L'espace urbain : un souvenir intemporel

L'espace urbain a une place très importante dans les souvenirs des témoins. En effet, si la mémoire de certains peut être hésitante sur certains événements, le nom des rues et la situation géographique des commerces sont une évidence pour eux, sans carte, ni plan. Pourquoi les témoins sont-ils autant marqués par leur environnement ? Beaucoup affirment avoir « toujours vécu à Compiègne », comme Denise C.21 _{En réalité, c'est faux même s'ils ont}

tout de même vécu une grande partie de leur vie active dans la ville et sa région. Tout au long de leur vie, leur mobilité a été très répandue sur ce territoire, par conséquent, ils ont eu le temps de se l'approprier.22

20 RICOEUR Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000. 21 Entretien avec Denise C., le 16 février 2019, réf. cit.

L'esprit des témoins est probablement marqué par les destructions dont l'image ne disparaît pas. Comme le montre la photographie ci-après, la ville de Compiègne a été très touchée par les bombardements allemands de mai-juin 1940 puis alliés d'août-septembre 1944. Les Américains et les Britanniques ont bombardé à plusieurs reprises le pont et la gare de Compiègne afin d'empêcher le ravitaillement des Allemands et indirectement le départ des convois des internés vers l'Est.23 _{Ces faits de guerre ont eu des répercussions sur les}

habitations et les commerces à proximité. En effet, beaucoup ont été détruits. A la Libération, le 1er _{septembre 1944, une partie de la ville est en ruine – environ 30 % – et il faut dès lors}

penser à la reconstruction. Comment reconstruire une ville ayant subi le poids de l'Occupation ? Les Compiégnois parviennent-il à se réapproprier leur environnement après la fin des bombardements et la Libération ?

Fig. 4 - Destructions de la Seconde Guerre mondiale à Compiègne

Source : Photo Hutin (photographe), Destructions de la Seconde Guerre mondiale, années 1940, Compiègne, 66

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Entre juin 1941 et septembre 1944, les autorités allemandes ont occupé Compiègne et géré le camp de Royallieu ; elles ont également pris, conjointement avec la mairie, les décisions relatives à l'espace de la ville. Il ne s'agit pas ici d'évoquer l'ensemble des règlements imposés par les Allemands à la mairie et à la population mais de préciser certains points qui ont pu marquer directement ou indirectement les perceptions des individus. Tout

23 PILOT Marc, La région de Compiègne pendant la Seconde Guerre mondiale (combats de mai-juin 1940 et du

d'abord, les autorités nazies géraient le château de Compiègne, un emblème historique et architectural pour ses habitants. La ville de Compiègne est dotée d'un château depuis l'époque mérovingienne mais ce dernier a subi plusieurs aménagements au cours des siècles. Après la reconstruction du Palais au XVIIIème _{siècle et sous le I}er _{Empire, le château de Compiègne}

devient une demeure royale et impériale faisant la fierté des habitants, principalement issus de la bourgeoisie. La gestion des symboles de la ville par les Allemands expliquerait-elle l'impuissance et la non-ingérence de la population envers les processus discriminatoires subis par les internés du camp de Royallieu ? Si la municipalité et son pouvoir sont menacés, comment serait-il possible de demander à une population de s'opposer à la collaboration en place ?

Dans un échange épistolaire entre le directeur des musées nationaux et la commission de protection des œuvres d'art en France en 1944, il est question d'une décision prise par les autorités d'occupation.24 _{En effet, ces dernières ont décidé de retirer les chaînes et les bornes}

se trouvant sur la place du château pour permettre le camouflage, sous les arbres, de leurs camions et de leurs voitures. Dans son courrier, le directeur des musées nationaux présente cette transformation de la place en garage comme un véritable danger. Même si la question de la sécurité du château s'est posée, il est certain que les véhicules n'étaient pas présents pour le protéger. La correspondance se termine ainsi. Cette archive montre une chose : les autorités d'occupation, même si elles ne sont pas en droit, gèrent l'environnement urbain des Compiégnois comme elles le souhaitent. A l'échelle de la municipalité, des échanges sont très fréquents entre le maire, Jean Lhuillier (1940-1944), remplaçant de James de Rothschild, réfugié à Londres auprès du général de Gaulle, et la Kommandantur afin d'effectuer différents travaux pour l'entretien et l'aménagement de la ville.25 _{Des affiches sont également diffusées,}

cette fois à l'attention de la population. Par exemple, des affiches de propagandes anti- communistes sont diffusées à Compiègne, environ une dizaine d'exemplaires.26

24 Archives nationales (AN), Pierrefitte-Sur-Seine, 20144795/27, Musées nationaux, musée de Compiègne, 1809-1869, correspondance du directeur des musées nationaux sur la gestion de la place du château de Compiègne.

25 Archives municipales de Compiègne (AMC), Margny-lès-Compiègne, 4 H 118, Relation de la municipalité avec les chefs de corps ennemis, réglementation, note avis, liste des travaux envisagés, correspondances, 1940- 1944.

26 Archives départementales de l'Oise (ADO), Beauvais, 33W 8353/1 (pièces 29 et 32), Camp de Royallieu à Compiègne, 1941-1944, mesures prises par les autorités d'occupation à l'égard des communistes.

Très peu de résistants sont mentionnés par les témoins extérieurs aux réseaux de Résistance et très peu de leurs proches s'engagent : selon Denise C., « papa était un froussard ».27 _{Certains, comme la famille Ribouleau, possèdent tout de même un poste radio}

afin de garder des liens avec les Forces Françaises libres et choisissent de ne pas respecter les ordres imposés par les autorités allemandes et vichystes.28 _{Ainsi, à partir de cette peur plus}

que justifiée des ordres de la Kommandantur, quelle est la nature des relations entre les Compiégnois et les Allemands ?