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Vivre après la guerre : à la recherche du rêve américain ?

UN CAMP DANS LA VILLE : ROYALLIEU A L’ÉPREUVE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Chapitre 1 Vivre sous l'Occupation : une situation exceptionnelle dans un quotidien habituel ?

B. Être juif à Compiègne pendant la guerre : l'exemple de Léon Malmed

1. Léon Malmed, de l'enfant caché à Compiègne au businessman aux États-Unis

1.2. Vivre après la guerre : à la recherche du rêve américain ?

Considérons désormais la vie de Léon Malmed et de sa sœur, Rachel Malmed, après la Seconde Guerre mondiale. En effet, il ne s'agit pas de présenter leurs perceptions et réactions vis-à-vis de l'Occupation et des politiques antijuives, mais uniquement de retracer leur

64 Entretien téléphonique avec Rachel Malmed, le 30 mai 2019, réf. cit ; Annexe n° 8 « Entretien téléphonique avec Rachel Malmed (née le 29 avril 1932), enfant juive cachée avec son frère, Léon Malmed, chez ses voisins, la famille Ribouleau, à Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale », p. 177.

parcours – notamment professionnel et social – jusqu'à aujourd'hui. Le témoin de l'Occupation est avant toute chose marqué par son vécu et doit être considéré dans son temps, en tant qu'acteur de son histoire. Cependant, chaque expérience est irréductible, notamment pour certaines catégories de témoins ayant connu un destin spécifique. En effet, lorsque l'on vit des événements aussi traumatisants que ceux vécus par Léon Malmed, l'ensemble de la vie se construit sur ce passé traumatique et le bonheur présent peut aussi avoir des conséquences sur les perceptions actuelles des faits. Les enfants juifs cachés en France pendant la guerre ont vécu un traumatisme cumulatif – séparation avec leurs parents, dissimulation de la présence physique ou de l'identité juive, humiliations et maltraitances, peur de la dénonciation – ayant des conséquences majeures sur leur développement et leur construction psychique. Après la guerre, leur identité change à nouveau : ils deviennent des enfants survivants de la Shoah et/ou orphelins. Pour étudier le témoignage de ces enfants, il est important de retracer l'histoire de leur famille avant, pendant et après le conflit pour comprendre les effets des événements vécus par l'enfant devenu adulte. Les mêmes troubles sont partagés par ces enfants malgré des parcours individuels distincts et chacun d'entre eux se reconstruit, même plusieurs années après la guerre. Les enfants cachés sont également exposés à un processus de déculturation et d'isolement pouvant être rompu lors de la reconnaissance de l'appartenance à un groupe – comme les associations d'enfants cachés –.66

Après la Libération de Compiègne, le 1er septembre 1944, et la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, le 8 mai 1945, Léon et Rachel Malmed apprennent qu'ils ne retrouveront pas leurs parents, arrêtés et déportés en 1942. Cachés chez la famille Ribouleau, des voisins, dès l'arrestation de ces derniers, ils sont contraints de les quitter pour rejoindre leurs oncle et tante, Zelman Malmed et Sarah Blum, à Saint-Quentin. Cette séparation s'est avérée difficile pour eux d'autant plus que, pour Léon Malmed, ces oncle et tante sont des individus qu'il ne connaissait pas particulièrement. En quatre ans – entre 1942 et 1945 –, Léon Malmed est confronté à trois identités : fils de ses parents biologiques, fils de ses parents adoptifs et neveu d'une parentèle qu'il connait mal. Ces bouleversements identitaires ne lui permettent pas de trouver sa place dans l'espace et dans sa famille, et influent, encore aujourd'hui, sur sa perception – négative – de son passage chez son oncle et sa tante.67

66 FELDMAN Marion, MOUCHENIK Yoram, MORO Marie-Rose, « Les enfants juifs cachés en France pendant la Seconde Guerre mondiale : des traces du traumatisme repérables plus de soixante ans après », La

psychiatrie de l'enfant, n° 51, 2008, p. 481-513.

Rapidement, Charles Malmed et Sarah Blum prennent la décision de faire émigrer Rachel Malmed aux États-Unis afin de lui garantir un emploi et un avenir meilleur. Le 10 décembre 1949, cette dernière embarque pour ce long périple qu'elle décrit ainsi :

