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Les internés du camp de Royallieu : des victimes ou des criminels ?

UN CAMP DANS LA VILLE : ROYALLIEU A L’ÉPREUVE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Chapitre 2 Perceptions du Fronstalag 122 Compiègne-Royallieu Pendant l'entre-deux-guerres, à Royallieu, plusieurs aménagements sont effectués afin

B. Les internés du camp de Royallieu : des victimes ou des criminels ?

Le cœur de ma recherche concerne à la fois un détail du quotidien des Compiégnois et l'un des plus grands traumatismes de l'Occupation : le camp de Royallieu et ses internés. Comment les Compiégnois pouvaient-ils réagir face à l'arrivée de dizaines de convois de dizaines d'internés ? Comment vivaient-ils avec l'omniprésence du camp dans la ville et le poids de l'internement et de la déportation sous leurs propres yeux ?

1. Le contact limité mais pas impossible des Compiégnois avec les internés

Tout d'abord, lorsque les internés sont dans le camp, les contacts sont presque impossibles avec l'extérieur. Les échanges de colis existent, notamment en 1941-1942 et certains intermédiaires permettent de maintenir un contact assez réduit avec les familles des internés. Les échanges entre les professionnels et les internés mentionnés dans les archives administratives, en dehors de la police française et des autorités d'occupation, permettent d'apporter des informations sur le mode de vie – nourriture, activités, convictions – des internés et montrent l'implication accordée à leur survie dans le camp.

Je souhaite évoquer un témoignage que je trouve particulièrement intéressant : celui d'un facteur compiégnois. Même si les dépôts de colis se font de plus en plus rares pour les internés au cours de l'Occupation avec l'intensification des déportations et les restrictions – notamment pour les Juifs – imposées par les autorités nazies, les facteurs ont pu avoir un contact privilégié avec le camp de Royallieu. L'historien Xavier Leprêtre a recueilli le témoignage de Julien Oudard, receveur - distributeur à la poste de Compiègne dès septembre 1941.17 Tous les jours, ce dernier se rendait au camp de Royallieu afin de déposer des colis

17 Archives nationales (AN), Pierrefitte-sur-Seine, 72 AJ 286, Papiers du Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale et fonds privés relatifs à la période 1939-1945, témoignage de Julien Oudard retranscrit par Xavier Leprêtre.

avec l'aide de plusieurs facteurs car les sacs postaux s’avéraient de plus en plus nombreux. Dans un premier temps, un petit groupe d'internés récupérait les colis dans un bureau en face du camp, sous la surveillance des autorités d'occupation. Mais, en novembre 1941, l'un d'entre eux s'est échappé. Par conséquent, Julien Oudard commença à remettre les colis dans un local à l'intérieur du camp. Quotidiennement, les sentinelles allemandes le conduisaient à la « Poste aux colis » du camp où une vingtaine de prisonniers réceptionnaient les colis afin de les redistribuer dans chacun de leur secteur. Dans son témoignage, Julien Oudard explique avoir participé à un « trafic de lettres » pour éviter la censure et la limitation des envois. Il a transmis des courriers clandestins de la part des internés à leurs familles. Afin de pouvoir transmettre leurs courriers à Julien Oudard, les internés utilisaient les colis d'anciens détenus décédés ou déportés où ils glissaient des lettres et indiquaient un retour à l'expéditeur. Pour ne pas être accusé de vol par ses collègues, il dut leur expliquer la situation qui resta ainsi pendant plusieurs mois avant qu'un détenu ne se fasse prendre. Même si les autorités d'occupation n'ont pas démasqué ce réseau clandestin, ils optèrent pour un changement régulier des internés affectés au service courrier afin de limiter le « trafic de lettres ». Le contrôle devenu de plus en plus important à l'entrée du camp, cette activité clandestine prit fin peu de temps après.

Ainsi, ce témoignage montre que des Compiégnois peuvent être impliqués dans les changements liés à l'Occupation, à différentes échelles, surtout les professionnels. Différents secteurs d'activités sont mobilisés, notamment la municipalité, principal intermédiaire entre les autorités d'occupation, la population et les internés ; la police française qui peut accompagner ou diriger seule certains convois ; les services et associations comme la Croix Rouge menant une politique d'entraide avec les déportés et leurs familles, etc.

