre. Une première forme de valorisation du répertoire repose sur une évaluation esthétique de celui-ci. Les ré-pertoires savants représentent aux yeux de certains une valeur absolue, une forme d’aboutissement musical. La rhétorique mobilisée par ces acteurs est celle du « grand répertoire »et du « chef-d’œuvre » dont la qualité esthétique s’impose de façon in-déniable sur le mode de la révélation. Le rapport de ce chef de chœur au répertoire de la renaissance illustre ce point. Après avoir évoqué l’ennui causé par le répertoire de chanson populaire d’un chœur qu’il dirigeait, il insiste sur le plaisir trouvé dans la pratique d’un répertoire savant qu’il situe clairement sur un plan différent.

On se réunissait déjà avec des amis le dimanche, le samedi, issus de ces chorales, les meilleurs. . ., peut-être pas les meilleurs mais enfin ceux qui avaient envie, quoi, se réunissaient, surtout pour déchiffrer de la musique de la Renaissance. C’était. . . ça représentait pour nous une espèce de. . . je sais pas, de paradis terrestre. . . (Yves, chef de chœur)

Le répertoire savant n’est pas valorisé de façon uniforme. Il est balisé par des « grandes œuvres » dont les qualités sont censées ne faire aucun doute. A l’excep-tion de quelques oratorios profanes (Les Saisons de Haydn), celles-ci sont pour la plupart de grandes formes religieuses : messes, requiems, oratorios sacrés. Elles sont considérées comme des références communes, abordées dans la discussion sur le ton d’évidence de la connaissance partagée. Leur évocation ne se fait pas dans le vague, on ne déclare pas avoir chanté « un requiem », « une messe de Mozart » ni « une passion de Bach », mais «lerequiem de Fauré », «la messe en ut de Mozart » ou «la

de canons et arrangements à usage scolaire, etc. Le métier du chef de choeur s’y révèle infaillible. » [Tranchefort, 1993, p. 183].

passion selon Saint Jean ». L’article défini prend une double valeur, il désigne un ob-jet clairement identifié, mais prend également une valeur référentielle. Il souligne la connaissance de l’œuvre attendue de l’interlocuteur, qui vaut reconnaissance impli-cite de sa qualité. L’évocation de la pièce peut prendre une dimension plus elliptique pour certaines œuvres clairement identifiables. « Le Messie » désigne l’oratorio de Haendel, « la Missa Solemnis » est de Beethoven, « le Requiem Allemand » est de Brahms, et la Passion selon Saint Jean de Bach peut devenir « la Saint Jean ».

Ces grandes œuvres abordées sur le ton de connaissance familière et partagée jouent un rôle important dans le répertoire choral. Leur interprétation est un événe-ment marquant dans le cadre d’une trajectoire chorale. Elles sont des étapes consi-dérées avec fierté. Ces œuvres se distinguent par leur ampleur et la lourdeur de leur mise en place. Elles sont longues, demandent un accompagnement orchestral, elles demandent l’intervention de solistes. Monter une telle œuvre est souvent pour un chœur l’objet d’un travail de longue haleine et implique un investissement accru en temps et en termes financiers. À la valorisation symbolique liée au fait d’interpré-ter un « chef-d’œuvre » s’ajoute le caractère marquant d’un projet nécessitant un investissement important.

La musique « intéressante » Une autre rhétorique de valorisation du répertoire savant est une approche plus intellectualisée fondée sur l’intérêt que présentent les œuvres abordées. La valeur du programme d’un chœur n’est alors plus nécessai-rement liée au fait d’aborder exclusivement des chefs-d’œuvre. Elle découle de la capacité à « défendre » des œuvres qui, pour être mineures, n’en sont pas moins « intéressantes ». La valeur distinctive de ce type de répertoire tient précisément à la capacité d’un chœur à s’éloigner des sentiers battus. Emmanuel est clairement dans une telle perspective.

Il y avait une première partie classique qui était assez intéressante, avec deux ou trois incontournables, qui étaient attendus par tout le monde, genre l’Ave Verum de Mozart. En dehors de ces deux ou trois incontour-nables, il y avait quand même la volonté de rechercher un peu des pièces intéressantes, neuves, de mettre en valeur de grands auteurs, Mozart, Bach, mais de mettre en valeur des pièces un peu inconnues. Enfin, un petit peu moins connues. (Emmanuel, Choriste)

La valeur d’un répertoire repose sur la façon dont les pièces sont mises en pers-pective et insérées dans un cadre qui contribue à en faire ressortir l’intérêt. C’est plus l’activité de production d’un programme qui est valorisée que les œuvres à proprement parler. Si l’on s’éloigne d’une approche en termes de valeur intrinsèque,

cette rhétorique reste plus spontanément tenue à l’égard du répertoire savant. Le jugement porté par Charles sur la programmation de son chef de chœur illustre ce type de discours.

