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Une première histoire de Royallieu : le témoignage des internés

DE LA LIBÉRATION DE COMPIÈGNE EN SEPTEMBRE 1944 A LA MÉMORIALISATION DES ANNÉES 1990 : LA CASERNE DE

Chapitre 4 Quelles mémoires de la Seconde Guerre mondiale à Compiègne ?

A. Une première histoire de Royallieu : le témoignage des internés

L'épreuve de la Seconde Guerre mondiale a principalement été marquée à Compiègne par la présence du camp de Royallieu et ses internés. 50 000 des 54 000 internés déportés dans les camps de travail et centres de mise à mort y sont décédés. Mais, certains sont rentrés et ont raconté leur histoire quelques fois plusieurs dizaines d'années après leur retour. Cette mémorialisation testimoniale – soit la mise en récit publique d‘un passé convoqué dans le présent et pour l’avenir – à travers les témoins s'accompagne d'une mémorialisation spatiale par les monuments.7 Quel rapport au camp de Royallieu les anciens internés entretiennent-

ils ? Quels aménagements mémoriels apparaissent à Compiègne dès l'immédiat après-guerre ?

1. Le camp de Royallieu ou « l'impression d'être au paradis »8

Je ne reviendrai pas en détail sur le parcours des internés. Les témoignages écrits de déportés sont des sources imprimées utiles pour mon travail car ces derniers peuvent ponctuellement évoquer leur situation personnelle dans le camp de Royallieu lorsqu'ils y ont été internés mais également les éventuels contacts avec l'extérieur et les Compiégnois. Dès lors, il est intéressant d'observer le profil de ces témoins. La majorité d'entre eux est résistante car le camp de Royallieu est avant tout un camp de transit pour les déportés de répression.9

Certains ont écrit leur ouvrage peu de temps après la guerre, en 1945 ; d'autres ont attendu plusieurs dizaines d'années, en 2010.10 Pourtant, peu des anciens internés du camp de

7 PESCHANSKI Denis (dir.), Mémoire et mémorialisation : De l'absence à la représentation, vol. 1, Paris, Hermann, 2013.

8 SAMUEL Jean, Il m'appelait Pikolo : Un compagnon de Primo Levi raconte, Paris, Robert Laffont, 2015. 9 BESSE Jean-Pierre (dir.), Frontstalag 122 Compiègne-Royallieu : un camp d'internement allemand dans

l'Oise : 1941-1944, Beauvais, Archives départementales de l'Oise, 2008.

Royallieu mentionnent en détail leur quotidien dans ce camp ou bien, leur passage du camp à la gare. Rétrospectivement, Compiègne semble être la dernière étape relativement positive qu'il n'est pas nécessaire de transmettre aux générations futures, avant la déportation. Même s'il n'existe pas de hiérarchie dans les mémoires, les victimes choisissent elles-mêmes de raconter ou de taire les moments d'horreur dans leur propre vie.11 Certaines mentionnent tout

de même des éléments qui reviennent très souvent dans les récits tels que la fermeture des volets ou l'absence d'habitants dans la rue lors des convois pour que les Compiégnois ne voient pas les internés dans la ville.

Ces éléments sont également mentionnés dans les témoignages de la Visual history archive, disponible à l'Université américaine de Paris. En effet, plusieurs témoins évoquent la population compiégnoise lors des convois, notamment sa curiosité et son absence de réaction face au sort des internés. Lucien Feyman, arrêté et déporté car il était juif comme les deux témoins suivants, se rappelle : « personne dans les rues mais les gens derrière leurs fenêtres qui nous regardaient passer et qui savaient évidemment ce qu'il se passait »12 ; Raoul

Swiecznik raconte : « nous voilà repartis pour Compiègne, faire la route de jour. Les gens nous regardaient comme de vils criminels. Des menottes, des gendarmes… Cela ne peut être que des criminels ».13 Pour Henri Tajchner, « les volets étaient fermés. Les gens ouvraient les

volets pour essayer de voir ce qu'il se passait ».14

Malgré l'absence de réaction de la part des Compiégnois lors des événements, la réponse semble unanime aujourd'hui : à leurs yeux, les internés étaient des innocents. Tout le monde ne connaissait pas les atrocités nazies et chacun aurait pu agir en conséquence s'il les avait connues mais ce qui est sûr, c'est que pratiquement personne, en l'absence de mention de la part des déportés et à la vue du faible nombre d'incidents lors des convois, ne s'est alors manifesté contre la déportation des internés du camp de Royallieu à Compiègne,comme dans la plupart des villes françaises.15

11 ROUSSO Henry, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016.

12 Voir Visual history archive (VHA), bibliothèque de l'Université américaine, Paris, 19 181, Lucien Feyman, le 23 août 1996, Var (France), 02h15.

