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Le camp de Royallieu et ses internés : une mémoire oubliée ?

Mes objectifs sont multiples et certains ont déjà été abordés précédemment. L'un des enjeux de ce travail de recherche est de retracer différents parcours individuels de Compiégnois pendant la guerre en montrant qu'il n'existe pas de destin pré-construit. Non, l'absence de synagogue n'a pas empêché l'effervescence d'une communauté juive. Non, une ville occupée par l'Allemagne nazie ne se compose pas uniquement de dénonciateurs et de collaborateurs. Non, les Compiégnois n'ont pas innocemment obéi aux ordres. Certains les ont enfreints, d'autres non. J'espère le prouver tout en ne négligeant pas le lourd silence qui règne encore sur la ville, ni certains faits avérés de collaboration. Sans surprise, les témoins qui ont accepté de livrer leur histoire ne se présentent pas comme collaborateurs. Il ne s'agit pas de remettre leur parole en cause mais pas non plus de faire de leur cas particulier, une généralité. Il semble qu'il n'existe pas d'image résistante à Compiègne mais l'étiquette de la collaboration ne domine pas non plus. Je souhaite comprendre les différents rouages pour reconstruire le Compiègne de l'époque : un camp dans la ville ; une population sous l'autorité directe de l'occupant ; et des perceptions et des réactions très précises vis-à-vis de cette situation.

L'objectif n'est pas pour autant de faire une histoire de la routine, de la vie quotidienne et des banalités, même si elles sont très présentes dans le récit de mes témoins. Je dois donc ajuster la focale sur mes propres questionnements : comment les internés de Royallieu étaient- ils perçus par les Compiégnois pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment lors de leur trajet entre le camp et la gare ? Comment la mémoire, en particulier de la Shoah, s'organise-t- elle à Compiègne, dès l’après-guerre, dans une ville ayant fortement collaboré avec l'occupant et silencieuse sur les persécutions locales ? Le mémoire cherche à montrer qu'en ne se 33

focalisant pas sur les victimes ou sur les bourreaux, je peux tout de même contextualiser les agissements et les pensées des acteurs. Une guerre ou une période d'occupation ne disparaît pas subitement de la vie des individus même si, dans le cas de Compiègne, le camp est réinvesti par l’armée dès l’immédiat après-guerre. Le souvenir reste très présent dans les esprits et peut s'estomper au fur et à mesure de la démobilisation culturelle.77 A Compiègne, la

population semble vouloir oublier son passé au cours de la reconstruction et les étrangers à la ville – notamment les appelés au service militaire – n’y sont que très peu sensibilisés. A différentes échelles, des individus, des familles, des communautés et de la ville, on ne parle plus des souffrances du passé. Pourquoi ? La collaboration est-elle responsable de ce silence conduisant à un volontaire oubli, pour certaines personnes ? La réponse semble claire mais des raisons moins évidentes sont à chercher pour la justifier. Posons comme hypothèse que les Compiégnois ont préféré collaborer avec l'ennemi afin de préserver leur confort et leur situation assez aisée.78 Comment ont-ils appréhendé la violence infligée aux internés d'autant

que la police française accompagne les convois et que certains habitants assouvirent leur curiosité en regardant par leurs fenêtres ?

Afin de lutter contre ce silence et l’oubli apparent de l’histoire du camp, des associations, dans un premier temps, et la municipalité, dans un second temps, se sont mobilisés pour rétablir la mémoire des internés du camp de Royallieu. Par ailleurs, l’armée a repris possession de ses locaux jusque dans les années 1990 mais a-t-elle pour autant négligé l’histoire du camp ? L’objectif est de retracer, dans le temps et l’espace ainsi qu’à différentes échelles, l’histoire d’un lieu, de sa mémoire et celle de ses acteurs. Les rapports à la mémoire sont à interpréter dans le cadre d’une société de mémoires où des enjeux, à première vue, symboliques, mais également politiques, économiques, culturels et sociaux ne sont pas à négliger. L’aboutissement du projet de mémorial et son inauguration posent également des questions propres à la patrimonialisation du lieu et à la muséographie choisie pour faire comprendre aux visiteurs son histoire. Qui représenter ? Quelle(s) histoires raconter ? Et enfin, comment transmettre les mémoires d’un lieu chargé d’histoires diverses et variées, où l’armée française a été le principal occupant.

