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Chapitre  III   –  Le  terrain  ethnographique  :  méthodes,  apprentissages  et  expériences

1.   Le  terrain  et  les  méthodes  :  des  premiers  constats  au  recours  à  la  cartographie

1.3.   L’immersion  prolongée  et  l’observation  participante

Le terrain s’amorce méthodologiquement avec l’immersion prolongée au sein des trois églises présentées ci-dessus. Il intègre également la méthode de l’observation participante, laquelle consiste à prendre part à l’action observée (Beaud, Weber, 2010 ; Bourdieu, 1978 ; Laplantine, 1996 ; Malinowski, (1922) 1989 ; Olivier de Sardan, 2008 ; Soulé, 2007). Cette démarche méthodologique visait a posteriori à décrire, analyser, interroger et approfondir mes questionnements portant sur mon objet de recherche. Cette nouvelle étape marque le passage du visiteur curieux au pratiquant familiarisé avec les lieux. Elle est divisée en deux périodes. La première a démarré la quatrième semaine de mon premier séjour, soit à la fin janvier 2015. Elle a pris fin à la seizième semaine vers la fin avril 2015. La deuxième correspond au deuxième séjour de terrain réalisé pendant douze semaines, soit d’octobre 2015 à janvier 2016.

Le but était alors de recueillir et de rassembler des données pour les transformer en matériel analytique (Beaud, Weber, 2010 ; Olivier de Sardan, 2008). À la différence de ma première approche « découverte » du terrain, où je cherchais à regarder ce qui se passait sans me poser des questions. Dès lors, mes observations allaient se focaliser sur les diverses activités se déroulant à l’intérieur du temple, mais aussi dans leurs périmètres voire au-delà de ces lieux, soit dans des endroits où circulaient des individus se dirigeant vers les églises comme, par exemple, les trottoirs, les rues d’un quartier ou les transports en commun.

Au cours de cette période, je me suis intéressée à ces espaces, que je viens de citer, figurant en dehors des temples, où j’ai pu observer un certain nombre de conduites en rapport avec l’évangélisme pentecôtiste. J’ai saisi cette occasion pour observer attentivement le caractère quotidien du mouvement s’inscrivant dans des actions banales de la vie courante, tels que prendre un bus, s’arrêter chez un vendeur ambulant pour une collation ou s’acheter une bouteille d’eau minérale.

À partir de ces actions ordinaires, il a été possible de constater comment le religieux s’invite dans des gestes du quotidien, dont certains seront décrits et analysés au quatrième chapitre. Ces observations ont été également suivies de la rencontre de quelques personnes appartenant aux trois églises étudiées. Une rencontre qui s’est faite de manière naturelle et en dehors du culte. J’y reviendrai au deuxième point.

À l’intérieur des églises, je cherchais à identifier les individus, surtout ceux qui faisaient le même trajet de bus que moi. En procédant ainsi je comptais avoir l’occasion de m’entretenir avec les personnes résidant dans les deux quartiers périurbains d’où je partais pour me rendre

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aux temples de l’avenue Cruz Cabugá à Recife. Dans les salles de culte, j’ai tâché par ailleurs d’observer les relations que les individus tissaient entre eux et avec le corps ecclésiastique, certaines personnes nouant une relation de proximité avec tel ou tel pasteur. De fait, cette relation rapprochée entre un individu et un pasteur se tisse avec le temps et par une fréquentation assidue de l’église, parfois après un certain nombre d’années. En général, le pasteur et les autres membres dirigeants identifient facilement les habitués. Ils saluent ces derniers en leur serrant la main et, en prenant le temps d’échanger avec eux, en leur demandant entre autres comment se porte leur famille. Ces échanges peuvent être observables avant ou après le culte, dans les églises de grande taille de la capitale, comme pour les petits temples de quartier.

Suite à leur fréquentation quotidienne et hebdomadaire, mon visage était devenu familier à certains pasteurs qui commencèrent à leur tour à me serrer la main et à me demander si j’allais bien. Cette attitude m’était agréable à cause de la chaleur humaine qui s’en dégageait, et m’a donné le sentiment d’être accueillie et intégrée au sein du groupe d’adhérents à l’évangélisme pentecôtiste de l’église visitée.

Au-delà des relations interpersonnelles, il me fallait comprendre les rapports au lieu comme les temporalités du rituel, et tout ce qui se passait avant et après le temps liturgique. Finalement, mon intérêt s’est plutôt porté sur les temps antérieur et postérieur au rituel. Dès ma première approche du terrain, j’ai constaté que ces temporalités pouvaient être d’un grand intérêt pour le chercheur. La prise en compte de ces temporalités ont donné une dimension élargie à ma compréhension du phénomène étudié. Elles m’ont amené à observer des espaces autres que les lieux du culte, mais aussi à percevoir la présence de l’évangélisme pentecôtiste dans le quotidien des individus. Certains travaux ont mis en avant cet aspect (Fancello, 2008 ; Laurent, 2003 ; Mafra, 2001 ; Soares, 2009).

