• Aucun résultat trouvé

Transmettre les mémoires de la Seconde Guerre mondiale : une priorité nationale

NATIONALE DU CAMP

Chapitre 5 Un projet aux multiples acteurs après le départ de l'armée en

A. Transmettre les mémoires de la Seconde Guerre mondiale : une priorité nationale

1980 dans la sphère publique et donne naissance à de nouveaux objets d’étude sur la Seconde Guerre mondiale.5 Comment la transmission mémorielle s'organise-t-elle à l'échelle nationale

et à l'échelle locale, à Compiègne ? Comment et pourquoi le camp de Royallieu est-il considéré comme un objet du patrimoine culturel français ?

Ainsi, l'objectif de ce chapitre est de comprendre en quoi la transmission des mémoires de la Seconde Guerre mondiale est une priorité nationale à partir des années 1990, en quoi ses enjeux politiques sont majeurs pour les Compiégnois et les autorités à l'échelle locale et en quoi des réflexions quant à la conservation spatio-temporelle et symbolique de la mémoire du camp de Royallieu sont nécessaires pour sa patrimonialisation – processus social, culturel, juridique ou politique par lequel un espace, un bien ou une pratique se transforment en objet de patrimoine qu'il faut conserver –.6

A. Transmettre les mémoires de la Seconde Guerre mondiale : une priorité nationale

Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale sont célébrées à différentes échelles et par différents acteurs depuis l'après-guerre.7 A partir des années 1980 et massivement à partir

des années 1990, à l'échelle nationale, l’État et la communauté scientifique renouvellent l'attention portée aux mémoires de la guerre avec l'émergence du devoir de mémoire sous différentes formes : reconnaissance publique des victimes, commémorations, édification de monuments, recherches scientifiques, etc.8 Comment ce renouvellement est-il porté dans

l'espace public compiégnois ? Dans ce contexte, quel intérêt l’État porte-t-il à Compiègne et à la patrimonialisation du camp de Royallieu ?

5 WIEVIORKA Annette, L'ère du témoin, Paris, Plon, 1998.

6 BERNIER Lyne, DORMAELS Mathieu, LE FUR Yann, La patrimonialisation de l'urbain, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2012.

7 ANDRIEU Claire, LAVABRE Marie-Claire, TARTAKOWSKY Danielle, Politiques du passé, usages

politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-en-Provence,

2017.

8 LEDOUX Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 2016.

1. Pour une reconnaissance nationale de toutes les victimes et des crimes perpétrés sous le régime de Vichy

Le 13 juillet 1990 est promulguée la première loi dite mémorielle en France, la loi Gayssot, faisant de tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, un délit, et ouvrant la remise en cause des recherches scientifiques et historiques aux revendications mémorielles des groupes particuliers.9 Cette loi condamne la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité –

violation des droits fondamentaux d'un individu pour des motifs politiques, raciaux ou religieux – définis dans le statut du tribunal militaire de Nuremberg en 1945. Elle répond au négationnisme ambiant – idéologie contestant l'existence des camps d'extermination nazis pendant la Seconde Guerre mondiale – au sein de la société. En effet, depuis les années 1960, plusieurs négationnistes, notamment le professeur de lettres Robert Faurisson, multiplient les pseudo-recherches, les publications et les allocutions publiques pour convaincre l'opinion de l’inexistence du génocide des Juifs. Cette idéologie connaît son apogée dans les années 1980 soulevant l'indignation des victimes de la Shoah plus enclines à témoigner en réponse à ce négationnisme et de la communauté scientifique prônant de plus en plus ouvertement la nécessité d'entretenir la mémoire du passé pour lutter contre l'oubli et les déviances idéologiques.

Le 3 février 1993, à la demande du président de la République française François Mitterrand (1981-1995), un décret officiel institue une cérémonie annuelle nationale et départementale en hommage aux victimes de la rafle du Vél’ d'Hiv’ où plus de 13 000 Juifs, hommes, femmes et enfants confondus, ont été arrêtés du 16 au 17 juillet 1942. Cependant, il faut attendre le 16 juillet 1995 pour que Jacques Chirac reconnaisse l'implication de la France et du régime de Vichy dans cette rafle.10

Ainsi, la reconnaissance officielle des victimes et de l'implication française dans la Shoah par le parlement et l’État s'accompagne – voire précédée – d'une nouvelle implication de la communauté scientifique au sujet des mémoires de la Seconde Guerre mondiale et de l'élaboration de nouvelles méthodes. Après la parution de l'ouvrage Faire de l'histoire (1974) dirigé par les historiens Jacques Le Goff et Pierre Nora et du film documentaire Shoah (1985)

9 BERTRAMS Kenneth, BROUX Pierre-Olivier, « Du négationnisme au devoir de mémoire. L'histoire est-elle prisonnière ou gardienne de la liberté d'expression ? », Revue de droit de l'Université libre de Bruxelles, n° 35, 2008, p. 75-134 ; NORA Pierre, « Lois mémorielles : pour en finir avec ce sport purement législatif français »,