13 Voir VHA, 04 282, Raoul Swiecznik, le 25 juillet 1995, Val-de-Marne (France), 02h09. 14 Voir VHA, 34 294, Henri Tajchner, le 15 juillet 1997, Dordogne (France), 03h43.

15 Archives départementales de l'Oise (ADO), Beauvais, 33W 8253/1 et 2, camp de Royallieu à Compiègne, 1941-1943, rapports du commissaire de police de Compiègne au préfet de l'Oise quant aux convois des internés du camp de Royallieu entre le camp et la gare ; PESCHANSKI Denis, La France des camps : L'internement

Si certains déportés ne parlent que des années après leur retour ou se taisent et ne reviennent tout simplement plus sur les traces de leur passé, d'autres n'ont pas d'autre choix car ils habitent la ville. Par exemple, André Poirmeur – résistant communiste compiégnois et « entrepreneur de mémoire » encadrant et militant pour la pérennité des drames du passé dans différentes associations après la guerre – retranscrit le témoignage de ses compagnons arrêtés à Compiègne et internés au camp de Royallieu.16 Après la guerre, il devient le vice-président

du comité local de libération de Compiègne – une structure de résistance civile – et conseiller à la mairie de la même ville. Cultivé et maniant à la fois le français, l'allemand, l'anglais et le russe, il entreprend la rédaction de son témoignage Compiègne 1939-1945 qu'il dédie à ses anciens compagnons, dont certains n'ont pas survécu à la déportation, en 1968 – soit vingt ans après la guerre lorsque l'histoire orale commence à prendre de l'importance en France –.17 Il

décrit le plus humblement et avec le plus de transparence possible la vie à Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment l'organisation de la Résistance et l'internement au camp de Royallieu.

Ce travail testimonial à vocation historique lui permet de retracer son histoire, celle de ses compagnons et des anciens internés du camp de Royallieu. De plus, il participe activement dès les années d'après-guerre au développement des mémoires de la guerre, notamment résistante et communiste, dont la politique vise à instrumentaliser et glorifier les actes de résistance communistes pendant la guerre.18 Mais, cette démarche ne semble toucher que les

personnes sensibilisées à la déportation par leur propre histoire ou celle de leurs proches, la ville de Compiègne n'étant pas de tradition communiste. En effet, le retour des déportés n'est pas particulièrement célébré à Compiègne et passe inaperçu auprès de la population, à l'exception des journées annuelles pour la Libération de Compiègne et la déportation.19 Les

Compiégnois préfèrent oublier leur passé collaborateur qu'ils jugent honteux alors que paradoxalement, leur environnement est modifié par la représentation matérielle des mémoires de la Seconde Guerre mondiale.

16 POIRMEUR André, Compiègne 1939-1945, Compiègne, Telliez, 1968 ; POLLAK Michel, Une identité

blessée, Paris, Editions Métailié, 1993.

17 ROUSSO Henry, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, op. cit.

18 BUTON Philippe, Les lendemains qui déchantent : le parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1993.

19 Entretien réalisé avec Joël Dupuy de Méry, conseiller municipal délégué à la citoyenneté, aux relations avec l’armée, aux cérémonies patriotiques depuis 2001, reçu le 02 mai 2019.

