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Un rapport égal des appelés face à l'histoire de Royallieu ?

DE LA LIBÉRATION DE COMPIÈGNE EN SEPTEMBRE 1944 A LA MÉMORIALISATION DES ANNÉES 1990 : LA CASERNE DE

Chapitre 3 La rapide réintégration militaire de Royallieu après la Libération

A. L'internement à Royallieu : un passé trop vite oublié par l'armée ?

2. Un rapport égal des appelés face à l'histoire de Royallieu ?

Tout d'abord, les appelés au service militaire à Royallieu proviennent de tous horizons géographiques. Si certains ont eu la chance d'être affectés dans leur département de résidence, ce n'est pas le cas pour la majorité – 11 contre 18 des témoins concernés –.8 Pour autant, la

plupart des témoins oisiens ne connaissaient pas l'existence du camp avant de faire leur service militaire. Sept d'entre eux ont appris son existence une fois casernés, trois le connaissaient avant de s'y rendre et un l'a appris plus tardivement. Les appelés ne résidant pas

6 DREVILLON Hervé, WIEVIORKA Olivier, Histoire militaire de la France. II. De 1870 à nos jours, op. cit. 7 Voir ma base de données des appelés au service militaire de 1951 à 1996 interrogés ; Annexe n° 3 « Base de données des appelés au service militaire de 1951 à 1996 interrogés », p. 171.

dans l'Oise ont principalement appris l'histoire du lieu sur place également : huit sur place contre quatre avant et six après le service militaire. Jusque dans les années 1960, les témoins interrogés connaissent déjà le passé de Royallieu. En effet, la Seconde Guerre mondiale est encore un événement récent dans les esprits – les appelés ont une vingtaine d'années –, les témoins directs de l'événement transmettent leur expérience de guerre à leur famille qu'ils aient été combattants, prisonniers, résistants ou victimes des politiques raciales. La France est en pleine reconstruction et le souvenir de la guerre est toujours présent dans l'espace.9 Daniel

R. évoque l'après-guerre et le souvenir de sa famille ainsi :

Moi, c'était surtout par ma famillé puisqué jé suis né én 1945. [...] J'ai été élévé par més grands parénts ét j'ai connu, jé dirais, commé dés millions d'autrés, l'apré!s-guérré. J'ai pas connu la guérré mais j'ai été élévé dans la guérré. A l'époqué, lés géns sé débrouillaiént, il fallait mangér, il y avait rién, c'était l'apré!s-guérré. J'ai été élévé commé ça.10

Pendant l'après-guerre, les pouvoirs publics s'impliquent fortement dans la reconstruction du pays afin de réparer les dommages de guerre. Certaines villes étant totalement détruites, l'économie du pays, accompagnée d'aides internationales telles que le Plan Marshall – prêts accordés par les Etats-Unis de 1947 à 1951 aux Etats européens pour leur reconstruction –, est principalement orientée pour leur réhabilitation.11

Au fil du temps, le souvenir physique de la guerre s'éloigne et se matérialise autrement, notamment sous la Vème République, grâce à l'école. L'histoire d'une France

victorieuse et résistante est enseignée, négligeant certains drames de la collaboration vichyste tels que l'internement sur le sol français jusqu'en 1983.12 Ainsi, l'aménagement de Royallieu

en camp de transit vers l'Est pendant la Seconde Guerre mondiale n'est probablement pas

9 LAGROU Pieter, Mémoires patriotiques et occupation nazie : résistants, requis et déportés en Europe

occidentale, 1945-1965, [éd. originale 2000] ; traduit du néerlandais par Pieter Lagrou, Bruxelles/Paris,

Complexe, 2003.

10 Entretien téléphonique avec Daniel R., le 08 mai 2020, à son domicile, Longueil-Annel (Oise), 38 min. 11 BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, Histoire de la France au XXème siècle. II. 1930-1958, Paris, Tempus, 2009.

