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Chapitre  III   –  Le  terrain  ethnographique  :  méthodes,  apprentissages  et  expériences

3.   Expériences  du  terrain  dans  les  quartiers  périurbains

3.2.   Violences  et  pratiques  locales  de  sécurité  à  Aguazinha

À Aguazinha, quartier de la municipalité d’Olinda, j’ai également été témoin d’une autre scène de violence observée depuis la terrasse de la maison où je séjournais. Celle-ci était située au premier étage où je prenais souvent mon petit déjeuner. Tasse de thé à la main, j’ai assisté à un vol à main armée qui s’est déroulé à deux pas de la maison. Cet événement s’est produit à environ six heures et demie du matin, à l’heure où certains travailleurs matinaux partent rejoindre leur bus pour se rendre à leur travail. Moi-même, j’étais censée partir après mon petit déjeuner pour aller au premier culte matinal de l’IURD à 7h30 à la Cruz Cabugá. Or, soudain ce fut la stupéfaction.

Tout s’est passé très vite. Une femme se dirigeait vers l’arrêt de bus se trouvant au bout de la rue, à quelques mètres de mon champ de vision, lorsqu’elle a été interceptée par un jeune homme. Celui-ci lui montre son arme et lui demande de lui donner son sac à main. Il l’ouvre aussitôt et s’empare du téléphone portable de la victime ainsi que de son portefeuille. Ensuite, il jette le sac par terre et part très rapidement vers une ruelle adjacente. La femme est sidérée. Sous le choc, elle ramasse son sac par terre. Puis, un monsieur âgé d’une quarantaine d’années passe et remarque son état de choc. Il lui demande si tout va bien, elle lui explique qu’elle venait de se faire voler, à six-heures et demie du matin. Le monsieur propose de l’accompagner jusqu’à chez elle, mais elle refuse et le lui remercie en lui disant que le pire était passé.

Cet événement m’a bouleversée car, à quelques minutes près, j’aurai pu moi-même être la victime, puisque juste après mon petit déjeuner, je devais partir en direction de cet arrêt de bus. Il m’a fallu un certain temps pour digérer ce que j’avais pu observer depuis la terrasse. Encore bouleversée, j’ai décidé de prendre mon temps avant de quitter le domicile ce matin-là. Vers sept heures, la mère de mon amie qui m’hébergeait s’est levée. Je lui ai raconté l’épisode, mais cela ne semblait guère l’étonner. Au contraire, elle réagissait avec une banalité surprenante parce que, selon elle, les vols à main à armée sont hélas devenus quelque chose d’ordinaire dans

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le quartier. Toujours d’après elle, si avant ils avaient lieu à la tombée de la nuit ou durant le soir, à présent, à tout moment de la journée, une personne peut se faire voler ou se faire agresser.

Elle m’a par ailleurs expliqué que les jeunes agresseurs résidaient le plus souvent dans des secteurs sensibles du quartier. Ils ne respectaient plus rien, ni personne, puisqu’ils volaient des habitants du même espace de vie qu’eux. Selon elle, cela est dû principalement à l’emprise de la drogue qui fait des ravages chez la jeunesse du quartier. Cet élément semble être une tendance générale dans les quartiers périurbains au Brésil (Théry, 2017). Après m’avoir mise en garde, la mère de mon amie m’a conseillée de faire attention lorsque je devrais sortir. Il fallait que je redouble d’attention quant aux objets que je portais sur le terrain, notamment mon dictaphone, mon téléphone portable, mon appareil photo et mon caméscope.

Au-delà de m’avertir sur les risques potentiels, cette femme m’avait expliqué comment dissimuler mes différents objets. Elle m’a conseillée notamment de les transporter camouflés dans des sacs plastiques de supermarché. Cela m’a été présenté comme une astuce me permettant d’éviter d’attirer l’attention de voleurs. Quant à avoir de l’argent en espèces sur moi, je devrais en emporter un minimum, le cas échéant, il fallait le ranger dans une pochette plate, du type banane, portée à l’intérieur de mes habits.

Les conseils provenant de la mère de mon amie étaient une démonstration explicite d’un certain savoir être local. Cela dit, se fier aux connaissances locales est un grand pas pour apprivoiser le terrain (Godelier, 1996, 2010 ; Malinowski, 1989 ; Olivier de Sardan, 2008). Plus que cela, les conseils et astuces de cette femme me renseignaient non seulement sur le mode de vie local, mais aussi sur la capacité individuelle à l’inventivité pour faire face à une situation donnée. Si, d’une part, il était question de se protéger afin d’éviter les ennuis, d’autre part, en apprenant des astuces pour ma sécurité, je m’introduisais dans une façon de faire locale pour me défendre face aux potentielles agressions.