Au cinquième chapitre, le lecteur trouvera un exemple illustrant la manière dont ce mouvement religieux s’invite et se déploie au quotidien. Il s’agit d’une petite activité commerciale de vente d’eau minérale réalisée par des obreiros, soit des personnes engagées dans l’organisation quotidienne du temple. Un autre exemple y sera également évoqué avec le trajet effectué en transport en commun pour se rendre au temple. En somme, il s’agit d’espaces où les membres des églises étudiées circulent régulièrement, qui sont investis par des actions qui s’inscrivent à la fois dans le quotidien et dans une « extension du religieux » allant au-delà des temples (Laurent, 2003 ; Kouvouama, 2016 ; Tchonang et al., 2012).

Ces actions s’insèrent dans la vie courante des individus, dans leur quotidienneté et, en quelque sorte, dans un « mode mineur de la réalité » (Piette, 1996), parce qu’elles se situent

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dans une réalité parallèle, qui est secondaire au culte, et en dehors du rituel liturgique. Elles contribuent à un élargissement du religieux, à une échelle locale, dans des espaces autres que les lieux de culte. Plusieurs travaux ont souligné la présence symbolique et discursive du religieux dans l’espace public brésilien, ainsi que l’engagement social des églises au niveau de la société civile (Birman, 2003 ; Burity, 2015, 2007 ; César, 1974 ; Fernandes et al., 1998 ; Fry, 1978 ; Jacob et al., 2006 ; Mafra, 2001 ; Oro et al., 2012).

Pour saisir cette réalité, j’ai participé à un certain nombre d’actions socioreligieuses se déroulant dans les temples de l’Assembléia de Deus dans les deux quartiers où j’ai travaillé, et principalement à Aguazinha. Ici, l’AD possède un centre socioculturel accueillant des enfants et adolescents âgés de trois à dix-huit ans. Je rends compte de quelques activités qui y sont proposées. Le centre s’efforce surtout de récupérer une jeunesse issue d’un milieu modeste, et en manque de repère, pour leur offrir une opportunité d’accéder au domaine culturel et élargir leurs connaissances. Cela se fait à travers des cours de musique menés par un musicien professionnel, qui est le responsable de l’orchestre de l’église, mais aussi par le biais d’ateliers divers et variés : peinture, dessin, graphisme, soutien pédagogique, poterie, recyclage de matériaux réutilisables. Cet engagement social d’églises évangéliques pentecôtistes observé sur le terrain n’est pas une spécificité brésilienne ni une nouveauté. Des travaux anglo-saxons ont mis en avant certaines de leurs actions sociales engagées au niveau de la société civile, et en particulier sur le plan social (Bretherton, 2011 ; Wuthnow, 2004) ; comme l’accueil et l’accompagnement d’immigrés ou la distribution de denrées alimentaires.

Au Brésil, l’investissement de groupes chrétiens au niveau de la société civile date de la deuxième moitié du 20e siècle avec les partisans de la Théologie de la Libération (Chaouch, 2007 ; Cortén, 2001). Les évangéliques pentecôtistes se sont appropriés ce principe pour développer leurs propres actions sociales auprès des populations moins favorisées, principalement celles vivant dans des quartiers périurbains modestes (Almeida, D’Andrea, 2004 ; Burity, 2007).

À propos de mon immersion dans les deux quartiers périurbains, Loteamento Bonfim et

Aguazinha, je les avais choisis de manière stratégique, parce que j’ai eu la possibilité de m’y

faire loger par des proches de mon entourage familial et amical. C’est une condition qui me permettait d’être au plus près de mon terrain comme de mes futurs interlocuteurs. Cet entourage a constitué une vraie ressource sur terrain pour obtenir des renseignements et être mise en relation avec le voisinage, avec des échanges fort intéressants pour ma recherche.

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À partir de ces interactions, j’ai accédé tout d’abord à leur préférence religieuse envers telle ou telle église, puis, à leur opinion quant aux pratiques rituelles dont certaines dénominations étaient pointées du doigt car considérées comme non sérieuses. À ce titre, l’IURD m’a été souvent déconseillé par des personnes fréquentant l’Assembléia de Deus ou par des individus de confession protestante baptiste, presbytérienne ou congrégationaliste.

Bien que les évangéliques représentent la deuxième confession religieuse du pays en termes d’adhésion (Teixeira, Menezes, 2013), ils forment un groupe très fragmenté et hétérogène, où chaque groupe lié à une église donnée défend son appartenance institutionnelle et religieuse (Mariano, 1999) comme permet de le constater les discussions avec des individus appartenant à des églises de confession évangélique différentes. Sur mon terrain, j’ai remarqué que les assembléianos106 s’opposent quasi systématiquement aux iurdianos107.

Au fur et à mesure que je m’intégrais dans les deux quartiers, je faisais la connaissance d’un certain nombre d’habitants. Ils m’étaient présentés soit par les personnes qui m’hébergeaient, soit parce que j’arpentais les rues des deux lieux afin de « m’imprégner » davantage de leurs espaces physiques (Olivier de Sardan, 2008), avec des rencontres sans intermédiaire. Mes promenades dans ces quartiers m’ont permis de connaître chaque secteur les composant et d’identifier les structures institutionnelles présentes, en particulier les religieuses.