Le Monde, 27 décembre 2011, https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/27/lois-memorielles-pour-en-finir- avec-ce-sport-legislatif-purement-francais_1623091_3232.html, consulté le 29 septembre 2020.

de Claude Lanzmann, le témoignage commence à devenir une source pour l'historien en France.11 Les recherches historiques basées sur les sources orales permettent de combler les

lacunes liées au manque de sources écrites et leur véracité est de moins en moins contestée. Pour faire de l'histoire contemporaine et analyser les mémoires collectives, l'histoire orale et la pratique du témoignage sont de nouveaux outils indispensables pour plusieurs historiens comme Pierre Nora.12 La parole permet d'illustrer une autre réalité : le quotidien des individus

et l'affirmation de leurs identités. Cette parole est visible dans les travaux historiques mais également dans les médias et la sphère politique. On assiste à une véritable « mondialisation de la mémoire », notamment de la Shoah, rendue possible par le témoignage.13

Les Français sont sensibilisés au quotidien et à toutes les échelles de la société par cette reconnaissance des victimes de la Seconde Guerre mondiale par le haut. Par exemple, depuis 1983, la Seconde Guerre mondiale et ses composantes – l'internement, la déportation, la Shoah, etc – sont enseignées à l'école.14 Les nouveaux programmes scolaires de lycée de

1995 traitent ces questions et sont davantage conçus pour la formation d'un citoyen sensibilisé aux événements du passé qu'il ne faut pas reproduire plus que comme un simple savoir historique.15 Cette volonté d'apprendre les erreurs du passé et de les réparer se manifeste

également par la diffusion et la médiatisation de procès tels que celui de Klaus Barbie en 1987 et de Maurice Papon – homme politique jugé et condamné pour complicité de crime contre l'humanité pendant la Seconde Guerre mondiale – en 1998 ; ou par le vote de lois visant à la reconnaissance du préjudice subi par les groupes historiques victimes et leurs descendants ainsi que leur droit à des réparations matérielles et symboliques. Les Français sont également exposés de plus en plus quotidiennement et localement à des objets faisant office de lieux de mémoire échappant à l'oubli et suscitant l'affect et l'émotion des collectivités qui les réinvestissent.16

11 LE GOFF Jacques, NORA Pierre (dir.), Faire de l'histoire, Paris, Gallimard, 1974.

12 NORA Pierre, « Mémoire collective », dans LE GOFF Jacques (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Éditions Complexe, 1978.

13 JOUTARD Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliances, Paris, La Découverte, 2015.

14 CORBEL Laurence, FALAISE Benoît, « L'enseignement de l'histoire et les mémoires douloureuses du XXème siècle », Revue française de pédagogie, n° 147, 2004, p. 43-55.

15 LEDOUX Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, op. cit. 16 NORA Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 2003.

2. Compiègne, une ville privilégiée pour représenter la mémoire nationale ?

Plusieurs commémorations et monuments présentés précédemment sont inaugurés localement à Compiègne dès l'immédiat après-guerre pour rendre hommage aux victimes du camp de Royallieu et plus généralement, de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, l’État s'intéresse également à cet espace riche pour les mémoires des deux guerres mondiales. En effet, dès 1946 le projet d'un « Monument national du souvenir » est envisagé à Compiègne, à l'initiative des fédérations d'anciens combattants, des prisonniers de guerre, des déportés et internés, et des déportés du travail, et sous le haut patronage de Vincent Auriol – président de la République française de 1947 à 1954 –.17 L'emplacement envisagé pour ce projet se situe à

proximité du camp de Royallieu, au carrefour de l'Abbaye, à Compiègne. Il se présente sous la forme d'une tour de dix-sept mètres de haut, parsemée de trous irréguliers représentant chacun des départements français en deuil et montrant les origines géographiques diverses des victimes du camp.

Dans une correspondance entre le ministre de l'Intérieur Jules Moch et le chef du gouvernement Robert Schuman en juin 1948, Jules Moch présente le camp de Royallieu comme un « lieu de rassemblement des Français envoyés en déportation en Allemagne ».18

Selon lui, un tel projet ne peut émaner d'un comité privé car il est dédié à tous les Français. Ainsi, même si le lieu choisi ne semble pas idéal selon lui, car Compiègne et le camp de Royallieu ne sont symboliquement pas à la hauteur de la commémoration nationale envisagée, l'alternative proposée pour que le monument soit érigé à Compiègne est la suivante : ou bien l’État doit prendre seul l'initiative du projet ou bien il n'y participera pas. Dans le contexte ambiant du mythe résistancialiste, cette intention répond à la volonté de l’État d'ériger des monuments aux morts après la guerre aux endroits où des combats de la Résistance et des lieux de massacres par l'armée allemande ont été perpétrés.19 Si les monuments sont de nature

très diverses sur l'ensemble du territoire français, un projet d'envergure nationale comme à Compiègne doit rassembler des symboles représentatifs de tous les Français mais également du régime politique en place. L'héritage gaulliste y prédomine car Vincent Auriol – président de la IVème République – est entré dans la Résistance en 1943 pour se mettre au service, à

17 Archives nationales (AN), Pierrefitte-sur-Seine, F1 cI 228, Ministère de l'Intérieur, administration générale, esprit public, correspondance entre le comité exécutif pour le monument du souvenir de Compiègne et le ministre de l'Intérieur Jules Moch en 1948.

