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Les chefs de chœur du monde amateur

4.2 Devenir chef de chœur, un choix collectif

Comment devient-on chef de chœur ? Plus de neuf chefs sur dix (93 % d’entre eux) ont été choristes avant de diriger. C’est très souvent dans ce cadre que des chanteurs sont amenés à faire leur premières armes en tant que chef. Le passage de la position de choriste à celle de chef s’opère selon des modalités relativement stables. Le passage de la position de choriste à celle de chef est rarement présentée comme découlant d’une initiative personnelle. Pour près de deux chefs sur trois (61 % d’entre eux), le fait de diriger un chœur est « d’abord le résultat d’une suite d’événements [qu’ils n’avaient] pas forcément prévus ». Cette proportion peut sembler relativement

élevée. Plus qu’une absence de volonté de diriger, ce chiffre recouvre en réalité le fait que l’accès à la direction de chœur relève rarement d’une décision individuelle, comme l’exprime Antoine.

En fait c’est assez difficile de savoir. Il y a la part « rêve d’enfant », c’est-à-dire de s’être identifié au chef de chœur quand on était petit, d’avoir envie de faire pareil. Puis après, l’idée vient aussi par les autres, ce sont les autres qui te le proposent. (Antoine, chef de chœur)

L’envie de diriger reste envie, un « rêve d’enfant » rarement avoué explicitement. Le « passage à l’acte » en revanche découle très rarement d’une initiative volontaire de l’individu, mais d’une sollicitation par « les autres ». Ce schéma doit sans-doute être rapproché de la nature même du rôle du chef. Être investi d’une forme d’autorité, et avoir à gérer une relation de pouvoir sur un groupe dont on fait partie, exerce à la fois une forme de fascination tout en suscitant une forme de pudeur. Julie illustre bien cette ambiguïté du ressenti à l’égard du rôle de direction.

De passer de choriste lambda à un peu chef, je l’aurais pas imaginé moi, j’aurais pas demandé à le faire. Mais qu’on me le propose, c’est la classe. [. . .] T’as quand même un peu deux catégories de gens dans les chorales. T’as le chef, et t’as le choriste. [. . .] Après, forcément, il faut qu’il y ait un certain charisme, pour que les gens ils restent, et que quand on leur dit que c’est pas bien ce qu’ils font, qu’ils le prennent bien. C’est par rapport au chef de chœur en lui même que je voulais voir à quoi ça ressemblait. Mais je suis pas sûr que ça ait été très réfléchi sur le coup. Je sais plus. (Julie, chef de chœur et choriste)

L’incertitude des individus à l’égard de leurs capacités musicales explique cette réticence à solliciter ouvertement la direction d’un ensemble. Beaucoup de chefs de chœurs amateurs formés au sein de chorales restent extrêmement humbles vis-à-vis de leur compétences et soulignent volontiers le fait qu’ils n’ont pas suivi de cursus au sein d’un conservatoire ou d’une école de musique. La découverte étonnée et agréable, dans les débuts de leurs parcours de direction, qu’ils en savent « plus qu’ils ne le pensaient » est d’ailleurs un motif courant. Ces choristes ont besoin d’être rassurés sur leurs compétences et poussés pour franchir le pas et endosser le rôle de responsable musical. Une autre explication tient aux transformations des relations avec le reste du chœur. Les chefs font fréquemment leurs premiers pas dans la direction face à des groupes au sein desquels ils sont choristes. Il est difficile de revendiquer individuellement et face au reste du groupe de sortir du rang des pairs pour établir une relation asymétrique d’autorité.

Si les débuts dans la direction passent le plus souvent par l’encouragement de tiers, ces sollicitations peuvent malgré tout prendre plusieurs formes. Deux cas de figures en particulier sont récurrents. Les débuts dans la direction peuvent passer soit par la construction d’un rôle au sein de collectifs privés de direction, soit par la délégation d’une autorité de la part d’un chef de chœur en exercice. Dans un troisième cas de figure, l’accès à la direction passe par la validation d’une expertise par une formation.

