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Chapitre  III   –  Le  terrain  ethnographique  :  méthodes,  apprentissages  et  expériences

3.   Expériences  du  terrain  dans  les  quartiers  périurbains

3.1.   L’expérience  de  la  violence  urbaine  au  Loteamento  Bonfim

Au Loteamento Bonfim, j’ai assisté à une scène qui m’a impressionnée. Il était environ sept heures du matin. Je m’apprêtais à prendre la destination de la Cruz Cabugá à Recife, en me levant tôt pour me rendre à l’église. Avant de quitter le domicile où je séjournais, j’ai entendu une discussion à haute voix venant de la rue. Celle-ci impliquait un petit groupe composé de quatre jeunes hommes et d’une femme accompagnée d’un adolescent. Je les ai aperçus depuis la terrasse.

En regardant attentivement, j’ai constaté qu’il s’agissait de la voisine et de son fils cadet, lesquels résidaient juste à côté de la maison où je me trouvais. La tonalité de leur discussion reflétait un mélange d’émotions variées dont les plus perceptibles étaient la colère, la détresse et le désespoir. Deux parmi les quatre jeunes hommes portaient une arme à feu. Compte tenu des propos entendus durant le déroulement de cette discussion, j’ai réalisé qu’il était question d’un règlement de compte, et la femme tentait désespéramment de l’empêcher. J’ai donc décidé de ne pas sortir et d’attendre que la situation s’apaise.

Après une vingtaine de minutes, malgré la situation de détresse, la voisine avait réussi à calmer les quatre individus. Plus tard, j’ai appris qu’elle s’était engagée à faire un prêt dans la journée pour solder la dette réclamée. Cela a permis d’atténuer la colère des requérants. Ceux-ci étaient vraisemblablement déterminés à faire justice de leurs propres mains. Toutefois, pour s’assurer que l’engagement allait être respecté, les deux individus portant une arme à feu sont restés dans les environs. Ils voulaient empêcher toute tentative de fuite de la part de l’endetté, le fils aîné de la voisine.

Cet événement matinal a semé la peur chez les voisins habitant dans cette partie du quartier. Aussitôt, et tout au long de la matinée, des commentaires circulaient entre les riverains générant un effet de commérage autour du fait énoncé. Ces commentaires visaient à alerter les uns et les autres sur l’hypothèse d’un crime potentiel à survenir en cas de non-respect du paiement de la dette. Il s’agissait d’une sorte de mise en garde quant à un possible meurtre pouvant avoir lieu dans le quartier. Par ailleurs, j’ai été informée par mon hôte que la voisine en détresse avait déjà connu d’autres épisodes de ce type. D’après elle, le fils aîné identifié comme débiteur, avait fait l’objet d’autres réclamations de la part de trafiquants, d’où l’inquiétude de certains riverains, lesquels estimaient qu’un jour cet individu serait probablement tué sous les yeux de sa mère. Étant donné ce contexte particulier, la personne qui

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m’avait hébergée m’a vivement déconseillée de sortir ce jour-là. « (…) Lorsqu’il est question

d’un règlement de compte, on ne sait jamais ce qui peut arriver », m’a-t-elle dit. À son avis, la

meilleure attitude à adopter était de ne pas s’exposer pour ne rien voir. Bien évidemment, je ne souhaitais en aucun cas être témoin d’un meurtre, ni croiser le regard des individus armés impliqués dans la discussion. J’étais ainsi contrainte de rester à la maison, alors que je devais me rendre aux temples évangéliques pentecôtistes de Recife.

Toutefois, j’ai saisi cette occasion pour réfléchir à l’événement dont j’étais la spectatrice malgré moi. Cette réflexion devait aller au-delà du fait observé afin d’explorer les rapports entre les individus sur le plan local face à une situation particulière. Il m’a semblé que cet événement pouvait m’apporter un éclairage sur les modes de vie locaux, notamment sur les violences urbaines qui guettent les quartiers périurbains brésiliens. En outre, le fait énoncé constituait également un aspect fondamental en termes d’expérience personnelle concernant mon vécu sur le terrain.