Là par exemple avec mon chœur, on fait un programme construit au-tour des motets allemands, avec les mêmes textes luthériens, qui sont souvent des psaumes, qui sont interprétés, soit à la période baroque avec Bach, Schütz, Cornelius, ou la période romantique, avec Mendelsohn, donc voilà, le même texte, qu’est-ce qu’il inspire à un auteur baroque ou romantique ? Musicalement, je trouve que c’est parlant, c’est intéressant. (Charles, Choriste)

Cette conception intellectualisée de la pratique musicale peut être formulée en termes de « recherche » sonore. On quitte le domaine de l’exploration érudite du ré-pertoire classique pour celui de la création contemporaine. La composition contem-poraine jouit d’une légitimité toute particulière au yeux d’acteurs qui n’hésitent pas à se poser en prescripteurs en incitant des chœurs à se risquer dans ce répertoire jugé difficile. Benoît par exemple fait part de sa volonté de pousser à terme son chœur à aller dans cette direction. On retrouve dans son discours les éléments d’une rhétorique valorisant « l’intérêt » d’un répertoire.

[J’ai envie] d’exploiter ce filon-là [la musique contemporaine], ce que j’ai pas encore pu faire dans ce chœur-là, mais qui vraiment est un de mes objectifs, d’arriver à faire quelque chose de beau. Et eux, en tant que novices et amateurs, les initier à une esthétique différente, qu’ils connaissent mal, au mieux, et qu’ils n’aiment pas pour pas mal d’entre eux. (Benoît, chef de chœur)

La faible légitimité des répertoires populaires

Au regard de la valorisation forte et fréquente des répertoires savant, la faible légitimité esthétique des répertoires populaires apparaît clairement. Nous illustre-rons ce point en adoptant deux points de vue opposés. Les acteurs du monde choral attirés par les répertoires savants peuvent porter sur la musique populaire des juge-ments empreints d’une forme de dédain. Cette dévalorisation du répertoire populaire est cependant souvent tempérée dans ses expressions. Du point de vue des membres de chœurs abordant un répertoire populaire, la domination symbolique que subit ce répertoire se traduit par un sentiment d’illégitimité.

Un dédain tempéré Le regard que portent les tenants du répertoire choral savant sur les répertoires populaires est variable. Il est courant que ceux-ci soient tout

simplement ignorés. Pour ces acteurs, souvent dotés d’une formation et d’une culture musicales poussées, le cadre de référence naturel est le répertoire savant. Lorsqu’ils sont pas tout simplement absents des entretiens, les répertoires populaires peuvent faire l’objet d’un dédain non dissimulé. Le terme même de « populaire » prend une connotation clairement péjorative dans la bouche de Charles.

Bon, donc c’était pas très varié, on a même donnéLà-haut sur la mon-tagne, donc vous voyez (rire), c’est un peu la petite chanson, populaire, bon, qui sont marrantes à chanter comme ça, mais ça fait pas un pro-gramme, le vieux chalet. . . (Charles, choriste)

À l’inverse des répertoires savants, les musiques populaires n’ont qu’une faible ca-pacité de distinction. Ce sont des musiques largement connues, largement appréciées qui ne confèrent pas de plus-value symbolique. Ces répertoires ne sont plus légitimés par des justifications d’ordre esthétique, mais par la nécessaire prise en compte des goûts d’une majorité dont on ne partage pas nécessairement les orientations.

Et puis tu avais des trucs un peu plus. . . moi je m’y retrouvais pas vraiment, il y avait du Charles Aznavour, du Charles Trénet, qui étaient réarrangés pour chœur, ça plaisait beaucoup je pense aux grands-mères, mais je trouvais ça un peu plus emmerdant. Parce que j’avais l’impression en fait que c’était plus pour flatter un public, que pour mettre en valeur une certaine musique. (Emmanuel, choriste)

Bien souvent cependant, la condescendance des tenants des répertoires savants à l’égard de la musique populaire est tempérée. Il y a une réticence de la part de ces acteurs à stigmatiser ouvertement ce type de musique. Le désintérêt vis-à-vis de la musique chorale populaire est régulièrement accompagné d’un rejet de l’accusation d’élitisme. Le répertoire populaire peut alors être relégitimé au sein d’un ordre de valeur autre que celui de l’esthétique et du chef-d’œuvre. Dans la citation suivante, ce sont les vertus pédagogiques de ces répertoires qui sont mises en avant.