4.2.1 La construction d’un rôle

Des chanteurs peuvent être incités à assumer le rôle du chef de chœur par les membres du groupe dont ils font partie. Ce cas de figure n’est pas le plus fréquent. Il est en revanche très révélateur de la nature du statut du chef au sein du chœur. On observe ce type de parcours dans des groupes au sein desquels le rôle de direction est vacant. C’est dans ces conditions que Michel a commencé à diriger.

À la fin de l’année, notre chef est parti, on s’est retrouvé sans chef. Le borgne étant roi au royaume des aveugles, ils m’ont poussé, ils m’ont dit « écoute il y a que toi qui sait lire la musique, tu as le fais conservatoire,

et cætera, t’as qu’à t’y coller ». (Michel, chef de chœur)

La vacance du poste de direction peut résulter d’une démarche volontaire de la part d’ensembles qui tentent des expériences de groupes vocaux sans chefs. Les témoignages soulignent la difficulté de faire fonctionner un groupe sans direction. Bien souvent, on assiste à la définition de rôles au sein du groupe, avec l’émergence d’un individu qui, du fait de ses compétences ou de son engagement particulièrement actif, en vient à remplir une fonction de direction musicale. C’est ainsi que Gérard a pour la première fois été conduit à tenir un rôle de direction.

Dès le départ, en fait il y a une espèce de relation, de rôle qui se crée, c’est-à-dire que forcément, c’est celui qui a l’air d’être le plus compétent qui dirige.

Ça se passe comment ?

C’est très difficile à expliquer, parce qu’au début, on se met en rond, et puis on chante. Et puis après, il y en a un ou deux ou trois qui parlent, qui dit « ah ben là on a pas fait les bonnes notes, là on a pas », il y a une espèce d’auto critique qui fonctionne assez bien. . . mais en 2-3 fois, c’était réglé, hein, « bon ben Gérard, tu nous donnes le départ ». Petit à petit, il y a une espèce de rôle qui s’installe. (Gérard, chef de chœur) Le processus qui conduit Gérard à prendre la tête du groupe est relativement rapide et ne semble pas faire l’objet de remise en cause. Il reste malgré tout implicite.

Il est « difficile à expliquer » car non formulé. Il s’agit plus d’un consensus tacite que d’une volonté exprimée explicitement de la part de celui qui s’installe dans le rôle du chef. Le fonctionnement décentralisé du groupe met en évidence l’inégale capacité des uns et des autres à déchiffrer une partition. Tant qu’Antoine chantait dans des ensembles dirigés par un chef, cette inégalité de formation entre choristes lui était restée cachée. Ce qui se joue ici, c’est sa prise de conscience de sa capacité particulière à mémoriser un texte musical qui lui permet de gagner en autonomie et sert de base à la construction d’une autorité au sein du groupe.

J’avais essayé de créer avec des amis un ensemble vocal sans chef. Et je me suis retrouvé de facto à avoir ce rôle de chef, dans l’apprentissage, dans la préparation de l’apprentissage, dans le choix des partitions. [. . .] Moi, je déchiffre pas, mais quand je connais une phrase, je la connais. Je pensais que les gens avaient tous soit une capacité soit l’autre, et en fait c’était pas le cas. Je me suis rendu compte qu’il y avait un décalage entre ce que je croyais qu’il était possible de faire et ce que les gens savaient faire en fait. Et peut-être que j’étais un peu meilleur que ce que je croyais. Donc je me suis retrouvé à apporter mon petit guide chant, et à aider chacun à lire sa partie, à faire travailler chaque partie, à mettre deux parties ensembles, et puis en fait à faire le travail de chef de chœur. (Antoine, chef de chœur)

Les situations dans lesquelles un groupe fonctionne sans chef sont donc propices à l’affirmation de nouvelles vocation de direction. Celles-ci ne sont pas le résultat d’une décision individuelle affirmée d’assurer la décision musicale. Elles relèvent plutôt de la construction souvent implicite d’un rôle face aux autres membres du groupe qui contribuent d’ailleurs à encourager le nouveau chef.