2. Perceptions de l'internement à Royallieu à travers le regard des témoins

Pendant la guerre, lors du passage des convois dans la ville, la consigne de l'occupant était de fermer les volets sous peine de représailles.18 Le seul contact des Compiégnois avec

les internés était-il la façade du camp que l'on aperçoit sur la photographie ci-après ? Les témoignages oraux et les archives textuelles laissent à penser que les convois de journée étaient visibles par les habitants et que certains ont pu communiquer avec eux. La grandeur du

18 BESSE Jean-Pierre, HUSSER Beate, ROSENZWEIG Françoise, Frontstalag 122 Compiègne-Royallieu : Un

camp ne passe pas inaperçue d'autant plus qu'il est longé par la rue de Paris, fréquemment empruntée par les véhicules motorisés.

Dans son témoignage, Denise C. explique :

Comme nous habitions rue Notre-Dame de bon secours, il y avait le camp de deportation a Royallieu. Et vers midi, les prisonniers etaient emmenes jusqu'a la gare pour partir en camp de concentration. Et, ils passaient rue Notre-Dame de bon secours, devant notre maison. Et maman, avec ma sœur qui etait plus jeune, nous donnait du pain que l'on donnait aux prisonniers. Ils passaient dans la rue, on leur passait du pain. Mais, arrives en 1942, ils nous ont cogne avec la baï5onnette et on n'avait plus le droit d'y aller. On n'avait plus le droit de donner quelque-chose aux prisonniers. Alors, il y en a qui se sauvaient, d'autres qui se jetaient dans l'Oise avant d'arriver a la gare ; y'en a un autre, en bas de la rue de bon secours, je ne citerai pas le nom du proprietaire qui avait une grosse maison, il y a un prisonnier qui s'est sauve, qui est rentre dans son jardin et il l'a rejete dehors.19

Il s'agit du seul témoin qui affirme que les contacts avec les prisonniers étaient possibles, même si très ponctuels et de plus en plus risqués. Avant 1942, les convois étaient moins nombreux et ne concernaient que des prisonniers de guerre militaires français et britanniques envoyés en détention en Allemagne. Par conséquent, ils ne traversaient pas la ville la nuit, tôt le matin ou tard le soir comme les internés ennemis du Reich dès 1942.20

Ainsi, il est cohérent que dans son témoignage, Denise C. explique que les seuls contacts qu'elle ait pu avoir avec les internés dataient d'avant 1942. Elle ne fait tout simplement pas la distinction entre les prisonniers de guerre et les déportés, ce qui explique sa surprise quant au changement d'attitude des autorités lors des convois.

De plus, cet extrait est particulièrement intéressant pour une autre raison : la volonté délibérée de ne pas donner certains noms pour ne pas nuire à la réputation d'individus. Encore aujourd'hui, une certaine loi du silence règne sur Compiègne. Certains Compiégnois et leurs descendants résident toujours dans la ville et sa région ; par conséquent, certains témoins préfèrent garder le silence. Denise C. connaissait-elle réellement cet individu ? Pourquoi la peur de s'affranchir du passé et le refus de donner des noms sont-ils encore si présents dans les esprits ?

19 Entretien avec Denise C., le 16 février 2019, réf. cit.

20 Archives départementales de l'Oise (ADO); Beauvais, 33W 8253/1, camp de Royallieu à Compiègne, 1941- 1944, affaires diverses.

La victimisation des internés est très courante dans le récit des témoins. Violette D. explique ainsi :

On passait de bonne heure devant le camp de concentration. Il y avait tout un defile de personnes qui partaient pour aller remplir le train completement. Alors, ils partaient de la caserne de Royallieu. Ils partaient a cinq, six heures du matin. […] Cela ne se passait pas tous les jours, je ne sais plus s'il y avait un jour particulier. Je ne sais plus si c'etait un mercredi ou un lundi, je ne sais plus. Il y avait des personnes, il y avait des pre9tres et des cures avec leurs grandes robes noires, il y avait des personnes a9gees, il y avait des enfants, des infirmes… Ils leur disaient ''schnell, schnell'' et ils avaient des bergers allemands. Des fois, il y avait des familles qui les attendaient. Elles savaient qu'ils allaient partir pour les camps d'extermination. […] C'etait toujours a peu pres a la me9me heure qu'il y avait des departs pour les camps en Pologne, a Auschwitz ou je ne sais pas ou. C'etait affreux, c'etait pas beau. Je m'en rappelle, j'etais gamine mais… Je revois les scenes, j'etais petite mais justement ça vous frappe davantage.21