77 FLATEAU Cosima, « Les sorties de guerre. Une introduction », Les Cahiers Sirice, vol. 17, n° 3, 2016, p. 5-14 ; HORNE John, State Society and Mobilization in Europe during the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

78 POIRMEUR André, Compiègne 1939-1945, op. cit.

Dès lors, la problématique générale pour cette recherche, serait la suivante : Comment les témoins de Royallieu et de Compiègne se sont-ils appropriés l'espace du camp, de la caserne et du mémorial entre 1939 et 2010 ? Comment ces derniers ont-ils participé à ses évolutions militaires et mémorielles ? En termes pratiques, je souhaite comprendre le quotidien des Compiégnois pendant la guerre et le rapport mémoriel qu'ils peuvent avoir avec celle-ci, dans un espace qui évolue spatialement mais également en termes d'acteurs. En ce qui concerne les appelés au service militaire, comment ont-ils vécu dans cet espace à charge historique et mémorielle ? Et enfin, qu'est-ce qui a été transmis aujourd'hui ? Quelle(s) mémoire(s) sont représentées au mémorial ? La mémoire du camp, certes, mais que faire de l'armée qui a tout de même occupé les lieux pendant 80 ans ?

Selon moi, une pluralité de réactions et de perceptions sont notables, en fonction du vécu de chacun et des situations professionnelles, sociales, économiques, culturelles et politiques diverses et variées. Mon analyse ne prétend pas à l'exhaustivité car, que ce soit par les témoignages, particuliers, ou les documents administratifs, généraux, retranscrire une réalité historique dans sa totalité n'est pas possible. Sans doute, des témoins potentiels n'ont pas vu mes annonces mais aucun d'entre eux n'a jamais songé à s'exprimer, d'une manière ou d'une autre. Ce ne sont pas les infrastructures qui manquent aujourd'hui. Le témoignage peut être un moyen de se libérer et si, cette fois-ci, je devais formuler une généralité à partir des témoins rencontrés, ce serait celle d'un soulagement ou d’un apprentissage sur leurs propres expériences, chez chacun d'entre eux. Certes, leurs motivations étaient différentes : transmettre la mémoire, libérer sa conscience ou tout simplement m'aider. Mais, aucun d'entre eux n'omet de mentionner le grand silence qui plane sur la ville, comme une chape de plomb.

La Seconde Guerre mondiale à Compiègne est rythmée par la présence d’un camp dans la ville impliquant quotidiennement un changement du rapport à l’espace pour les habitants, en lien avec la présence des autorités d’occupation et les persécutions locales – notamment antisémites –. Les perceptions du camp de Royallieu sont quant à elles diverses, dépendent du point de vue des acteurs étudiés et sont principalement orientées sur la figure de l’interné. Dès la Libération du 1er septembre 1944, l’armée réintègre ses locaux jusque dans

les années 1990, peut-être en négligeant l’histoire du camp mais, les appelés au service militaire – comme Michel Drucker – ou les Compiégnois ont-ils ce même rapport à l’espace ?

En effet, la ville de Compiègne est marquée par la diffusion de premières mémoires à la même période, notamment celle des internés, malgré le souvenir de la collaboration et l’absence de reconnaissance accordée aux victimes de la Shoah. La patrimonialisation de Royallieu, après le départ de l’armée en 1997, permet d’intensifier la transmission des mémoires sur le modèle national, certes, mais aussi d’assouvir des enjeux politiques locaux et symboliques pour la création du mémorial. Depuis 2008, le mémorial présente une histoire de la déportation se voulant accessible à tous les visiteurs, confrontés à un espace à trois histoires – le camp, la caserne et le mémorial –, dont la mémoire militaire française semble avoir été évincée.

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