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La nourriture, l'éducation et l'argent : des besoins primaires

UN CAMP DANS LA VILLE : ROYALLIEU A L’ÉPREUVE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Chapitre 1 Vivre sous l'Occupation : une situation exceptionnelle dans un quotidien habituel ?

B. Les relations pacifistes des Compiégnois avec les autorités d'occupation

1. La nourriture, l'éducation et l'argent : des besoins primaires

Avant même de comprendre les perceptions et réactions des Compiégnois sur le camp de Royallieu et ses internés, il est important de resituer leur quotidien. Comment les Compiégnois faisaient-ils pour se nourrir ? Pour continuer leurs activités habituelles ? L'objectif est de montrer des points communs parmi les individus mais également des spécificités pouvant contribuer au potentiel bouleversement de nombreuses vies.

Lorsqu'au cours de mes témoignages je pose la question suivante : « Quels souvenirs gardez-vous de votre vie sous l'Occupation ? » ; la question de la faim est spontanément évoquée. En effet, la ville de Compiègne est occupée par les Allemands et comme partout en France, des restrictions alimentaires et matérielles sont imposées aux habitants.30 Dans les

campagnes, la population peut continuer d'entretenir ses jardins et les femmes reprennent le travail agricole pour palier à l'absence de leurs maris réquisitionnés pour le front, le Service

27 Entretien avec Denise C., le 16 février 2019, réf. cit.

28 Entretien par skype avec Léon Malmed, le 27 mai 2019, réf. cit.

29DOUZOU Laurent, Lyon dans la Seconde Guerre mondiale : villes et métropoles à l'épreuve du conflit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

du Travail Obligatoire ou prisonniers de guerre.31 Cependant, l'Allemagne nazie prélève 15 à

20 % de la production agricole française, les sols fertiles ne sont plus toujours exploitables à cause des faits de guerre et la météo n'est pas plus favorable, ce qui conduit à de lourdes restrictions alimentaires dans les campagnes. La situation s'amplifie dans les villes car le manque de nourriture s'accompagne d'une pénurie de carburant rendant difficile l'acheminement des denrées entre la province et les villes. Les citadins tentent de reproduire le mode de vie rural – élevage, jardinage, etc – sur leurs balcons ; des alternatives alimentaires se développent pour lutter contre la faim. De plus, les villages de garnison ou de camp vivent avec une contrainte supplémentaire : alimenter les internés ou les soldats. Si l'alimentation des internés est restreinte, les soldats allemands sont prioritaires pour le ravitaillement. Mais, la situation varie d'un village, d'une ville, et d'une région à l'autre.32

Ainsi, dans les témoignages, la question de l'alimentation est très récurrente. Selon les témoins, l'Occupation n'a pas été une épreuve difficile à Compiègne à cause des Allemands. Leur présence n'était rien à côté de la faim pour les témoins : selon Violette D., « On faisait du marché noir. On se débrouillait pour manger. Et donc, avec ma grand-mère on partait à quatre heures du matin, on partait à Compiègne. »33 ; selon Léon Malmed, « Ma sœur et moi

n'avions pas de carte d'alimentation. Les quatre cartes [des parents et des fils Ribouleau] n'étaient pas suffisantes pour assurer la subsistance de six personnes. Bien souvent, nos assiettes étaient remplies d'une nourriture que nous n'aimions pas – comme les épinards. […] Papa Henri et maman Suzanne veillaient à ce que nous ayons suffisamment à manger. »34.

Pour certaines familles, comme la famille Ribouleau, la faim dépassait le problème des cartes de rationnement par la situation illégale des enfants Malmed qu'ils hébergeaient. Mais, en règle générale, tout le monde souffrait de la faim, notamment les Compiégnois, hommes ou femmes, jeunes ou plus âgés, qui ne pouvaient pas se permettre d'avoir un jardin. Les files d'attente étaient très importantes et l'on n'était pas garanti d'avoir quelque-chose à manger, comme l'explique Léon Malmed dans son ouvrage.

Ensuite, les témoins, enfants pendant la Seconde Guerre mondiale racontent qu'ils ont continué d'aller à l'école. Pour les enfants, aller à l'école constitue autant de temps dans leur vie qu'un emploi pour les adultes. Pour eux, la situation était-elle exceptionnelle ? Comme l'explique Michèle Rossi dans son témoignage, ce sont les adultes qui étaient inquiets et qui transmettaient leur inquiétude aux enfants, notamment lors des bombardements de mai-juin

31 ALARY Eric, Nouvelle histoire de l'Occupation, Paris, Perrin, 2019.

32 GRENARD Fabrice et al., Histoire économique de Vichy, Paris, Perrin, 2017. 33 Entretien avec Violette D., le 22 mai 2019, réf. cit.