Pour elle, les convois ont été un réel traumatisme. Elle ne cesse de mentionner au cours de son récit qu'elle ne fait que répéter ce qu'elle a vu de ses propres yeux. L'insistance du témoin sur sa crédibilité est-elle un gage d'honnêteté ? Une partie du récit des témoins est tout de même reconstruit, notamment sur la destination et la finalité des convois. Par l'emploi des termes « camp de concentration », Violette D. fait un lien entre le camp de Royallieu et les camps à l'Est alors que sa fonction était toute autre, un camp de transit. Elle évoque également Royallieu en tant que « caserne », signe de son long vécu à Compiègne après- guerre. De plus, ce récit est plus concordant avec les sources textuelles mentionnées précédemment mais l'imaginaire collectif des Compiègnois reste tout de même très insistant sur un point : les contacts étaient impossibles avec les internés. Rachel Malmed explique :

Quand ils, quand ils amenaient les internes comme ça, ils passaient dans la ville parce que le train etait a co9te de la ville, en bas de la ville et le camp de Royallieu est en haut de la ville. C'est ça, ou j'habitais. Et, quand ils amenaient les internes, il y a personne qui, on avait pas le droit de rester dehors. And, il y avait enormement de gardes qui gardaient ces internes et des chiens. Et maintenant moi j'ai peur des chiens. Il y avait beaucoup de chiens euh, and, moi je connaissais quelqu'un qui habitait rue de Paris [rue ou se trouvait le camp de Royallieu] alors j'allais chez eux, and, je regardais un petit peu par la fene9tre parce que si jamais ils [les Allemands] voyaient que quelqu'un, que quelqu'un regardait par la fene9tre, ils

fusillaient, les Allemands.22

Ainsi, même si l'intérêt de ce travail n'est pas de faire une généralité des discours mais de trouver des points communs et des différences entre certains témoins, un tri des informations et un recoupement avec les sources textuelles sont indispensables pour se rapprocher au plus près de la vérité. L'objectif n'est pas de conclure à une parole déformée volontairement des témoins mais de souligner la subjectivité de certaines interprétations pour qu'elles puissent, par la suite, contribuer à la recherche historique.23 La mémoire du témoin

reconstruit le passé et non le présent, contrairement aux archives textuelles et est une fabrication agrémentée par les réactions de l'interlocuteur. Cela nécessite un recul de la part de l'historien, une critique du récit du témoin ainsi qu'une autocritique avant même d'interpréter un témoignage. La mémoire du témoin est à envisager dans une perspective plus large que l'expérience personnelle et locale car la mémoire collective – à l'échelle internationale, nationale ou régionale – modifie ses perceptions. La mémoire collective ne forme pas non plus un ensemble homogène mais se compose de plusieurs groupes et conduit, pour un même événement, à des interprétations diverses.24

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Compiègne et Royallieu sont marqués par la présence et la domination allemandes dont les Compiégnois ont été les principaux témoins. Si les internés sont perçus comme des victimes, les contacts entre ces derniers et les Compiégnois sont restés limités. A la libération de Compiègne, le 1er septembre 1944, la ville

est définitivement libérée des Allemands. Dès lors, Compiègne redevient-elle une ville de garnison ? Quel est l'avenir du camp de Royallieu ? Comment les Compiégnois envisagent-ils l'après-guerre au prisme des mémoires de la Seconde Guerre mondiale ?

22 Entretien téléphonique avec Rachel Malmed, le 30 mai 2019, réf. cit. ; Annexe n° 8 « Entretien téléphonique avec Rachel Malmed (née le 29 avril 1932), enfant juive cachée avec son frère, Léon Malmed, chez ses voisins, la famille Ribouleau, à Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale », p. 178.

23 LE GOFF Jaques, Mémoire et histoire, Paris, Gallimard, 1988.

24 FRANCK Robert, « La mémoire et l'histoire », Les Cahiers de l'IHTP, « La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales », n° 21, juin 2016.

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