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Vieilles et nouvelles politiques de l’enfance

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 142-147)

4.2 « BATOTO WA MARIA » : LA QUESTION DES ENFANTS DE LA RUE

4.3 LES OPÉRATIONS « SHEGE ZERO » ET LE CENTRE KASAPA

4.3.2 Vieilles et nouvelles politiques de l’enfance

En dépit de la clameur publique provoquée par les initiatives du gouvernement katangais, les nouveaux mots d‟ordres lancés en 2006 ne suggéraient rien de nouveau. « Lubumbashi ville européenne » et « Tolérance zéro » sont la reprise des slogans d‟il y a une dizaine d‟années lorsque le gouvernement provincial de l‟époque s‟était engagé, lui aussi, dans une politique acharnée d‟assainissement du centre ville. Les formules de sensibilisation de l‟époque étaient « Bulaya 2000 » (Europe 2000) et « Lubumbashi

Wantanshi » (Lubumbashi la meilleure). Ces formules accompagnèrent la réfection des

artères de la ville, la réhabilitation du marché Laurent-Désiré-Kabila, la lutte contre l‟insalubrité et contre les marchés ambulants (Dibwe 2002 : 53). Néanmoins, il faut reconnaître un élément de nouveauté aux politiques les plus récentes et, plus précisément, l‟utilisation du discours de la sorcellerie.

Le gouvernement katangais a récemment relevé le discours sur l‟altérité sorcière représentée par les sheges en l‟utilisant à des fins de légitimation politique. L‟affinité

shege-sorcellerie-saleté/incivilité a ouvert aux administrateurs locaux des ancrages

solides et un langage efficace pour relancer les pouvoirs publics en poursuivant les objectifs d‟une ville propre, sécurisée et moderne. Cependant, au début des années 2000, le recours à l‟imaginaire de la sorcellerie comme moyen pour éveiller les consciences citadines et revendiquer la légitimité politique du gouvernement n‟avait pas encore fait son apparition. Le maire de Lubumbashi de l‟époque se limitait à affirmer, en exprimant son dégoût pour la saleté du centre ville, « shipende buchafu » (« je n‟aime pas la saleté ») alors que les autorités actuelles ont apposé un grand panneau informatif au-dessus du tunnel de la chaussé de Kasenga (photo 1), un des lieux symbolisant l‟urbanité lushoise (Dibwe 2002). Le panneau récite Buchafu ni buloji (la saleté est la sorcellerie). Les opérations anti-shege qui accompagnèrent ces nouveaux slogans, Shege zéro et Ville sans sheges, s‟insérèrent aussi dans une série de politiques qui orientent un imaginaire

sorcellaire ayant une forte emprise sur la population (insalubrité = sorcellerie) vers des boucs émissaires représentés par les sheges. L‟État donc, tout comme les églises néopentecôtistes, utilise le répertoire offert par l‟imaginaire de la sorcellerie pour s‟approprier le discours « tolérance zéro » et exécuter des politiques d‟expulsion au caractère plutôt mondialisé (politiques de sécurité, délinquance juvénile) de sujets marginaux53.

La session de délivrance qui eut lieu à l‟ouverture du centre de rééducation de la Kasapa confirme que le gouvernement katangais a relevé le discours de la sorcellerie pour parler des enfants de la rue. Les Salésiens furent exclus du projet Kasapa parce qu‟ils furent, nous le verrons dans la suite de ce chapitre, accusés par la Province d‟avoir intoxiqué les enfants de la rue. Les Salésiens se virent ainsi refuser la charge de l‟éducation religieuse des enfants du centre. Par contre, cette tâche fut confiée à une église pentecôtiste. La séance de délivrance organisée par les autorités le jour d‟ouverture du centre réaffirmait, d‟une part, la volonté d‟exclure la congrégation de Don Bosco des initiatives provinciales ; de l‟autre elle réaffirmait le discours public tenu par les autorités qui associait les enfants de la rue à l‟imaginaire de la sorcellerie.

