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L'héritage du judaïsme et de l'immigration : la figure paternelle, Abraham Drucker

DE LA LIBÉRATION DE COMPIÈGNE EN SEPTEMBRE 1944 A LA MÉMORIALISATION DES ANNÉES 1990 : LA CASERNE DE

Chapitre 3 La rapide réintégration militaire de Royallieu après la Libération

B. Perceptions de l'espace par un appelé : l'exemple de Michel Drucker

1. L'héritage du judaïsme et de l'immigration : la figure paternelle, Abraham Drucker

Abraham Drucker est né le 15 novembre 1903 à Davideni, ville anciennement située au sein de l'Empire austro-hongrois, dans une famille juive. Médecin de formation, il choisit d'immigrer en France dans les années 1930 :

Mon pé!ré vénait dé Bucoviné qui ést mainténant l'Ukrainé. Il avait un métiér a! Czérnowitz mais avéc lés cours du numerus clausus il né pouvait pas éxércér én Francé car il n'était pas Français. Il ést arrivé én Francé dans lés annéés 30. Il a, commé jéuné médécin, mais non naturalisé, ét il a fait ét il était intérné a! Grénoblé, il a fait dés rémplacéménts a! Romorantin, éuh, ét puis, il a été obligé dé répassér cértains éxaméns.27

Soumis aux contraintes réglementaires des études de santé en France, Abraham Drucker ne peut continuer d'exercer sa profession comme en Roumanie. Ainsi, il occupe différents postes à travers la France avant d'obtenir sa naturalisation en 1937.

Lorsqu'il présente son père, Michel Drucker insiste sur le lien entre profession et naturalisation. En effet, comme beaucoup d'enfants issus de l'immigration du début du XXème

siècle, il garde en tête l'image de la valeur travail apportée par les immigrés mais également

26 Entretien avec Michel Drucker, le 18 décembre 2019, Studio Gabriel, Paris (8ème), 33 minutes ; voir annexe

n° 9, p. 189.

leur valeur culturelle, leur attachement à leurs traditions natales et/ou religieuses.28 Encore

aujourd'hui, Michel Drucker présente son parcours professionnel en parallèle de celui de son père :

Jé sortais dé l'arméé ét j'étais éncoré militairé, j'étais pas éncoré totalémént libéré, qué jé suis rén... J'ai mis un piéd rué Cognacq-Jay a! la télévision commé stagiairé én 64 lors d'un, justé avant lés Jéux Olympiqués dé Tokyo. Et donc, jé suis réntré a! la télé én 64, ça fait 56 ans cétté annéé, voila!. Quant a! mon pé!ré, alors jé té parlais, voila!, sa fac dé médécin a! Viré quand il a été arré*té, quand il ést révénu, pardon [il mé montré la plaqué dé son pé!ré, accrochéé dans son buréau], faculté dé médéciné dé Paris, accouchéménts, consultations, doctéur Abraham Druckér, il s'appélait Abraham ét ça c'ést la plaqué dé sa prémié!ré installation én 46, én réntrant, éuh, dé captivité.29

Si Michel Drucker reconnait son insouciance il y a quelques années quant au parcours de son père et aux épreuves qu'il a dû surmonter au cours de la Seconde Guerre mondiale, il semble aujourd'hui l'admirer – par la présence de sa plaque professionnelle dans son bureau, par exemple – et souhaite raconter le plus justement possible son histoire, dans toute sa complexité. En effet, en 1942, Abraham Drucker a été arrêté sous dénonciation à Saint-Sever, une commune normande. Un paysan a dénoncé aux autorités locales son statut de Juif. Arrêté et conduit à la préfecture de police de Caen, puis à l'hôtel Excelsior de Nice, il est finalement interné au camp de Royallieu, à Compiègne, en mai 1942, où il reprend rapidement son métier de médecin avant d'être envoyé à Drancy pour exercer les mêmes fonctions. Sur cette question, Michel Drucker interroge le statut ambigu de son père pendant la guerre. D'abord victime des lois nazies et vichystes par son statut d'interné, Abraham Drucker occupe dans un second temps des fonctions en communion avec les autorités pour sauver sa vie – et probablement celle de sa famille –. Il n'en reste pas moins une victime des politiques raciales mais la particularité de son statut diffère de la perception générale des victimes de la Shoah.30

