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Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.3 Rapports à la pratique et trajectoires indivi- indivi-duelles

3.3.1 Deux rapports au chant choral

Les représentations et les pratiques des choristes peuvent être organisés en deux rapports idéal-typique au chant choral (cf. tableau 3.1, p. 160). L’opposition qui se dessine entre une pratique de loisir et une pratique de vocation est fondée en pre-mier lieu sur le rapport à la dimension musicale du chœur. C’est l’introduction de considérations proprement musicales (un intérêt ciblé pour le répertoire, la prise en compte de considérations techniques), qui fait basculer l’acteur hors d’un discours axé uniquement sur la notion de loisir. Cette opposition est essentielle pour com-prendre les dynamiques qui animent le monde choral. Nous y reviendrons dans le

23. Ce type de structure chorale « emboîtée » est courant, en particulier pour les grands chœurs symphoniques.

cadre des chapitres qui suivent24. Une fois systématisée cette typologie des formes d’engagement dans la pratique chorale, il faut cependant nous interroger sur ses limites. Jusqu’à quel point permet-elle de rendre compte de la réalité des logiques d’engagements ? Dans quelle mesure ne nous enferme-t-elle pas dans une lecture unidimensionnelle des individus ?

La frontière entre un loisir apportant un plaisir immédiat, et une vocation plus sensible au travail et à la recherche de qualité musicale n’est évidemment ni tranchée ni étanche. La notion de plaisir sonore en particulier peut être très présente dans la bouche de tenants d’une conception du chœur comme vocation. Les discours te-nus sur le répertoire contemporain sont souvent révélateurs de l’ambiguïté de cette notion de plaisir sonore. Malgré la complexité de ce répertoire, les termes utilisés par ceux qui le pratiquent pour en rendre compte ne sont pas d’ordre intellectuels. Il relèvent de deux ordres lexicaux : celui du plaisir sonore, et celui de l’appren-tissage. Le plaisir sonore évoqué est de même nature que celui dont font part les chanteurs débutants qui s’insèrent pour la première fois en chantant dans une har-monie consonante. Ce qui le distingue toutefois c’est qu’il n’est pas spontané mais passe par une phase d’apprentissage. Plaisir sonore immédiat et vocation musicale sont donc pris dans un rapport de continuité. La seconde peut être présentée comme une version « éduquée », « domestiquée » du premier25. Le goût de Benoît pour la musique contemporaine illustre ce point. Il décrit comment il a découvert le plaisir de la dissonance à l’occasion de ses études musicales.

[Cette expérience], ça m’a initié au répertoire contemporain, et à une vision différente de la musique, une esthétique contemporaine, qui est plus sur une recherche d’effets de sons, de textures sonores, plus que de justesse, d’accords parfaits ou de belles septièmes d’espèce. Des choses plus dissonantes, et moi la dissonance, ça m’a vraiment touché. (Benoît, Chanteur, Chef de chœur)

Organiser la population des choristes autour d’une opposition franche entre deux types de rapport au chant choral est donc réducteur. Si dans l’ordre des discours, les oppositions sont généralement relativement franches, la pratique est le lieu de

24. En particulier dans le cadre du chapitre sur la construction des chœurs amateurs comme acteurs collectifs, cf. Chapitre 5.

25. Le plaisir de la dissonance s’apparente ici à celui des fumeurs de marijuana de Becker [Becker, 1985]. Il s’agit d’apprendre à reconnaître comme agréables des sensations qui ne sont pas nécessairement perçues comme tel au premier abord. Il n’y a d’ailleurs aucune raison de consi-dérer que le plaisir tiré des accords consonants par les débutants est plus naturel. Mais l’association d’un accord parfait à un sentiment de plaisir relève d’une socialisation musicale plus spontanée, liée à une intégration passive et de long terme des canons de la culture musicale occidentale.

Loisir Vocation

Représentations Finalité de la

pratique Plaisir (corporel etsonore)

Qualité esthétique (justesse, sonorité)

Dimension sociale (activité socialisante, et

projection d’un idéal social)

Sérieux du travail réalisé

Rejet Refus de la prise au sérieux prétentieuse

Critique du manque d’ambition

Tolérance Tolérance pour l’imperfection technique

Apparence de prétention, élitisme

assumé

Esthétique Rapport au

répertoire Indifférent (répertoirevarié)

Hiérarchisant (répertoire spécialisé, en particulier mais non exclusivement

dans l’ordre savant)

Pratique Rapport à la technique Possibilité d’une pratique sans technique : Écoute, mémorisation, répétition Possibilité d’une technique virtuose Trajectoire chorale

Passive ; Poids des relations sociales

Active ; Entrepreneuriat choral

construction de situations concrètes intermédiaires. Entre des trajectoires relati-vement passives et des trajectoires « d’entrepreneurs chorals » d’une part, entre une pratique étrangère à toute considération technique et une pratique virtuose d’autre part, toutes les situations intermédiaires sont envisageables. Le comblement par « bricolages » de techniques lacunaires est en ce sens extrêmement révélateur. Même dans l’ordre des représentations, les discours des choristes s’extraient, par-fois de façon spectaculaire, de cette opposition, et concilient les contraires de façon parfois inattendue. La question de savoir dans quelle mesure l’opposition que nous décrivons permet ou non d’établir une typologie rigoureuse desindividusest un faux débat. Nous faisons ici un usage idéal-typique de cette dichotomie, qui laisse ouverte la possibilité de situations intermédiaires complexes. Certains choristes tiennent des discours parfaitement cohérents et font preuve d’une systématicité remarquable dans leur comportement. D’autres ont des discours plus souples et illustrent plus le modèle

dehomme pluriel de Bernard Lahire [Lahire, 1998] que celui de l’habitus

bourdieu-sien.

Constater les limites d’une démarche idéal-typique ne doit pas interdire de cher-cher des régularités, et la perspective de l’homme pluriel n’est pas satisfaisante si le constat de la complexité des individus équivaut à renoncer à organiser celle-ci. L’enjeu pour nous est de cerner les déterminants qui fondent la cohérence ou au contraire le caractère pluriel des profils. Dans cette optique, il faut être particulière-ment attentif aux trajectoires des individus. Deux éléparticulière-ments doivent être soulignés. Tout d’abord, les profils les plus cohérents que nous observons sont ceux d’indivi-dus qui entretiennent un rapport de vocation au chant choral. L’émergence de tels profils est très étroitement liée au passage par les institutions d’enseignement mu-sical spécialisé (écoles de musique et conservatoires). D’autre part, le rapport à la pratique chorale des choristes est susceptible de varier dans le temps. Les profils « pluriels » sont moins le reflet d’une complexité permanente dans le temps qu’un effet de la reconstruction ex post d’une carrière dans le moment de l’entretien. La projection synchronique d’une succession d’états peut donner le sentiment d’une complexité voire de contradictions, quand le redéploiement d’une trajectoire dans le temps permet de donner sens à une transformation.