12 CORBEL Laurence, FALAISE Benoît, « L'enseignement de l'histoire et les mémoires douloureuses du XXème siècle », Revue française de pédagogie, n° 147, 2004, p. 43-55.

évoqué. Au total, 18 des témoins interrogés ont appris l'existence du camp sur place, grâce à leurs supérieurs, comme William C.13 :

Sur placé. C'était lugubré alors apré!s on chérché un péu ét il y avait pas intérnét, c'était quand mé*mé plus long qu'aujourd'hui. Il faut appréndré. Ca faisait bizarré, vous arriviéz la!-dédans... C'était tout a! fait... L'idéé qu'on sé faisait dés casérnés austé!rés, pas béllés ét puis apré!s quand vous apprénéz l'histoiré du truc, ça faisait froid dans lé dos. C'était horriblé, ça n'a rién a! voir avéc cé qué c'ést mainténant. [...] Ca n'avait rién a! voir avéc l'idéé qu'on sé faisait d'uné arméé modérné alors qu'on était dans lés Transmissions. [...] Gra*cé aux gradés, tout ça, cértainémént, on a appris qué c'était un ancién ét apré!s vous cogitéz.14

L'ensemble des régiments, et notamment le 51e régiment de transmissions présent à

Royallieu à partir de 1984, ne cachent pas l'histoire du lieu aux appelés même si les locaux ont été partiellement rénovés.15 Pour William C. et d'autres témoins, cette annonce s'est avérée

bouleversante d'autant plus que le service militaire n'est généralement pas apprécié par les appelés car ils y sont contraints.16 Si les appelés ne négligent pas les bons souvenirs qu'ils ont

pu vivre au sein de la caserne, aucun d'entre eux n'a le souvenir d'un élément marquant ayant pu faire allusion, même a posteriori, à un camp de transit. Seul Albert B. décrit dans sa réponse que « les bâtiments de l’aile gauche sont restaurés [alors qu'il] n’en est pas de même pour l’aile droite où certains [...] sont encore dans l’état et portent les traces des captifs de la guerre qui étaient là en transit avant déportation vers l’Allemagne ».17 Par ailleurs, Philippe

Recton évoque avec émotion la découverte du tunnel d'évasion creusé et utilisé à deux reprises, en 1942 et en 1944, par 34 internés :

J'ai connu l'installation du chauffagé céntral. [...] C'ést au cours dé cés travaux, quand ils ont comméncé a! créusér lés tranchéés ét tout qu'on a découvért pas mal dé pétités chosés, dés véstigés én fin dé compté dé la dérnié!ré guérré mondialé. [...] Cé qui m'a lé plus marqué, c'ést la découvérté dé cé sous-térrain qui avait quand mé*mé été impréssionnant dans lé séns ou! on avait rétrouvé dés pétités cuillé!rés qui avaiént su*rémént sérvi a! créusér.18

13 Voir Annexe n° 3 « Base de données des appelés au service militaire de 1951 à 1996 interrogés », p. 171. 14 Entretien téléphonique avec William C., le 07 mai 2020, à son domicile, Villers-Cotterêts (Aisne), 19 min. 15 POUTEAU Sylvain, Royallieu, 80 ans d'histoire, op.cit.

16 DREVILLON Hervé, WIEVIORKA Olivier, Histoire militaire de la France. II. De 1870 à nos jours, op. cit. 17 Entretien écrit réalisé avec Albert B., reçu le 03 décembre 2019.

Si ces deux témoignages prouvent qu'il est possible pour les appelés de trouver des vestiges de l'internement à Royallieu – notamment au cours des rénovations de la caserne jusque dans les années 1970 –, il convient de ne pas en faire une généralité car la majorité des témoins n'en ont aucun souvenir. En effet, ils décrivent pour beaucoup une caserne militaire classique : grande, avec une cour d'honneur, un stade, un parcours du combattant, un poste de garde, des hangars, des baraquements et du matériel militaire. Apprendre le destin tragique des internés pendant la Seconde Guerre mondiale a été un moment marquant pour les appelés mais la réalité du service militaire au sein de Royallieu reste tout de même leur souvenir le plus dominant. La modification de l'espace par l'armée est en grande partie responsable de cette perception car il était impossible d'imposer aux appelés, déjà réticents de se retrouver ici, les images du passé. Cependant, il ne faut pas oublier que par ce geste l'armée réintègre ses locaux et y marque son pouvoir et son rôle politique éminent.19