Je me suis battue pour pas partir en Amerique, on m'a presque poussee sur le bateau parce-qu'il a fallu que je laisse mon frere et ça c'etait un desastre que je laisse mon frere. […] D'ailleurs quand j'etais sur le bateau, j'etais tellement, j'etais tellement triste que j'allais me jeter dans la mer, j'en avais marre de tout ça and je savais, j'avais 17 ans a ce moment-la, a peine 17 ans, et je savais que mon frere va e-tre absolument malheureux de rester la-bas chez eux. [...] And, alors a ce moment-la pour moi c'etait un desastre de venir en Amerique. Mais a la fin, il s'est trouve que c'etait pour le mieux. Quelques fois quelque-chose que vous croyez que c'est un desastre car vous e-tes jeune mais c'est cette chose qui est mieux. Mais ça a pris longtemps, apres j'ai fais arriver mon frere, ça a pris treize ans. C'etait pas tellement facile a faire. Il fallait que je montre que je pouvais prendre soin de lui et tout ça. A ce moment-la, il etait deja marie, il avait un enfant.68

Rapidement, les États-Unis apparaissent comme la seule échappatoire possible pour se reconstruire pour Rachel et Léon Malmed. Initialement, la France n'était qu'une étape pour la famille Malmed vers l'American Dream mais le manque d'argent et la fermeture des portes du pays sont très rapidement devenus un frein vers l'ouest.

En juillet 1951, Léon Malmed retourne à Compiègne pour vivre avec la famille Ribouleau. Il considère Suzanne et Henri Ribouleau comme ses parents adoptifs et selon lui, ce sont les seules personnes aptes à s'occuper de lui depuis la disparition de ses parents biologiques. Il décrit une adolescence épanouie où il n'a jamais manqué de rien. Après plusieurs années d'études, il multiplie plusieurs emplois avant de se marier en 1961 avec Sylviane Rouleau, une cousine de la famille d'Henri Ribouleau, et d'avoir son premier enfant en 1962. Pendant toutes ces années et jusqu'à la mort de Henri et Suzanne Ribouleau en 1985 et 2003, il n'évoquera jamais avec ses parents adoptifs, ses parents biologiques, par pudeur et comme pour oublier leur tragique destin. Rachel n'évoque pas non plus cette période car, à cette époque, elle n'a qu'une seule préoccupation : « quand je suis arrivée en Amérique, heureusement j'ai trouvé, je me suis mariée d'ici un an et le seul truc que j'avais dans ma tête c'était que je voulais faire venir mon frère ».69 Aujourd'hui, leur vie est d'ailleurs parsemée de

68 Entretien téléphonique avec Rachel Malmed, le 30 mai 2019, réf. cit. ; Annexe n° 8 « Entretien téléphonique avec Rachel Malmed (née le 29 avril 1932), enfant juive cachée avec son frère, Léon Malmed, chez ses voisins, la famille Ribouleau, à Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale », p. 177.

69 Entretien téléphonique avec Rachel Malmed, le 30 mai 2019, réf. cit. ; Annexe n° 8 « Entretien téléphonique avec Rachel Malmed (née le 29 avril 1932), enfant juive cachée avec son frère, Léon Malmed, chez ses voisins, la famille Ribouleau, à Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale », p. 177.

questions dont ils n'obtiendront probablement jamais de réponse. Ces interrogations les conduisent à approfondir constamment leurs recherches personnelles sur leur passé.

En février 1964, Léon Malmed quitte la France pour les États-Unis avec sa femme Sylviane Roulleau et son fils Oliver Malmed. Malgré son départ, Léon Malmed ne manque pas d'entretenir des relations avec la famille Ribouleau qu'il considère, au même titre que sa sœur, comme sa propre famille. Après la naissance de sa fille Corinne Malmed et sa séparation douloureuse avec sa femme en 1977, il se remarie en 1981 avec Patricia Guerra, originaire de Colombie. La question de la séparation peut sembler très personnelle et anecdotique mais, en réalité, elle hante constamment la vie de Léon Malmed. De l'arrestation de ses parents en 1942, à la séparation de sa sœur en 1949 et de sa femme en 1977 en passant par la séparation des Ribouleau en 1945, la rupture apparaît comme un véritable traumatisme et il ne se cache pas de l'évoquer. Il considère que chaque séparation est un tournant, une nouvelle épreuve dans sa vie qu'il se doit de surmonter. Il considère ainsi : « Le bonheur qui est le mien aujourd'hui est une revanche sur leur tragique destin ».70 Par cette phrase, Léon

Malmed évoque le destin tragique de ses proches mais également de tous les Juifs victimes de la barbarie nazie. La particularité de son histoire et de celle de sa sœur, leur survie exceptionnelle, sont marqués dans son récit par un sentiment de culpabilité. Pourquoi ont-ils survécu alors que cinq à six millions de Juifs ont péri ? La parole et l'écriture permettent aux enfants cachés de se libérer d'un sentiment de culpabilité, d'abandon et de honte, de leur différence et d'un ressentiment contre le monde pour leur enfance inexistante.71 Comment la

singularité du parcours de Rachel et Léon Malmed peut-elle être mise en regard avec la situation de l'ensemble des Juifs compiégnois sous l'Occupation ?

2. Être juif à Compiègne sous l'Occupation : le destin hors du commun de

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