Chaque jour passé dans ces deux endroits me conduisaient à percevoir la vie quotidienne locale. Elle est rythmée par des mouvements très diversifiés, comme ceux des travailleurs qui partent tôt le matin et des enfants qui se rendent à l’école et rentrent chez eux à l’heure du déjeuner, des femmes au foyer qui s’occupent de leur maison et de leurs enfants à bas âge, des personnes âgées qui, vers la fin de l’après-midi, lorsque le soleil est moins fort, placent des chaises devant leur domicile pour regarder et saluer des passants connus. Il y a aussi toute une variété de petits commerces (boulangerie, épicerie, boucher, poissonnier, quincaillerie…), installés ici et là.

À cela s’ajoutent des vendeurs ambulants qui parcourent les rues proposant des marchandises diverses, des friandises, des objets variés comme des équipements ménagers, des plats cuisinés, notamment des spécialités locales comme le munguzá108, la tapioca109 ou la

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Qui appartient à l’Assembléia de Deus.

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Qui appartient à l’IURD.

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Plat typique du Nordeste fait à base de maïs, lait de coco, cannelle et clous de girofle.

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Spécialité locale, également typique de la région Nordeste, il s’agit d’une galette faite à base de la farine de manioc raffinée, servie avec une garniture salée, sucre ou un mélange des deux.

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cocada110. Des livreurs de bouteilles consignées de gaz ou des bidons d’eau minérale de vingt

litres parcourent tous les jours les rues du quartier, et à plusieurs moments de la journée, en vélo ou en véhicule à moteur. Il faut savoir qu’un bon nombre de foyers brésiliens sont équipés d’un distributeur d’eau minérale où sont installés les bidons de vingt litres car il y a une certaine méfiance à boire l’eau du robinet.

En parallèle à ces mouvements observés dans les quartiers, j’ai été témoin d’un certain nombre d’activités réalisées par des groupes religieux, principalement les évangéliques pentecôtistes. Ils procédaient à un travail d’évangélisation de porte-à-porte ou bien à des visites domiciliaires. Parfois, ils faisaient une distribution de soupe ou alors ils organisaient des cultes en plein air (une place, une rue) ou chez un habitant. L’église des individus impliqués dans ces actions pouvait parfois être identifiée grâce à leur T-shirt, sur lequel était brodé ou imprimé l’enseigne de leur institution. Je me suis intéressée de près à ces activités qui se déroulaient durant la semaine comme pendant le weekend. J’ai ainsi vu un pasteur de l’église Assembléia

de Deus du Loteamento Bonfim, secteur Bonfim II, accompagner un groupe de personnes qui

faisait des visites à domicile. Ce pasteur est devenu par la suite un de mes interlocuteurs de référence dans le quartier.

Toutes ces manifestations étaient visibles lors de mes promenades quotidiennes, dans la journée comme le soir, dans la semaine comme le weekend. L’évangélisme pentecôtiste s’invitait ainsi dans ce quotidien périurbain à travers des actions collectives des membres des églises, et cela de multiples manières. Il était également présent par les postes radio des maisons qui diffusaient des chansons ou des programmes évangéliques audibles depuis le trottoir. Chez les personnes auprès desquelles j’ai travaillé, j’ai pu également constater qu’elles regardaient des programmes télévisés évangéliques réalisés par leurs églises.

En somme, on constate qu’il s’agit d’un mouvement religieux dynamique qui a su conquérir différents espaces et s’inviter dans le quotidien des individus. Cette dynamique n’a pu être observable que grâce à une immersion prolongée avec un regard qui s’est posé sur le « dedans » comme sur le « dehors » des temples, pour reprendre les termes de Balandier (1971). Ce regard intérieur et, surtout, extérieur m’a servi de base pour saisir ce mouvement religieux dans la vie quotidienne des individus et à différentes échelles, au niveau des églises installées au centre-ville et dans les quartiers.

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Spécialité du Nordeste, consommée comme un dessert ou une collation, la cocada est préparée traditionnellement à base de sucre et noix de coco, mais il a aussi d’autres versions, à la cacahuète, à la noix de cajou, à la patate douce.

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Finalement, mon immersion aux temples de la Cruz Cabugá à Recife comme dans les quartiers périurbains a permis de révéler la façon dont l’évangélisme pentecôtiste s’implante bien au-delà des temples. Il se répand sous des formes variées qui témoignent d’une mobilisation des adhérents. Ceux-ci contribuent à l’animer et à le faire circuler dans des espaces multiples. Par conséquent, il s’est intégré à la quotidienneté des individus, dans leurs espaces d’habitation et dans leur lieu de vie, lesquels ne sont pas conditionnés par les rituels liturgiques, mais par des actions ordinaires où les uns et les autres contribuent à leur manière à le promouvoir dans la vie de tous les jours.

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