Enfin, la moitié des témoins interrogés sont revenus sur les traces de leur service militaire ces dernières années et ce qu'ils habitent dans l'Oise ou non aujourd'hui – un tiers des Oisiens y sont revenus contre la moitié des autres appelés –.20 Certains sont venus à

Compiègne mais n'ont pas visité le Mémorial, comme Stéphane L. en 2010 :

C'ést apré!s quand ils ont fait lé Mémorial qué j'ai pris connaissancé vraimént dé l'histoiré du camp mé*mé si j'én avais énténdu parlér péndant lé sérvicé. Mais c'ést vraimént apré!s quand ils ont fait cé Mémorial la! qué j'y suis rétourné fairé un tour pour voir commént ça avait changé ét c'ést la! qué j'ai vu cértainés chosés qué jé né connaissais pas a! l'originé. [...] J'ai pas vraimént fais dé visité mais jé suis allé un péu aux abords régardér, pour éssayér dé voir si jé réconnaissais cértainés chosés. [...] J'ai plus [pénsé] a! cé qué moi j'ai vécu péndant mon sérvicé parcé-qué j'ai pas fais forcémént dé lién avéc cé qui s'ést passé avant mé*mé si j'ai été un péu touché par l'histoiré du camp.21

Cette perception de l'espace quasi univoque parmi les appelés renvoie à l'habitude, même lointaine, de considérer Royallieu comme une caserne militaire et non un camp.22 En

effet, le lien éminemment perceptible entre les appelés et Royallieu est leur parcours militaire dans ces locaux et ce malgré la mémorialisation du lieu et sa réhabilitation sous les aspects d'une toute autre époque. L'histoire individuelle de chaque individu influence également son

19 DREVILLON Hervé, WIEVIORKA Olivier, Histoire militaire de la France. II. De 1870 à nos jours, op. cit. 20 Voir Annexe n° 3 « Base de données des appelés au service militaire de 1951 à 1996 interrogés », p. 171. 21 Entretien téléphonique avec Stéphane L., le 08 mai 2020, à son domicile, Nice (Alpes-Maritimes), 9 min. 22 DEMANGEON Albert, « La géographie psychologique », Annales de Géographie, n° 278-279, 1940, p. 134- 137.

rapport à l'espace car sa sensibilité s'exprime différemment. Par exemple, William C. a un fils passionné par l'histoire, a visité le Mémorial avec lui et a été « touché par le sort de ces pauvres gens » sans être surpris que l'on « n'évoque pas la caserne » dans la scénographie du Mémorial.23 Contrairement à lui, Philippe Recton, militaire de formation et pompier à

Compiègne, regrette qu'il n'y ait « pas des archives photos des régiments concernés par la ville de Compiègne ».24 Selon lui, après la dissolution du 51e régiment de transmissions en 1997,

l'armée a décidé d'effacer la trace de son passage à Royallieu et a cédé son terrain à la municipalité pour une somme modique. Cette supposition s'avère plus que plausible car l'armée perd de son prestige à cette même période en France alors que le devoir de mémoire et les projets de mémoriaux prennent de plus en plus d'importance avec la libération de la parole des victimes et les politiques mémorielles de l'Etat.25

Ainsi, la sensibilité des appelés vis-à-vis de Royallieu est très variable d'un individu à un autre. L'histoire personnelle et l'expérience militaire ont une influence directe sur la perception du lieu par les appelés. Mais, d'autres facteurs sont à prendre en considération, notamment l'histoire familiale des appelés pendant la Seconde Guerre mondiale, comme nous allons l'étudier à présent.

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