Malgré tout, comment Michel Drucker parvient-il à justifier aujourd'hui les actes de survie de son père ? Quelle reconnaissance lui est-il accordé alors qu'il a, malgré lui ou pour sa survie, collaboré avec ses bourreaux ? Michel Drucker répond à cette question par le biais de la

28 HIRSCH Marianne, The generation of postmemory, Writing and visual culture after the Holocaust, New- York, Columbia University Press, 2012.

29 Entretien avec Michel Drucker, le 18 décembre 2019, réf. cit. ; voir annexe n°9, p. 189. 30 JOUTARD Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliances, Paris, La Découverte, 2015.

mémoire de la Shoah en France, juste après la guerre, au sein de la communauté juive. Aucun tabou et aucune malversation ne semble entacher l'admiration vouée à son père :

Il faut qué tu sachés qu'il y avait béaucoup dé géns d'originé juivé, éuh, qui ont éu déux attitudés, éuh, différéntés apré!s lé dramé. Il y a céux qui né voulaiént plus én énténdré parlér, il y a céux qui ont raconté mais, céux qui sont révénus, éuh, sé séntaiént tré!s, tré!s mal parcé-qu'on léur démandait : « Pourquoi tu és révénu, toi, alors qué mon pé!ré ét mon grand-pé!ré né sont pas révénus ? ». Et, céux qui né sont pas partis, on léur disait : « Pourquoi tu n'és pas parti ? ». Alors, mon pé!ré était donc médécin, parlant allémand, cé qui compliquait la situation, qui lé méttait dans uné situation éxtré*mémént compléxé. Il était un dés médécins a! Compié!gné ét a! Drancy. Et, il parlait l'allémand. Donc, é*tré Juif, é*tré médécin a! Compié!gné én 42 ét a! Drancy én 43 jusqu'a! la fin dé la guérré, éuh, én étant médécin, juif ét parlant allémand, ést- cé qué tu imaginés la compléxité dé la situation ?31

Sans porter de jugement sur les agissements de son père, Michel Drucker ne manque pas de souligner que la mémoire du génocide était toujours très forte dans les esprits après la guerre, contrairement à ce qui a été longtemps avancé dans l'historiographie. L'oubli se traduirait davantage comme un silence partiel afin de ne pas ressasser les drames du passé, d'autant plus que certains parcours – comme celui présenté ici – divisent l'opinion publique et la communauté juive en interne.32 Abraham Drucker était certainement considéré comme un

collaborateur pour certains car germanophone, comme une victime pour d'autres car malgré son statut de médecin, il est resté contraint à l'internement ou comme un héros car il a également permis la survie de quelques internés en falsifiant leurs certificats médicaux, selon son fils. Dans un témoignage dactylographié remis aux tribunaux alliés en Allemagne en 1946, Abraham Drucker évoque les mauvais traitements des internés dans les camps de Royallieu et de Drancy.33 Il mentionne à la fois ce qu'il a pu voir en tant qu'interné mais

également les blessures de différents patients dont il a tenté, souvent en vain, de sauver la vie et d'éloigner de leurs bourreaux.

Par ailleurs, Michel Drucker n'évoque pas l'héritage juif de sa famille autrement que par le prisme de la Shoah. La religion juive ne semble pas avoir une grande importance au sein de la famille Drucker. En effet, si Michel Drucker ne cache pas sa judéité, il n'a pas mentionné ses pratiques religieuses au cours de notre entretien.

31 Entretien avec Michel Drucker, le 18 décembre 2019, réf. cit. ; voir annexe n°9, p. 189.

32 AZOUVI François, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Gallimard, 2015. 33 Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), Paris. Témoignage écrit du Docteur Abraham Drucker daté du 15 février 1946, CCXVI-66.

2. Le service militaire de Michel Drucker à l'épreuve du temps : la

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