Photo 1 : panneau informatif au-dessus du tunnel de la chaussé de Kasenga. Lubumbashi 2011

138 La stratégie adoptée par le gouvernement provincial visait à mettre dans une situation d‟impasse les missionnaires salésiens et les ONG s‟occupant des droits des enfants. Elle visait à imposer une initiative unilatérale à laquelle ces institutions auraient dû adhérer en redéfinissant, ainsi, les rapports de pouvoir en matière de politique de l‟enfance.

Les entretiens que j‟eus avec les fonctionnaires de la DIVAS et du BISPE montrent que ces derniers avaient une opinion négative du travail opéré par les ONG et par les missionnaires. Ils les accusaient d‟avoir failli à leur mission humanitaire compte tenu de la prolifération des enfants de la rue et de l‟insécurité que ceux-ci causaient au centre ville. Selon les fonctionnaires de la Province, les opérateurs du secteur humanitaire et les missionnaires n‟avaient aucun intérêt à résoudre le problème des enfants de la rue. La présence de ces derniers était fonctionnelle dans le maintien d‟un système de financement international d‟aide humanitaire en leur faveur et aux traits flous. À ce propos, le gouverneur Moïse Katumbi eut à dire, à quelques jours de l‟ouverture du centre Kasapa :

« Vous savez, c‟est une situation très difficile. Je crois [que] nous devons avoir le courage, il y plus ou moins mille enfants aujourd‟hui [au centre Kasapa] mais tout ça est financé par le gouvernement provincial. C‟est pourquoi nous demandons aux ONG qui ont les moyens de venir et de nous soutenir. Mais la majorité de ces ONG ne veut pas que ces enfants soient encadrés quelque part. Ils veulent qu‟on montre l‟image du Congolais qui est en train de souffrir dans la rue. Ce qui n‟est pas correct54

. »

Les employés de l‟État définissaient le système de financement du secteur humanitaire comme « antipatriote ». Un fonctionnaire du BISPE, par exemple, était assez explicite sur ce point :

« Il y a beaucoup de raisons que vous pouvez imaginer […] ce qu‟on constate, c‟était déjà une stratégie de survie, pour les membres de cette ONG-là, si par exemple il y a un million, qu‟ils

déclarent qu‟ils vont dépenser pour notre pays, pour le Katanga c‟était deux cent mille, les huit cent mille ils se les partagent bien, ça prend la direction d‟où l‟argent est venu […] ça changeait rien des années et des années »

Se basant sur de telles considérations, les fonctionnaires publics jugeaient leurs rivales du secteur humanitaire et des missions salésiennes non seulement antipatriotes mais aussi concurrents déloyaux. Les fonctionnaires de la Province soulignaient que le travail pour l‟enfance abandonnée impliquait avant tout une reconnaissance sociale, en tant que serviteur de l‟État. Une reconnaissance qui leur était niée mais était accordée, en revanche, aux opérateurs des ONG et aux missionnaires. Dans un contexte où les fonctionnaires de la Province ne sont pas payés pendant plusieurs mois et où leur travail dépend, en large partie, des financements accordés par les partenaires internationaux, le fait d‟être reconnus comme des valables opérateurs sociaux, assistants sociaux ou éducateurs est la reconnaissance d‟un statut important. En outre, elle peut occasionner une promotion ou la possibilité d‟être embauché par un organisme privé qui travaille dans ce secteur. Au cours de mes fréquentations des bureaux de la Province, la compétition entre personnel public et personnel local privé (je ne prends pas ici l‟exemple des coopérants expatriés) émergeait avec une certaine fréquence. À l‟occasion de l‟ouverture du centre Kasapa, pour revenir à notre étude de cas, les opérateurs et les assistants sociaux employés localement par des ONG internationales et ceux travaillant pour les Salésiens furent convoqués par les autorités de la Province chargées de la mise en place du projet. Il leur fut offert un poste de travail à la Kasapa avant même que les opérateurs et les assistants sociaux déjà employés par l‟État ne fussent informés. Ces derniers étaient considérés moins professionnels que les premiers. Un assistant social travaillant auprès du centre salésien de Bakanja, invité lors des consultations pour l‟activation du projet Kasapa, me confirma l‟intérêt que les divisions provinciales portaient à son expérience professionnelle :

