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Le service militaire de Michel Drucker à l'épreuve du temps : la question de la mémoire familiale

DE LA LIBÉRATION DE COMPIÈGNE EN SEPTEMBRE 1944 A LA MÉMORIALISATION DES ANNÉES 1990 : LA CASERNE DE

Chapitre 3 La rapide réintégration militaire de Royallieu après la Libération

B. Perceptions de l'espace par un appelé : l'exemple de Michel Drucker

2. Le service militaire de Michel Drucker à l'épreuve du temps : la question de la mémoire familiale

Michel Drucker est né le 12 décembre 1942 à Vire, une commune française située dans le Calvados. Lors de notre entretien, il n'a pas mentionné son enfance. En effet, il a directement évoqué la caserne de Royallieu à partir des dires de son père lorsqu'il était encore enfant :

Donc j'ai énténdu parlé dé Compié!gné ét mon pé!ré était réntré dé captivité, tré!s pérturbé par tout ça. J'énténdais parlér dé Compié!gné parcé-qué, si tu connais l'histoiré du camp, jé crois qué péndant cétté périodé-la!, il y a éu un tunnél qui a été créusé héin. [...] Et la! ou! Compié!gné m'a sauté a! la figuré, si j'osé diré, c'ést quand j'ai réçu mon bullétin, mon, ma convocation pour allér fairé mon sérvicé militairé. Et quand mon pé!ré a vu qué c'était a! Compié!gné, jé mé, jé mé souviéndrai toujours, il était boulévérsé parcé-qué 45 ans, cé n'ést pas béaucoup... Lui, il était én 42, moi c'était én 60, donc 18 ans, pardon, 18 ans apré!s, c'ést rién 18 ans. 18 ans apré!s, son fils allait lui aussi a! Compié!gné.34

Michel Drucker ne connaissait pas grand chose de l'histoire du camp, ni de l'histoire de son père au sein de ce dernier avant d'effectuer son service militaire. Il excuse cette méconnaissance par son jeune âge mais également le silence de son père sur le drame. Pour autant, il connaissait tout de même son existence. Lorsqu'il évoque la découverte de sa convocation pour la caserne de Compiègne, l'émotion est palpable mais il reconnait lui-même avoir pris connaissance du tragique destin unissant son père et lui à ce lieu bien des années plus tard. Cela s'explique par l'omniprésence du mythe résistancialiste au sein de la société française dans les années d'après-guerre. En effet, si le mythe du grand silence a été déconstruit par le philosophe François Azouvi, la société française préfère mettre de côté le souvenir de Vichy et ce qui en découle : la collaboration, l'arrestation et la déportation de centaines de milliers d'individus ainsi que la défaite française.35 L'image d'une France

triomphante, notamment grâce aux héros de la Résistance intérieure et la présidence du général de Gaulle (1958-1969), domine dans les hautes sphères de la société. Cette image est à nuancer localement puisque la collaboration touche directement des interconnaissances dont les actions collaboratrices ont un visage et pas seulement l'étiquette d'une étroite coopération active d'autorités étatiques.36 Dès lors, si Michel Drucker a grandi dans une famille silencieuse

34 Entretien avec Michel Drucker, le 18 décembre 2019, réf. cit. ; voir annexe n° 9, p. 189. 35 AZOUVI François, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, op. cit. 36 ROUSSO Henry, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016.

– ou du moins qui ne lui parlait pas de la guerre –, il avait en tête une image de la guerre dictée par la société, une France résistante luttant contre le nazisme.

Ne pas connaître l'histoire du camp ni de son père lui a permis de vivre son service militaire comme les autres appelés et engagés :

Alors Compié!gné pour moi, c'ést évidémmént la foré*t, c'était lés manœuvrés qu'on faisait. J'étais la! tout lé témps parcé-qué j'avais pratiquémént pas dé pérmission. C'ést pas, c'ést pas un mauvais souvénir mais rétrospéctivémént, éuh, jé mé dis héuréusémént qué j'ai pas pris consciéncé dans cétté, dans ma jéunéssé a! Compié!gné, dé cé qué jé té raconté mainténant. Parcé-qué j'aurais péut-é*tré fait uné dépréssion ou j'aurais péut-é*tré, éuh, éuh, j'aurais péut-é*tré moins bién supporté l'arméé.37

Comme beaucoup d'enfants d'internés et de déportés, le poids des souffrances parentales aurait probablement influencé l'expérience militaire de Michel Drucker alors qu'il n'a pas vécu ce traumatisme lui-même.38 Influencé par les images, les objets, les histoires et

les émotions médiatisés dans la société française depuis la libération de la parole des témoins de la Seconde Guerre mondiale en 1961 lors du procès Eichmann et de la Shoah dans les années 1980, Michel Drucker choisit, malgré mon insistance, de n'évoquer que sa perception contemporaine du lieu, sa vision au prisme de sa mémoire familiale. Ce regard sur les faits s'explique par un phénomène lié à l'omniprésence de la mémoire dans notre société dont il est impossible de se détacher même lorsqu'un témoin tente de retranscrire le plus justement possible son histoire.39 Cette nouvelle dimension accordée au parcours du témoin n'est pas

inintéressante, bien au contraire, car elle prend en considération l'ensemble de sa vie mais il ne faut pas négliger le potentiel anachronisme de ses propos. Ainsi, j'ai choisi de développer davantage le retour de Michel Drucker sur son expérience militaire, après être revenu sur les traces de son père lors de l'inauguration du Mémorial, plutôt que l'expérience en elle-même. Ce choix se justifie par l'exceptionnalité de son rapport au lieu.

37 Entretien avec Michel Drucker, le 18 décembre 2019, réf. cit. ; voir annexe n° 9, p. 189.

38 HIRSCH Marianne, The generation of postmemory, Writing and visual culture after the Holocaust, op. cit. 39 ROUSSO Henry, La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998.

3. L'inauguration du Mémorial ou la compréhension du « hasard

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