1940 et d'août-septembre 1944.35 De plus, cette situation semblait d'autant plus normale pour

elle que sa mère et ses grands-parents ont continué d'exercer leur profession dans leur garage, le Garage Rossi.36 Comme nous le verrons au cours de l'étude de cas sur les enfants juifs Léon

Malmed, sa sœur Rachel et son cousin Charles, il existe des objections à cette perception selon le sort des individus – Juifs, résistants, etc – car ces derniers vivaient perpétuellement dans la peur de l'arrestation, d'autant plus lorsqu'ils étaient en public.37

Certains enfants ont également connu des bouleversements liés aux bombardements des Alliés et à la réquisition des établissements scolaires par les forces allemandes. En effet, comme le dit Rachel Malmed, « notre école où j'allais avait été réquisitionnée par les Allemands et ils ont fait un hôpital pour leurs troupes. And, ils nous ont mis dans des maisons qui étaient euh, qui étaient pas occupées, que les gens étaient partis. Et c'est là que j'ai fait mes études, dans des maisons. ».38 Avant que la classe de Rachel ne soit transférée dans des

habitations vides, un projet avait été élaboré afin de déplacer les collégiens et collégiennes au château de Compiègne.39 La réquisition allemande a conduit l'inspecteur d'Académie à

solliciter le sous-préfet pour y déplacer les élèves du collège de filles. Cependant, cette demande n'a pas abouti car le lieu s'est avéré ni éclairé, ni chauffé et ne disposait pas d'installations sanitaires suffisantes pour le nombre d'élèves. La demande étant de janvier 1944, le déplacement des élèves était impossible au château en raison des températures hivernales. Pourtant, la défaite progressive des Allemands nécessite la réquisition de plus en plus nombreuse de locaux au détriment des élèves. L'éducation était-elle une priorité pour l'administration française ? Oui, si l'on considère l'image propagandiste véhiculée par le gouvernement du maréchal Pétain mais pour l'avenir des élèves, probablement pas.

Les emplois ne semblaient pas menacés par la présence allemande. En effet, même si l'approvisionnement en denrées pour les commerçants était plus difficile qu'en temps normal, cela n'a pas empêché l'enrichissement de certains individus, considérés comme des

35 PILOT Marc, La région de Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale (combats de mai-juin 1940 et du

1er septembre 1944), op. cit.

36 Entretien avec Michèle Rossi, le 2 mars 2019, réf. cit. 37 MALMED Léon, Nous avons survécu, enfin je parle, op. cit.

38 Entretien téléphonique avec Rachel Malmed, le 30 mai 2019, réf. cit. ; Annexe n° 8 « Entretien téléphonique avec Rachel Malmed (née le 29 avril 1932), enfant juive cachée avec son frère, Léon Malmed, chez ses voisins, la famille Ribouleau, à Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale », p. 177.

39 AN, 20144795/27, Musées nationaux, musée de Compiègne, 1809-1869, lettres du directeur des musées nationaux et du conservateur du musée national de Compiègne sur le transfert des collèges des filles et des garçons au château de Compiègne.

collaborateurs par les témoins, au détriment des commerçants juifs compiégnois. Michèle Rossi décrit les collaborateurs ainsi :

La collaboration, mes grands-parents en parlait beaucoup. A une epoque, je suis persuadee que eux ont connu le nom… Je le sais presque mais je ne le dirai jamais parce que c'etait des soupçons de ma grand-mere. Quelques fois a une intonation, apres au cours d'une conversation, elle pouvait dire tout ce qu'ils lui ont fait, tout qu'ils ont vecu, tout ce qu'ils ont souffert, tout ce qu'ils ont endure… Et ce pourri qui gagne des sous actuellement dans Compiegne. Vous voyez, bon, je savais bien que c'etait de celui-la qu'elle parlait. C'est un commerçant et je sais qui c'est. […] Avec le marche noir, ils ont gagne une fortune, ils sont devenus riches. Il y en avait un, il etait devenu abject quand j'y allais. C'etait un commerce qui etait un peu indispensable parce-qu'il n'y en avait qu'un dans Compiegne.40

Aujourd'hui, aucune archive textuelle ne m'a permis de connaître l'identité de cet individu, ni de savoir si oui ou non il peut être considéré comme un collaborateur. Même s'il est assez difficile de faire du cas par cas, à partir des entretiens que j'ai pu réaliser et des archives consultées, les activités quotidiennes sont maintenues : aller au travail ou à l'école, faire ses courses – malgré les restrictions alimentaires – ou encore se balader. Je tiens à préciser qu'il s'agit ici principalement du regard d'enfants pendant la guerre car la perception à hauteur d'adulte montre bien d'autres choses : enfermement des familles lors du passage des convois, restrictions alimentaires notamment pour les familles les plus pauvres, développement de certains commerces où la collaboration est très active, etc.41 Même si les

commerces et les marchés perdurent pendant la guerre, la population juive est très rapidement touchée par les spoliations de ses commerces et de ses biens immobiliers. Le commissaire- gérant Charles Lambert a dressé un registre complet sur les commerces juifs et leur situation entre 1942 et 1944 à Compiègne. J'ai comptabilisé 18 entreprises ou magasins juifs recensés par Charles Lambert au 1er janvier 1942 à Compiègne.42 La spoliation des Juifs ne concerne

pas uniquement l'aryanisation de leurs commerces mais également leurs logements et bouleverse les perceptions des Compiégnois envers ces espaces qu'ils sont amenés à côtoyer ou du moins apercevoir comme le camp de Royallieu.

40 Entretien avec Michèle Rossi, le 2 mars 2019, réf. cit. 41 Ibid.

42 ADO, 121W 13/2, Affaires juives, recensements, délivrance de l'étoile jaune, aryanisation des biens juifs, 1940-1944, rapport sur la situation des entreprises israélites du département, à la date du 1er janvier 1942.

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