En outre, cette femme m’a également recommandé de m’en remettre à la protection de Dieu. D’après elle, lui seul détient le pouvoir de protéger tout un chacun. Elle a ajouté que comme je fréquentais des églises évangéliques, ma sécurité devrait être vraisemblablement assurée, puisque je me rendais dans un milieu censé m’apporter une protection divine. Là aussi, j’ai eu affaire à une production de sens particulière, laquelle est propre à tout individu qui cherche à se rassurer en construisant une réponse logique et immédiate à une situation donnée (Augé, 1994a ; Evans-Pritchard, 1972).

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À cet égard, se soumettre à la protection divine est un recours immédiat à la portée des personnes habitant les quartiers périurbains où j’ai travaillé, indépendamment du fait qu’ils soient évangéliques ou pas, croyants ou agnostiques. Dans les conversations où la thématique de la violence est abordée, et auxquelles j’ai eu l’occasion de participer, les individus semblent croire plus dans l’action de Dieu que dans celle du pouvoir public. Faute d’une protection sécuritaire publique satisfaisante, les habitants préfèrent s’en remettre à Dieu, auprès duquel ils déposent toute leur confiance. Les astuces ne peuvent pas toujours garantir leur sécurité, puisque celle-ci est sans cesse mise à l’épreuve. Il veut mieux alors s’en remettre à la protection divine en espérant d’être épargné d’une agression quelconque.

Au Brésil, plus globalement, la sensation d’insécurité ne s’exprime pas uniquement à l’intérieur des quartiers périurbains, comme au Loteamento Bonfim ou à Aguazinha. Elle peut être perceptible dans différents espaces et environnements, et sous des formes tout à fait banales. À titre d’exemple, je peux citer le trajet en transport en commun reliant le quartier d’Aguazinha à la capitale. Ce voyage peut quelques fois devenir très « mouvementé », à commencer par le chauffeur du bus qui roule au-dessus de la vitesse autorisée. Son action imprudente peut ainsi provoquer un accident à tout moment. Des personnes, incarnant le visage de la misère humaine, montent dans le bus pour demander de l’aumône aux passagers. Leur sollicitation peut parfois se dérouler de façon obstinée. De plus, des bandes de jeunes délinquants armés pratiquent vols et agressions dans les transports collectifs.

Certaines lignes de bus sont plus exposées que d’autres à ce type d’action, non seulement parce qu’elles sont très empruntées, mais aussi parce qu’elles traversent des secteurs réputés pour être « dangereux » à cause des agglomérats urbains informels connus sous le terme de favelas (Gonçalves, 2010). Il faut savoir que l’action des bandes de délinquants dans les transports collectifs peut avoir des conséquences graves jusqu’à porter atteinte à la vie des usagers.

Un ouvrage portant touristiques sur le Brésil, écrit dans les années 1960, a évoqué les tribulations d’un trajet en transport en commun dans le pays (Bishop, 1963). La situation semble ne pas avoir changé depuis toutes ces décennies. Sur le terrain, j’ai connu quelques individus qui m’ont raconté qu’ils cherchent à éviter les transports en commun par peur d’un accident ou d’une agression. Ces mêmes individus parfois me déconseillaient d’emprunter ce moyen de transport. Pourtant, malgré cette mise en garde, le bus a été mon moyen de transport privilégié durant toute la durée de mon terrain.

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Les trajets en transport collectif, partant des quartiers périurbains vers la capitale, me permettaient d’observer des actions quotidiennes en rapport avec mon sujet d’étude. Par exemple, la présence massive d’adhérents aux églises étudiées qui, eux aussi, empruntent régulièrement les transports en commun. Des évangélisateurs y prêchent ou y distribuent des flyers d’invitation à leur église. Plusieurs de ces actions ont été intégrées à mon corpus de données. De fait, les trajets en bus ont révélé des activités diverses s’inscrivant dans le quotidien et en lien avec l’évangélisme pentecôtiste.

