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Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.1 Le chant choral comme loisir

3.1.3 Une pratique sociale

Nous nous sommes concentré jusqu’ici sur les effets sonores de la dimension collective du chant choral. La notion d’harmonie prend une dimension symbolique supplémentaire aux yeux de certains. Ce cadre de la fédération À Cœur Joie l’évoque, non sans un certain lyrisme, a propos des groupes dirigés par César Geoffray.

On faisait un couple avec le chant choral, et comme le chant choral invite au partage, avec les gens, on écoute, avec lesquels on fabrique des accords, des accords humains, des accords de chair, pas des accords d’instruments, des accords humains. [. . .] Il était d’une exigence de la justesse étonnante. Et il faisait sonner l’accord, et il dit « écoutez l’accord, vous êtes dedans ». (François, chef de chœur)

Cette dimension de l’harmonie, censée refléter dans l’ordre symbolique un ordre social, est centrale dans le chant choral. 55 % des chanteurs déclarent qu’ils attendent de leur activité culturelle de partager des moments avec des amis ou en famille. Ce taux est de 47 % pour l’ensemble des musiciens et le chant est la pratique musicale

pour laquelle il est le plus élevé [Donnat, 1996, p. 209]. La dimension collective du chœur fait de cette pratique une expérience sociale.

Un cadre de sociabilité

C’est en termes très « terre à terre » que la chorale est une pratique « sociale ». Au cours des répétitions et des concerts, le chœur met des individus au contact les uns des autres. Intégrer un chœur c’est intégrer un groupe, avec les membres duquel se tissenta minima des interactions musicales. C’est souvent en tant qu’opportunité de tisser des liens sociaux que la pratique chorale est recherchée. Les motivations qui ont poussé cette chanteuse à reprendre la chorale sont formulées explicitement.

Je commençais à trouver que ça me manquait, j’avais envie de, déjà je travaille pas. J’essayais de trouver un truc pour me socialiser un peu quand même, pas devenir complétement ermite dans mon bureau. (San-dra, Choriste)

Cette attente des choristes vis-à-vis de la pratique chorale transparaît dans la temporalité des parcours de chanteurs. Il est courant que les découvertes ou les reprises du chant choral interviennent à des périodes de transformation de la vie sociale, pendant lesquelles les individus sont en situation de recomposer leurs ré-seaux : début des études, changement d’école ou d’université pour des étudiants, déménagements. . .

Une fois entré en contact avec un chœur, le caractère socialisant de la pratique prend une nouvelle dimension aux yeux des individus. Ceux-ci ne projettent plus dans le collectif leur volonté de développer de nouvelles interactions, mais ils sont confrontés concrètement à la vie d’un groupe. La qualité des relations est déter-minante dans la décision des acteurs de poursuivre ou non leur engagement. La « convivialité », l’« ambiance », l’« atmosphère ». . . sont jaugées et ont des effets incitatifs (ou dissuasifs) forts, comme en témoigne le récit de la première répétition à laquelle Chloé à participé au sein de son chœur actuel.

C’était vraiment très très gentil, il nous a fait chanter une petite chanson, et donc j’ai été prise tout de suite, donc voilà, j’étais très contente, et bon, moi je trouve que dès la première année, il y avait une ambiance, je pense que ça compte aussi, c’est très agréable dans cette chorale, c’est-à-dire que les gens se connaissent, se parlent, il y a une convivialité qui fait qu’on a envie de rester. (Chloé, Choriste)

Dernier point, peut être anecdotique mais révélateur de cette dimension sociale, le développement de relations affectives au sein de chorales est monnaie courante. La

description des chœurs comme « de véritables agences matrimoniales » est un poncif de l’humour choral. Les observations et entretiens regorgent d’anecdotes illustrant cette fonction sociale de la chorale. La fréquence de ces récits suggère que, au-delà de la distanciation ironique souvent associée à son évocation, le topos de l’agence matrimonial reflète bien une réalité.

Ben moi [dans ce chœur] je m’y suis fait des amis que j’ai encore, et le fait de ne plus chanter ou jouer avec eux n’empêche pas, enfin ça a forgé des amitiés durables. Certains disent même en rigolant que ce chœur, à un moment, c’était une vraie agence matrimoniale, ce qui n’est pas faux, mais ce qui est quand même un peu exagéré. (Élisabeth, choriste)

« Chanter pour se retrouver » n’est donc pas un vain mot. La dimension sociale de la pratique chorale est déterminante aux yeux de nombreux choristes qui voient avant tout dans le chœur un espace de socialisation leur permettant de développer des relations.