Il en résulte que la scène que je viens de décrire fut ma première expérience face à la violence urbaine au Brésil dès ma première semaine de séjour. Dès le début, je me suis confrontée à un sujet épineux qui occupe une place non négligeable dans la vie quotidienne du peuple brésilien. Il est davantage présent chez ceux qui habitent dans les nombreux quartiers périurbains à travers le pays (Théry, 2017). Il suffit de regarder la presse ou le journal télévisé pour saisir l’ampleur de ce phénomène sur le territoire brésilien aussi bien à une échelle locale que nationale. Il est quasiment impossible de ne pas s’en apercevoir, surtout, lorsqu’il est question de faire du terrain sur des espaces périurbains.

Ici, mon objectif n’est pas d’entamer un débat sur la question de la violence urbaine au Brésil. C’est une problématique à la fois vaste et complexe. Je me propose simplement de présenter à ce sujet rapidement quelques éléments informatifs et réflexifs. Ils seront reliés à mon expérience personnelle vécue sur le terrain. La question de la violence urbaine témoigne des ambivalences d’un pays qui semble marcher à deux vitesses (Claval, 2004 ; Théry, 2017). Cette violence donne une ouverture à des acteurs religieux d’agir de leur côté pour tenter d’apporter des solutions à des individus exposés. Cet aspect sera abordé plus loin et plus en détail au quatrième chapitre.

D’abord, essayons de comprendre l’ambivalence. D’un côté, le Brésil possède des atouts lui permettant de garantir une position privilégiée parmi les nations émergentes. De l’autre côté, il se situe parmi les pays les plus violents au monde (Théry, 2017). C’est un paradoxe de la nation brésilienne caractérisée par des « multiples contrastes » (Bastide, 1999), la richesse

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côtoie la pauvreté, les ressources économiques importantes du pays cohabitent avec les misères (Ibid., 1999).

Ce pays a été perçu à la fois comme une terre d’avenir prometteuse, en raison de ses nombreuses potentialités (Lévi-Strauss, 2011 ; Rouquié, 2006 ; Zweig, 1998), et un réservoir de problèmes socioéconomiques passés et présents vécues au quotidien par les nationaux (Ribeiro, 1995a ; Silva, 1999). Dans ce dernier cas, les moins fortunés sont principalement les plus touchés et forment le visage de la détresse sociale nationale.

Cette littérature a ainsi mis en avant un pays qui tourne à deux vitesses, avec sa sphère sociale constituée d’un important écart entre riches et pauvres (Ribeiro, 1995a), et dont il découle des inégalités sociales ahurissantes. Le décalage entre riches et pauvres au Brésil génère en effet une rupture sociale considérable plaçant le pays parmi ceux où la disproportion dans la distribution des richesses est l’une des plus importants des Amériques, voire du monde (Claval, 2004 ; Ribeiro, 1995 ; Rouquié, 2006). Les inégalités sociales sont particulièrement visibles dans les quartiers périurbains où les violences urbaines se manifestent de manière plus importante.

Certains soutiennent que les violences urbaines sont en lien avec le déséquilibre dans la redistribution des richesses (Théry, 2017). Mon expérience sur le terrain, dans les zones périurbaines, m’a amenée à constater qu’elle est d’ordre multifactorielle avec des facteurs hétérogènes et structurels en lien avec le contexte local. L’hétérogénéité relève de la diversité de nombreuses problématiques sociales (sécurité, accès à un logement, hygiène de vie, précarité…) affectant en particulier les populations les plus démunies. Ces dernières sont les premières concernées par les violences urbaines, du fait qu’elles vivent dans des conditions précaires. Quant aux facteurs structurels, ils se caractérisent par au moins trois aspects déterminants : une faiblesse des pouvoirs publics, l’action de trafiquants de drogue et un rapport particulier au territoire.