Justement, j’avais plus envie d’aller vers la musique, au sens beaucoup plus large, beaucoup plus approfondi, je pressentais tellement, pressen-tais, j’entends je voyais tellement de chef-d’œuvres que je me disais « zut, ces machins là, ça va bien un moment », mais j’en avais ras le bol. [. . .] J’en avais un peu marre d’un répertoire un petit peu. . . populaire, bien que je ne me méprise pas, il y a des harmonisations qui sont des étapes qui permettent d’accéder à autre chose. La justification est là, quand même aussi ; c’est un petit peu une marche d’escalier. (Yves, chef de chœur)

Dans une perspective qui valorise avant tout « l’intérêt » du répertoire, on trouve également cette idée que ce n’est pas le répertoire d’origine populaire en soi qui

est inintéressant. Certains types de répertoires populaires sont susceptibles d’être valorisés dans cette optique intellectualisée. Ainsi Emmanuel, que nous avons vu plus haut exprimer le manque d’intérêt des harmonisations de chansons de variété, poursuit en soulignant qu’il peut trouver dans certains répertoires traditionnels un intérêt similaire à celui que lui apportait le répertoire savant.

En dehors de ça, on avait des folklores, des musiques folkloriques russes, tchèques, espagnoles, et cætera. Ça par contre c’était un peu plus inté-ressant, parce que ça permettait d’ouvrir un peu les horizons musicaux. (Emmanuel, Chanteur)

Un sentiment d’illégitimité La hiérarchie symbolique du savant et du popu-laire est également présente dans les discours des membres de chœurs qui abordent du populaire. Elle se traduit par la reconnaissance souvent implicite d’un sentiment d’indignité vis-à-vis du répertoire savant. Notre perception de cette reconnaissance de la légitimité des répertoires savants doit beaucoup à la figure que nous avons pu incarner sur le terrain. Le « chercheur travaillant sur le chant choral » a manifes-tement été perçu par certains acteurs comme le représentant d’une légitimité non seulement scientifique, mais également d’ordre symbolique. Il m’est arrivé à plu-sieurs reprises au cours d’observations d’être interrogé par des membres de chorales s’inquiétant du peu d’intérêt que je pouvais trouver à l’observation de leur groupe. « Ça va, tu ne t’ennuies pas trop avec nous ? », ou sur le ton de l’excuse : « on ne fait que des petits chants, tu dois avoir l’habitude de voir des choses beaucoup plus intéressantes ». À l’égard du répertoire, cette situation particulière s’est traduite en entretien, par des discours de justification des goûts individuels. Des chanteurs peu attirés par les répertoires savants éprouvent spontanément le besoin d’apporter des justifications. Françoise explique pourquoi elle n’a pas rejoint le chœur dont faisait partie son amie.

C’était genre le Requiem de Fauré, c’était ce qui me paraissait être des plus gros morceaux, ben à écouter, moi je trouvais que c’était un peu. . . Un peu lassant, moins accessible pour moi en tout cas. Alors c’est vrai que peut-être aussi, quand on évolue, à force de chanter, on a envie de faire des choses plus difficiles, plus des grandes œuvres, on en a peut-être marre de chanter des petits chants, bon, pour l’instant, pour commencer, ça va me convenir. (Françoise, choriste)

Si la valorisation de la musique savante est souvent présentée comme un jugement indiscutable (les pièces appréciées sont des chefs-d’œuvre par nature) le rejet de la musique savante est au contraire minimisé comme relevant de dispositions d’ordre

purement personnel (« çameparaissait. . . », et formulé en termes comparatifs et non absolus (un répertoire «un peulassant,moinsaccessible »). La notion d’accessibilité et l’idée qu’en progressant, les chanteurs sont plus attirés par les « grandes œuvres » sous-entendent que le rejet du répertoire savant n’est pas lié à la nature de celui-ci, mais à la capacité du chanteur à l’apprécier à sa juste valeur. Jacques exprime clairement cette idée.

J’avais un a priori un peu péjoratif, je pense que c’est normal, et puis c’étaient des morceaux plutôt classiques, des trucs un peu compliqués, ou j’étais pas trop familiarisé avec, et j’y connaissais pas grand chose. Donc moi ça m’attirait pas forcément. Je sais que ça viendra peut-être avec la maturité, ces choses-là, mais ça on verra plus tard. (Jacques, chanteur) Ce besoin de justifier ses goûts ne concerne évidemment pas l’ensemble des chan-teurs attirés par le répertoire populaire, mais le contraste avec les membres de chœurs axés sur les répertoires savants est flagrant. Pour ces derniers, le choix du répertoire savant n’est jamais justifié et toujours considéré comme allant de soi. La spontanéité avec laquelle certains choristes éprouvent le besoin de justifier leur goût est à cet égard parlante.