Par conséquent, malgré les dissuasions pour éviter les transports collectifs, je tenais à l’utiliser comme moyen de transport sur le terrain. Pendant toute la durée de mon terrain, je n’ai pas eu d’incident majeur, à part le témoignage désespéré d’un individu. Ce dernier était monté dans le bus d’une ligne très empruntée, laquelle relie le quartier d’Aguazinha à un terminus d’échange. Il avait monté dans ce bus pour porter à la connaissance des usagers le récit d’un vol à main armée ayant fait une victime. Il s’agissait du fils de son voisin qui devait rentrer à la maison après son travail. Il a précisé que, selon des récits recueillis, le jeune homme a été tué parce qu’il a réagi au vol mené par une petite bande d’adolescents agresseurs.

Son discours visait à mettre en garde les usagers, mais surtout à recueillir des témoignages susceptibles de l’aider dans l’investigation du meurtre du jeune homme qu’il connaissait. Les usagers semblaient avoir de l’empathie pour cet individu, mais personne n’a réagi à son appel à témoin, ni à sa demande de mobilisation pour une pétition réclamant à la municipalité plus de sécurité dans les transports collectifs. L’observation de cette action a en quelque sorte confirmé la réticence de certains individus face au pouvoir public brésilien. C’est pourquoi dans les quartiers certains me disaient qu’ils préféraient se remettre à la protection divine.

En arrivant à mon domicile de séjour à Aguazinha, j’ai fait part à la famille qui m’hébergeait de ce que je venais d’apprendre dans le bus. Pour eux, il s’agissait là d’une situation avec laquelle il faut désormais apprendre à vivre, puisque l’insécurité est partout. Encore une fois, cette famille insistait sur la protection divine en espérant que rien ne puisse leur arriver à eux ni à leur proche. Face à cette réalité de fragilité sociale, il n’est pas étonnant que les églises évangéliques connaissent une réussite dans les espaces périurbains.

À Aguazinha, mais aussi au Loteamento Bonfim, les temples évangéliques du quartier proposent un accueil chaleureux et humain. Ils intègrent des individus espérant trouver en Dieu un refuge contre les situations difficiles. C’est pourquoi une voisine, à Aguazinha, m’avait raconté qu’elle se réjouissait de voir tous ces enfants fréquenter l’église pentecôtiste proche de

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son domicile. Pour elle, l’église représentait plus qu’un refuge, elle était son deuxième foyer où elle a pu trouver une deuxième famille et ses enfants un entourage bienveillant.

Dans ce sens, l’église est souvent envisagée par ses adhérents comme un lieu sûr où, en plus exercer sa foi, il est possible de tisser des liens fraternels. Elle se présente ainsi à ses adhérents comme une social family (Werbner, 1991), parce qu’elle représente un espace social dans lequel se réunissent des individus qui se côtoient régulièrement et qui s’inscrivent dans une relation sociale de proximité, une sorte de famille élargie (Aubrée, 2003 ; Fancello, 2006 ; Fer, 2005 ; Gusman, 2011 ; Laurent, 2003).

Pour revenir à Aguazinha, le trafic de drogue y fait des ravages, principalement dans les zones sensibles du quartier. Dans celles-ci, la jeunesse semble être déshéritée et vraisemblablement en manque de repères. Le cas de la voisine ci-dessus rejoint plusieurs autres cas, et les parents se sentent généralement rassurés de voir leurs enfants fréquenter l’église. Ils sont ainsi à l’abri de la tentation de gagner de l’argent « facile » avec le trafic de drogue. Selon des témoignages recueillis auprès de parents, des adhérents de l’église AD dans le quartier, un certain nombre d’enfants et d’adolescents, pris par les trafiquants, ont été tués sans pitié.

Pour conclure, la réalité sociale de ces quartiers périurbains où j’ai travaillé s’est heurtée à mon regard désacclimaté lié à ma perception d’un espace social donné et conditionné par un mélange à la fois de références locales et étrangères. De fait, ma condition de chercheuse sur le terrain était marquée par mon origine brésilienne ainsi que par mon contexte de vie à l’étranger.

Sur le terrain, au Brésil, j’avais la sensation de vivre dans une sorte de menace omniprésente, ce qui bousculait la perception du chercheur travaillant dans sa propre société d’origine (Diawara, 1985 ; Ouattara, 2004). Or, la question de l’insécurité ne semblait guère inquiéter les personnes rencontrées sur le terrain. Mes interlocuteurs me disaient qu’ils étaient habitués à vivre dans ces conditions. Pourtant, ayant développé une sensibilité aiguë aux différentes questions sociales, les violences urbaines et l’insécurité au Brésil étaient complètement en décalage avec celle de mon nouveau contexte français.

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