Un espace social fantasmé

Un des éléments centraux de l’idéologie chorale, dont nous avons retracé plus haut le développement historique12, est la revendication de cette dimension sociale de la pratique chorale. Il faut souligner ici toute l’originalité d’une telle concep-tion dans un cadre artistique. La revendicaconcep-tion de la dimension sociale de leur pra-tique par les artistes eux-même va à rebours de la revendication de l’autonomie de l’ordre esthétique, qui est au fondement des champs artistiques [Bourdieu, 1992]. Cette dimension de l’idéologie choraleest encore très prégnante aujourd’hui. Guénolé Labey-Guimard et David Ledent montrent que la chorale est perçue comme le reflet symbolique d’un ordre social idéal, opposé à une réalité vécue au quotidien, critiquée et dont les acteurs cherchent à s’abstraire [Labey-Guimard et Ledent, 2008]. Les va-leurs professées par la fédération À Cœur Joie sont particulièrement révélatrices de cette conception de la pratique chorale. La valeur sociale prêtée au chant choral est sensible jusque dans les déceptions qu’elle suscite. On retrouve par exemple dans cette citation cette attente que le chœur se fasse le reflet d’une société idéale exempte de discrimination.

Un truc terriblement gênant je trouve dans cette chorale, c’est qu’on a chanté pas mal de chants Africains, et il n’y avait pas un seulblack. En termes de mixité ethnique, c’était assez effrayant. (Paul, choriste)

La déception de cette attente est intéressante. Elle marque le nécessaire désen-chantement d’une pratique dotée de vertu sociales largement fantasmées. Les cho-ristes cherchent un cadre leur permettant de rencontrer des personnes avec lesquelles ils sont susceptibles de développer des liens affinitaires. Le rassemblement autour d’une pratique musicale assure, a minima, un centre d’intérêt commun. Mais il ne garantit aucunement le développement de liens amicaux plus profonds. La prise en compte d’autres facteurs discriminants est monnaie courante dans la recherche d’une chorale. L’âge des choristes en particulier est considéré comme un critère de choix parfaitement légitime, dont les choristes revendiquent d’autant plus spontanément la prise en compte que le chant choral est souvent perçu comme une pratique sociale vieillissante. La citation suivante est exemplaire de l’ambiguïté du chant choral de ce point de vue. Elle met bien en évidence la tension entre un idéal d’ouverture : « c’est varié », et la crainte que les caractéristiques des membres du chœur ne soient pas celles que l’on souhaite : « je voulais pas être dans une chorale de vieux ».

Ça s’est bien passé, au niveau âge, c’est quand même assez varié, je voulais pas être dans une chorale de vieux, enfin, de beaucoup plus vieux que moi [. . .] Oui, ça va ; il y a quand même quelques plus âgés, mais il y en a quand même quelques uns qui ont la quarantaine, il y en a pas mal. Et des plus jeunes aussi. (Christine, choriste)

Cette ambiguïté de la fonction sociale du chœur est une source de difficulté ré-currente pour un mouvement tel À Cœur Joie, qui met au centre de son projet le caractère fédérateur de la chorale dans une perspective de rassemblement humaniste non discriminatoire. Nous avions vu César Geoffray contraint à des acrobaties rhéto-riques13 pour justifier le caractère « populaire » de son mouvement, alors même que les classes ouvrières en étaient absentes. Le même type de contradiction est observé autour de la question lancinante du rajeunissement du mouvement. Une conversation de chefs de chœurs de jeunes (et eux-même jeunes chefs de chœurs) à laquelle nous avons assisté à l’occasion des Choralies est révélatrice. Plusieurs d’entre eux souli-gnaient que beaucoup de leurs choristes ne se retrouvaient pas dans les événements organisés et en particulier dans les ateliers au sein desquels ils étaient perdus dans des groupes de moyenne d’age élevée. La véhémence du propos laissait d’ailleurs sous-entendre qu’ils n’étaient pas loin de partager ce ressenti. La proposition de créer des ateliers réservés aux jeunes apparaissait cependant comme une alternative difficile. Certains faisaient remarquer que « Les Choralies, c’est aussi pour être en-semble » et que de toute façon ce n’est pas « dans l’esprit À Cœur Joie » de faire

des ateliers séparés. Une jeune chef soulignait en particulier que « là on touche à un tabou. Ce sera dur de faire bouger les mentalités ».

La dimension sociale de la pratique chorale est donc profondément ambiguë. Le chœur fait spontanément l’objet de projections qui en font un espace social fantasmé. Les valeurs professées de tolérance et de reflet de la diversité sociale contrastent avec une réalité plus terre à terre. L’intégration à une chorale témoigne souvent d’un besoin de socialisation des choristes. Ceci les conduit à rechercher des groupes avec les membres desquels ils sont susceptible de développer des relations d’affinité. Le caractère paradoxal de la dimension« sociale » du chant choral réside dans cette contradiction entre le fantasme d’un espace social idéal et la recherche dans les faits d’un « entre soi ».