2. L'édification de monuments en hommage aux déportés

Le premier monument, réalisé avec des moyens de fortune, est rapidement érigé en hommage aux déportés du camp de Royallieu après la fin de la guerre en 1945. L'armée américaine est alors installée dans l'enceinte du camp où elle rapatrie les prisonniers de guerre allemands missionnés pour la reconstruction de la ville et la construction du monument.20

Fig. 14 - Monument aux morts en hommage aux déportés du camp de Royallieu, 1945

Source : Photo Hutin (photographe), « Monument aux morts en hommage aux déportés du camp de Royallieu », années 1950, Compiègne, 10510

Le monument se compose d'une dalle ornée d'une croix de Lorraine, emblème de la France libre du général de Gaulle et des mouvements gaullistes. La dalle est surmontée d'un cadre fabriqué avec des fils barbelés du camp de Royallieu eux-mêmes ornés du marquage utilisé par les nazis pour désigner les prisonniers politiques français. Il est tout d'abord positionné en 1945 sur la place d'appel de la caserne de Royallieu puis, il est déplacé en 1946 devant la caserne, à la vue des Compiégnois mais à l'écart des appelés au service militaire afin que Royallieu reprenne définitivement et sans gêne sa fonction de caserne. Ordonné symboliquement à la fabrication par des prisonniers allemands, ce monument symbolise la Résistance car le camp de Royallieu était principalement occupé par des internés politiques.21

En avril 1951, une urne contenant la terre de différents camps de travail et de mise à mort à

20 POUTEAU Sylvain, Royallieu, 80 ans d'histoire, Compiègne, Mémorial de l'internement et de la déportation, 1992, 120 p.

l'Est est incorporée au monument. Ce dernier a été déplacé au musée de l'ordre de la libération à Paris lors de l'inauguration du deuxième monument aux déportés – en pierre et plus solide –, le 7 mai 1972, la veille du 27ème anniversaire de l'armistice du 8 mai 1945.22

Fig. 15 - Deuxième monument aux morts en hommage aux déportés du camp de Royallieu

Source : Photo Hutin (photographe), « Deuxième monument aux morts en hommage aux déportés du camp de Royallieu », années 1970, Compiègne, 48431-1

Ce monument, toujours présent aujourd'hui, est surmontée d'une stèle portant l'inscription « Ici 48 000 patriotes partis du camp de Royalllieu ont été déportés vers les bagnes nazis ». La stèle est entourée d'un mur de pierres représentant des scènes de déportation. Les souvenirs de la concentration et de la déportation sont désormais définitivement inscrits dans la pierre à l'ouest de la caserne de Royallieu.

D'autres projets d'une moindre envergure voient également le jour jusque dans les années 1990 tels que la plaque commémorative du quai de Harlay inaugurée en 1951 à proximité du pont provisoire – ce dernier remplaçant le pont détruit par les bombardements de 1940 – en hommage aux déportés du camp de Royallieu ; la stèle du dernier train inaugurée le 28 août 1988 en hommage aux déportés du dernier train pour Buchenwald parti de Compiègne le 17 août 1944 ; la plaque commémorative inaugurée dans les années 1990 à la

22 PILOT Marc, « Mémoire des guerres. Compiègne-Royallieu 1918 1940 2012 », Annales historiques

gare de Compiègne par Serge et Beate Klarsfeld en hommage aux victimes juives du premier convoi parti de la France, et plus précisément de Compiègne, pour le camp d'extermination d'Auschwitz, le 27 mars 1942.23

Ces projets sont conçus comme des lieux de mémoire collective afin de lutter contre l'oubli et inscrire dans le paysage le respect porté aux victimes.24 En effet, ces projets sont à

l'initiative des associations de mémoire locales et nationales telles que la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes de l'Oise créée en 1945 par diverses victimes du nazisme ou encore l'association Fils et filles de déportés juifs de France fondée en 1979 par Beate et Serge Klarsfeld.

L'Etat participe tout de même financièrement à ces projets, à plusieurs échelles – départements, ministères, etc – dans l'optique de faire perdurer le mythe résistancialiste tout en rendant hommage aux victimes, notamment dans l'immédiat après-guerre.25 A Compiègne,

l'ambigüité entre l'absence de reconnaissance apportée par la population aux déportés à leur retour de déportation et l'édification de monuments et plaques commémoratives en leur hommage s'explique assez simplement par un changement d'échelle et de focale. D'un côté, les victimes et leurs familles incitent à la construction d'édifices mémoriels pour témoigner leurs sentiments tandis que, de l'autre côté, les Compiégnois préfèrent se terrer dans le silence, marqués par le souvenir de la collaboration.26

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