4.2.2 La délégation d’autorité

Ce mail (figure 4.1) adressé par un chef de chœur à deux de ses choristes et mis en copie à son assistante (qui est elle-même à l’origine une choriste du chœur), illustre la modalité d’accès à la direction de chœurs la plus courante. Ce sont très fréquemment les chefs de chœurs qui incitent certains de leurs choristes à sortir du rang et à prendre en charge momentanément la direction du groupe. Cette délégation de l’autorité musicale va souvent de pair avec le développement d’une hiérarchie intermédiaire au sein de l’ensemble. Le choriste poussé à s’engager dans la direction accède à une position médiane : chef assistant, chef de pupitre, répétiteur,. . . Certains stages d’initiation à la direction organisés par la fédération À Cœur Joie s’adressent

De : Chef de chœur Pour : Deux choristes Copie : Chef Assistante

Date : 29/06/2010

Sujet : un avant gôut de direction

Chers amis

que penseriez vous d’essayer de diriger La Chorale sur un morceau l’année prochaine ?

motus. . . C

Fig. 4.1 – Mail : Proposition de découverte de la direction

indistinctement aux « chefs de chœur et chefs de pupitres ». Benjamin décrit ici comment il en est venu à jouer ce rôle d’assistant auprès du chef de la maîtrise dont il était membre.

C’est venu assez naturellement parce que je pense que le chef m’a fait confiance, je montrais l’envie de le faire, j’avais toujours un peu la bou-geotte de vouloir me mettre au piano, et d’accompagner les choses. Ça s’est passé vraiment petit à petit. Un jour j’ai commencé à accompagner des répétitions, et un jour le chef m’a demandé de diriger une répétition parce qu’il était pas là, et de fil en aiguille de le remplacer un peu pour un truc ou un autre, et puis moi un jour je suis arrivé avec une idée en disant tiens, tu voudrais pas qu’on fasse tel répertoire, je pourrais essayer de trouver les partitions. (Benjamin, chef de chœur)

La délégation d’autorité peut ne pas émaner d’un responsable musical lorsque des groupes dont la vocation première n’est pas musicale sont amenés à chanter. Les responsables de ces ensembles peuvent alors confier la gestion du chant à ceux dont ils estiment qu’ils disposent des compétences nécessaires pour mener le projet à bien.

Un beau jour, l’aumônier a eu l’idée de faire une messe pascale des ly-céens, en regroupant les lycéens des principaux lycées de Lyon. Et pour faire une messe pascale des lycéens, il fallait les faire chanter. Et cet au-mônier m’a demandé de diriger cette chorale des lycéens de Lyon, tout

simplement parce que je faisais du piano. Et c’est comme ça qu’à quinze ans je me suis retrouvé balancé chef de chœur. (René, chef de chœur)

Les débuts comme chef de chœur peuvent donc être le résultat d’une délégation d’autorité. Là encore, l’engagement dans la direction n’est pas le fruit d’une décision affirmée de la part de l’individu, mais le rôle est cette fois endossé de façon plus claire. Les encouragements décisifs ne sont plus ceux du groupe, mais le détenteur de l’autorité qui en délègue une part de façon explicite.

4.2.3 L’expertise validée par la formation musicale

Pour compléter ce tableau des façons d’aborder la direction chorale, il faut prendre en compte des trajectoires pour lesquelles la pratique chorale en tant que chanteur est beaucoup plus marginale voire absente. Ces parcours reposent sur l’ac-quisition par l’aspirant chef de chœur d’une expertise validée par une formation dans le cadre d’institutions d’enseignement musical classique : école de musique, conservatoire, université. . . Les individus concernés par ce type de débuts dans la direction sont souvent des instrumentistes. Ils n’ont découvert (ou redécouvert) la musique chorale que sur le tard, dans le cadre de leurs études musicales ou en tant que musiciens accompagnateurs. Nous illustrerons ces trajectoires à partir du par-cours de Pierre. Il commence une carrière de contrebassiste professionnel en tant que musicien d’orchestre et enseignant. Il ne cache pas le mépris qu’il a longtemps eu pour le chant choral, fréquent chez les instrumentistes.

Quand j’ai commencé à cachetonner avec l’orchestre, je voulais faire contrebasse dans un orchestre professionnel, qu’on jouait avec les chœurs, j’avais une espèce de mépris pour le chant choral. Alors que j’en avais fait pourtant du chant choral avec quelqu’un de très très bien en sixième, mais simplement, parce qu’il y avait un côté amateur, enfin, c’était très fort à l’époque, qu’un chœur amateur, c’était de la merde quoi. (Pierre, chef de chœur)

Il redécouvre le chant choral à l’occasion d’un cachet au cours d’un stage. La qualité du travail réalisé par le chef de chœur le conduit à reconsidérer sa position.