18 AN, F1 cI 228, Ministère de l'Intérieur, administration générale, esprit public, correspondance entre le ministre de l'Intérieur Jules Moch et le chef du gouvernement Robert Schuman en 1948.

Londres, du général de Gaulle dont il a été le ministre de 1945 à 1946 tout comme Jules Moch.20

Malgré l'avis dans un premier temps favorable de L’État pour l'élaboration de ce projet, le manque de financement de la part des préfectures départementales et la désapprobation de la Commission centrale des monuments commémoratifs – créée par décret en 1947 pour représenter le ministre de l'Intérieur et donner un avis décisif sur l'élaboration ou non de monuments commémoratifs – pour la construction du monument en l'état, n'ont pas conduit à son édification.21

Si l'idée d'un monument national pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale est abandonnée dans l'immédiat après-guerre, L’État s'intéresse de nouveau à Compiègne et plus particulièrement au camp de Royallieu dans les années 1990.22 Dans un courrier adressé à

Philippe Marini – maire de Compiègne de 1987 à nos jours –, le chef du gouvernement de 1993 à 1995 – Edouard Balladur – présente la nécessité nationale de transformer Royallieu en mémorial de l'internement et de la déportation :

La libération du camp dé Royalliéu né saurait évidémmént sé fairé sans consérvér uné partié dé cé sité commé témoin dés événéménts doulouréux qui s'y sont déroulés au cours dé la Sécondé Guérré mondialé ét dont furént victimés plus dé cinquanté millé intérnés ét déportés. Jé sais qué c'ést lé souci dé la villé dé Compiégné qui énténd préndré dés initiativés a cét égard.

Jé démandé au ministré dés anciéns combattants ét victimés dé guérré, qui disposéra du concours du fonds pour lés réstructurations dé la défénsé, d'éntamér dés a présént lés étudés d'un projét dé mémorial ét dé mé proposér lés conditions dé réalisation qui traduiront au miéux lé réspéct ét la solidarité qué la nation doit a toutés lés victimés dé cé dramé.23

Avant la dissolution du dernier régiment de transmission occupant la caserne de Royallieu à l'été 1997, l'armée envisage déjà de quitter les locaux à la vue du contexte de restructuration du service militaire dans les années 1990. La municipalité envisage dès lors un réaménagement de la ville afin de valoriser et dynamiser l'espace, notamment par la création

20 DUSSERE Aurélia, HOUTE Arnaud-Dominique, Atlas de la France au XXème siècle, 1914-2002 : De la

Grande Guerre à une nouvelle société, Paris, Autrement, 2008.

21 AN, F1 cI 228, Ministère de l'Intérieur, administration générale, esprit public, diverses correspondances du ministre de l'Intérieur Jules Moch.

22 Voir annexe n° 10, Mémorial de l’internement et de la déportation de Royallieu, pochette orange « Projet mémorial 1994 », dossier préalable de programmation et de financement (extraits), p. 198.

de logements, de commerces et d'infrastructures urbaines, tout en conservant une partie du site pour réaliser un mémorial.24 Contrairement au projet de « Monument national du souvenir

» évoqué précédemment, la municipalité s’investit financièrement dans l'élaboration du mémorial dont les locaux sont dès lors et jusqu'à aujourd'hui devenus un établissement municipal.25 L’État semble, d'après le courrier d’Édouard Balladur, à même d'aider la

municipalité dans ce projet même si d'après Philippe Marini « faire naître ce projet, obtenir l'aide de l’État [...] a été difficile ». En mars 2007, le plan de financement hors taxes du mémorial est le suivant : deux millions d'euros sont attribués par le ministère de la défense, environ 900 000 euros par le conseil régional de Picardie et le conseil général de l'Oise, 50 000 euros par la caisse des dépôts et des consignations – exerçant des activités d'intérêt général pour le compte de l'État et des collectivités territoriales –, environ 200 000 euros par la réserve parlementaire – Philippe Marini étant sénateur de 1992 à 2015 –, 150 000 euros par la fondation du patrimoine et enfin, environ 600 000 euros par la ville de Compiègne.26 Ainsi,

environ cinq millions d'euros hors taxes sont consacrés à l'élaboration du mémorial avec une nette participation de l’État, soit deux cinquième de la somme totale. La municipalité et les autorités locales ne sont pas en reste également sur leur participation dont ils obtiennent de véritables intérêts économiques et politiques.

B. Quels enjeux économiques et politiques pour les Compiégnois et les autorités

Outline

Documents relatifs