Il y a d’abord une faible présence des pouvoirs publics auprès des populations démunies. Malgré les efforts déployés, moyennant des politiques publiques et sociales menées durant les années Lula (Pécaut, 2004 ; Rolland, Chassin, 2004), visant à sortir une partie de la population vivant dans la misère, nombre de familles brésiliennes restent dans la pauvreté. La jeunesse y est particulièrement exposée. Ensuite, le manque de repères peut être invoqué s’agissant des jeunes issus des quartiers périurbains qui deviennent une cible à la portée de trafiquants de drogues, lesquels constituent un vrai problème dans ces zones. Et il y a enfin un rapport au

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territoire qui est d’ordre plutôt symbolique puisqu’il relève de la territorialité de tout un chacun, c’est-à-dire de l’« expérience personnelle de l’espace121 ».

Ce dernier facteur est fort intéressant d’un point de vue socio-anthropologique, dans la mesure où il relève de la production du sens à partir d’une perception de l’espace. Dans ce sens, les espaces périurbains sont producteurs de représentations et de catégories socio-spatiales. Celles-ci se créent en fonction des expériences individuelles et collectives perçues et vécues par les individus dans ces espaces là (Agier, 1999, 2013 ; Di Méo, 2014). Au Brésil, lorsqu’un individu réside dans une favela ou une invasão122, il est renvoyé à la fois à sa condition socioéconomique et à sa situation socio-spatiale qui sont cristallisés dans la catégorie de « favelado », un terme à connotation négative. Ce dernier renvoie à une catégorie qui sous-entend une identité particulière qui s’est créée en fonction de l’espace habité et de la condition de vie qui en découle (Agier, 2013).

À ce propos, j’ai évoqué précédemment, au deuxième chapitre, le cas des « secteurs sensibles » des quartiers périurbains où j’ai travaillé. Le Loteamento Bonfim et Aguazinha possèdent des secteurs où la précarité se prononce avec force et où les trois facteurs que je viens d’énoncer sont perceptibles.

Cependant, bien que le Loteamento Bonfim connaisse, de temps à autre, des épisodes comme celui dont j’ai été témoin, il est par ailleurs considéré comme un des quartiers les plus tranquilles de la municipalité d’Igarassú, les habitants du quartier sont même en général plutôt satisfaits du degré relatif de sécurité dont ils jouissent dans leur quotidien, principalement après qu’une unité de police de proximité y a été affectée.

Avant les années 2010, le Loteamento Bonfim a été sous l’emprise de trafiquants qui y semaient régulièrement la terreur123. Le leader associatif du quartier s’est adressé à la mairie d’Igarassú, pour y installer la « patrulha do bairro ». Celle-ci est une unité de police de proximité qui fait une ronde quotidienne à l’intérieur du Bonfim et dans ses périmètres. Depuis son affectation, le taux de criminalité et de violence a baissé considérablement124.

Cela n’empêche pas qu’il y ait des épisodes périodiques de violences, lesquelles sont liées principalement au trafic de drogues, mais aussi à d’autres problèmes comme les vols à

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Extrait du dictionnaire en ligne Hypergéo : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article699 , consulté le 24 septembre 2019.

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Un terrain dont on s’en est emparé pour y construire des habitations.

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Information recueillie auprès du service de données de la polícia militar (PM), soit la police militaire. Celle-ci est une sorte de gendarmerie locale.

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Selon une enquête annuelle de contrôle de la violence dans l’État de Pernambuco, réalisée par le secrétariat de sécurité sociale d’État (Secretaria de Defesa Social - SDS). Le document portant sur cette enquête se trouve dans les annexes de ce manuscrit.

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main armée et la prostitution de mineurs. Le profil type des individus125 impliqués dans ces actions confirme la variable de la précarité, laquelle touche les familles les plus démunies dont ils sont souvent issus. En somme, si le quartier est devenu désormais tranquille, on y recense parfois quelques éruptions de violences urbaines.

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