« Pour la réussite de ce centre la Division des Affaires Sociales avait besoin de personnes expérimentées […] Il y a les encadreurs de l‟État et il y a aussi les encadreurs sociaux des ONG, comme nous. […] Alors, dans la réunion préparatoire, c‟était préparer les encadreurs, les modalités d‟encadrer ces enfants et aussi le paiement. L‟accord n‟était pas vraiment résolu parce

140 que les assistants des ONG leur auraient coûté cher et ils ont pris les assistants sociaux de l‟État. Compte tenu qu‟il y a un manque de paiement dans les services de l‟État ils peuvent accepter le petit rien qu‟on va leur proposer. »

Le pouvoir de négociation pour un poste de travail est beaucoup plus élevé pour un assistant social employé dans le secteur privé, que ce soit dans une ONG ou dans un centre de missionnaires. L‟assistant social mentionné ci-dessus, bien que ne jouissant pas d‟un salaire extraordinaire, avait la certitude de recevoir, à la fin du mois, un salaire par son employeur (les Salésiens). Ce qui lui permit de refuser l‟offre de travailler à la Kasapa. D‟autres assistants sociaux n‟étaient pas dans la même situation et n‟avaient pas d‟autre alternative que d‟« accepter le petit rien » qu‟on leur avait proposé.

L‟arrière-fond de cette compétition met au premier plan des conceptions de l‟enfance différentes selon que l‟opérateur travaille pour un service de l‟État, une ONG internationale ou pour les missionnaires. Dans les bureaux de la Province, j‟entendais parler des enfants de la rue avec une terminologie alarmiste : « délinquance juvénile », « ils sont une bombe à retardement », « une génération perdue », « des enfants abîmés » et, comme déjà souligné plus haut, en termes d‟enfants associés à la sorcellerie. En accord avec ces définitions, la méthode préventive adoptée par les Salésiens était jugée inappropriée et trop indulgente. La liberté dont jouissaient les sheges, leur errance entre la rue et le centre, les regroupements autour des maisons d‟accueil salésiennes étaient des signes interprétés comme un manque de volonté des missionnaires dans le fait de vouloir « éradiquer le fléau des sheges ».

Les fonctionnaires des divisions provinciales envisageaient, au contraire, des mesures autoritaires vis-à-vis de ce problème. Les enfants devaient être, pour utiliser leurs mots, « corrigés », « rééduqués », « réhabilités » à travers des mesures plus efficaces. Cette approche est évidente dans un passage du Plan d‟action triennal (2007-2010) relatif aux « enfants en rupture familiale », une expression politiquement correcte pour appeler les enfants de la rue :

« Objectifs spécifiques : lutter contre la délinquance juvénile et combattre la criminalité. Actions à mener : le gouvernement a entamé les actions ci-après. Recenser et regrouper les enfants en

rupture familiale et les installer loin des centres urbains dans les cantonnements à créer ; faire un appel d‟offre en matière d‟expertise de prise en charge et des questions sociales ; trouver un site d‟accueil et ériger les infrastructures, et les équiper pour l‟apprentissage des métiers ; organiser un cadre de concertation entre les assistants sociaux, les parents et le représentant de l‟autorité provinciale pour révéler les options et les chemins de la réinsertion sociale55 »

Il est intéressant de remarquer dans ce passage deux points contradictoires. D‟une part, on remarque l‟influence des conventions internationales et, de manière plus évidente, de la Convention internationale des droits de l’enfant lorsqu‟on mentionne la « réinsertion sociale », « l‟apprentissage des métiers » ou encore l‟« accueil dans des infrastructures ». De l‟autre, on s‟aperçoit du revers de la médaille de la politique provinciale, c‟est-à-dire la « tolérance zéro » : « lutter contre la délinquance juvénile », « combattre la criminalité », « recenser » et « regrouper » les enfants en rupture familiale.

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 142-147)