Il y a eu cette découverte d’un chef de chœur vraiment de qualité, c’est le cas de Joël, de son travail de qualité, et de cette chanteuse qui était capable d’exprimer dans une langue que je ne connaissais pas des choses que je comprenais, ça m’a beaucoup impressionné. Et donc Joël était jeune, il n’avait pas beaucoup d’élèves, il m’a proposé de faire un stage, et j’ai commencé. (Pierre, chef de chœur)

Cette proposition rencontre un intérêt déjà présent chez Pierre. Il avait envisagé au cours de sa formation au conservatoire de se tourner vers la direction d’orchestre. Le chœur est donc une façon de prolonger un intérêt préexistant pour la direction. La comparaison du parcours musical de Pierre et de celui des autres stagiaires est révélatrice de la spécificité de son parcours dans le domaine de la direction. Le stage le conduit réaliser la nécessité de diriger régulièrement afin de progresser.

Au premier cours avec Joël, j’étais le seul élève qui n’avait pas de chœur, c’était rigolo, toutes les personnes qui essaient de se perfectionner, c’est tous des chefs amateurs, plus ou moins de qualité, et j’étais le seul à n’avoir pas de chœur, mais par contre à avoir le bagage musical énorme que représente à la fois l’harmonie, machin tout ça. [. . .] Et donc ça me manquait d’avoir un instrument, parce que quand même, les heures de vol, ça joue. Et puis Joël a pris l’ensemble Sotto Voce en même temps qu’il a pris le madrigal, ça a été un hasard, et il s’est pas plu à Sotto Voce, et il est parti au bout de trois mois, et comme ça allait vite, il fallait qu’il se remplace, il me l’a proposé.(Pierre, chef de chœur)

Certes le formateur qui l’a encadré joue un rôle dans l’arrivée de Pierre comme chef de chœur. Cependant, le schéma n’est pas celui d’une délégation d’autorité. Il s’agit d’une transmission de l’ensemble des responsabilités de direction à un élé-ment extérieur au chœur, et ce malgré la faible expérience en direction de Pierre4. Son autorité repose surtout sur son expertise musicale, validée par sa formation en conservatoire et son statut d’instrumentiste professionnel. Ce type de trajectoire est très fréquent au cours d’études destinant les individus à l’enseignement de la mu-sique dans des structures généralistes. Les cursus de musicologie, avec notamment la préparation au CAPES de musique, ou encore les CFMI5 sont le cadre de telles découvertes pour des individus disposant déjà d’un parcours musical.

Les découvertes de la direction peuvent donc être organisées autour de deux cas de figure. Une partie des chefs de chœur ont découvert la direction dans le cadre de leur pratique chorale. Il s’agit de chanteurs qui généralement disposent d’un petit bagage musical, dont l’implication au sein du groupe était particulièrement marquée. Le passage de la position de choriste à celle de chef est généralement le fruit de circonstances particulières ou d’incitations de la part d’autres membres du groupe. Ceux-ci poussent l’individu à tenir un rôle qu’il n’envisageait pas de revendiquer

4. Il n’a alors réalisé qu’un stage de direction chorale, n’a que très peu chanté dans des chœurs, et ne dispose pas des « heures de vol » des autres chefs amateurs.

5. Centre de Formation des Musiciens Intervenants, délivrant le DUMI : Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant. Cf. le chapitre 7 au sujet des formations à la direction de chœur.

faute de se sentir légitime. Les formations musicales parfois faible et le fait n’avoir pas été formé à la direction avant de prendre la tête du groupe contribuent à ce sentiment d’illégitimité. Ces chefs de chœurs présentent du coup leur trajectoire comme une suite d’événements inattendus. Pour d’autres chefs en revanche, diriger est l’aboutissement d’études musicales poussées. La légitimité à diriger repose sur un cursus musical scolaire et la trajectoire musicale est vécue comme plus maîtrisée.

4.2.4 Apprentissage de l’autorité :