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LES RÉACTIONS DES ONG ET DES SALÉSIENS À L’OPÉRATION SHEGE ZÉRO

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 147-157)

4.2 « BATOTO WA MARIA » : LA QUESTION DES ENFANTS DE LA RUE

4.4 LES RÉACTIONS DES ONG ET DES SALÉSIENS À L’OPÉRATION SHEGE ZÉRO

Les ONG de Lubumbashi ont eu des réactions différentes aux initiatives du gouvernement provincial56. Les entretiens et les rencontres informelles que j‟eus avec les opérateurs et les coopérateurs des ONG se divisent, en résumant, en trois types de réactions. Une première réaction a été la critique faite aux divisions provinciales pour avoir mené les opérations sans avoir impliqué, dans la phase de conception du projet, les organisations et les associations partenaires de la Province. Une deuxième réaction a consisté en la dénonciation des modalités selon lesquelles furent menées les opérations d‟expulsion des sheges. Ces dernières, selon les opérateurs humanitaires, avaient contrevenu à plusieurs articles de la loi sur la protection de l‟enfance (loi 09/001). La loi portant sur la protection de l‟enfance a été, pour la plupart des mes interlocuteurs du

55 Cf. Plan d’action triennal (2007-2010), Division des affaires sociales, Province du Katanga, 2009.

56 Au cours de mon travail de terrain à Lubumbashi, j‟étais en contact avec plusieurs ONG travaillant pour l‟enfance : ONG locales et internationales. Parmi les organisations les plus connues, j‟allais souvent visiter le Programme communautaire pour la protection des droits de l‟enfant (PCPDE), l‟AMANI, l‟AFEOA, l‟ONG-centre d‟accueil BUMI, la Vision mondiale, le Groupe One, l‟ASBL-centre d‟accueil Mutoto, l‟association ALBA.

142 secteur humanitaire, le cadre explicatif auquel se rattacher. La loi 09/001 donnait à mes informateurs un cadre normatif à travers lequel ils pouvaient exprimer leurs opinions. Les operateurs mettaient en évidence la transgression des articles 4, 657 et 64 de la loi. L‟article 64 était davantage souligné puisqu‟il affirme qu‟au centre des décisions prises à son égard l‟enfant est le premier concerné et son avis doit être central au moment du placement dans une structure d‟accueil. Voyons-en un passage :

« […] Le placement social s‟effectue par l‟assistant social en prenant en compte l‟opinion de l‟enfant selon son degré de maturité et son âge. L‟assistant social fait rapport immédiatement au juge pour enfants qui homologue ce placement social58 »

L‟article 64 met en exergue la réglementation pour l‟hébergement des enfants dans des structures d‟accueil, appelé « placement social ». Le placement social d‟un enfant est un point sensible car, selon plusieurs interlocuteurs, il met en évidence une contradiction entre ce qui dit la loi nationale et la capacité des autorités à l‟exécuter. En effet, jusqu‟en 2011, aucun tribunal pour mineur n‟était opérationnel dans le pays pour que des juges puissent effectivement émettre des documents de placement social.

Une troisième réaction relative aux initiatives provinciales concernait la dénomination des opérations anti-sheges. Les noms donnés à ces pratiques d‟expulsion renvoyaient, de l‟avis des mes informateurs travaillant dans les ONG, à une idéologie de base devant être condamnée : pour utiliser les mots des interviewés, il s‟agissait d‟opérations de « contrainte », d‟« une idéologie coercitive », de « pratiques de défense sociale ». La plupart de mes interlocuteurs jugeait inappropriée la méthode appliquée par le gouvernement : l‟échec de Shege zéro en 2010, le « retour en force des enfants de la rue » dans le centre ville (Radio Okapi 17/06/2010) en étaient les exemples les plus

57 Article 4 : « Tous les enfants sont égaux devant la loi et ont droit à une égale protection ». Article 6 : « L‟intérêt supérieur de l‟enfant doit être une préoccupation primordiale dans toutes les décisions et mesures prises à son égard. Par intérêt supérieur de l‟enfant, il faut entendre le souci de sauvegarder et de privilégier à tout prix ses droits. Sont pris en considération, avec les besoins moraux, affectifs et physiques de l‟enfant, son âge, son état de santé, son milieu familial et les différents aspects relatifs à sa situation ».

58 Cf. Journal officiel de la République démocratique du Congo, 12 janvier 2009 : « Loi n. 09/001 du 10 janvier 2009 portant protection de l‟enfant ».

patents. Les opérateurs humanitaires proposaient, en revanche, à l‟unanimité, l‟application de méthodes préventives et le respect de la loi sur la protection de l‟enfance. « Favoriser la sortie active de la rue des enfants », disaient-ils, ou « accompagner les enfants dans une réinsertion familiale ou sociale », enfin « valoriser les itinéraires individuels ». Ces propositions étaient les solutions le plus citées. Un opérateur s‟exprimait en ces termes :

« Nous sommes vraiment concernés par la manière dont ces actions sont menées parce que ça ne respecte pas les normes de la loi de protection de l‟enfant. Quand vous voyez comment les enfants sont arrêtés, tabassés et jetés dans des véhicules, […] à notre avis ça viole le principe au niveau national et au niveau international qui protège les droits de l‟enfant et ça c‟est vraiment le champ des autorités […]. Aujourd‟hui les conditions sociales dans notre pays sont énormément un problème. On devait beaucoup plus s‟attaquer aux causes qui posent les enfants dans la rue que s‟attaquer aux défaites. Vous savez, vous avez des gens dans la fonction publique, des gens non payés dans presque tous les services de l‟État. On fait semblant, on va dire qu‟il y a des enfants dans la rue mais on doit regarder la réalité en face ».

Les responsables du refuge Bakanja Ville, géré par les Salésiens, adressaient à la Province des critiques proches de celles des opérateurs du secteur humanitaire. Les Salésiens critiquaient les violentes opérations de ramassage et d‟expulsion des sheges, leur confinement au centre Kasapa et la volonté des autorités publiques à vouloir écarter la congrégation du domaine de la prise en charge de l‟enfance. Le père responsable de Bakanja Ville soulignait que l‟absence d‟un projet éducatif au centre de la Kasapa était un élément indicatif de l‟échec à venir de l‟opération. Les Salésiens du centre Bakanja Ville, le père responsable ainsi que les frères et les opérateurs qui y travaillaient insistaient sur le fait d‟avoir été accusés, suivant une rhétorique blâmante, d‟avoir intoxiqué les enfants de la rue. Selon leurs dires, les autorités provinciales taxaient l‟œuvre décennale salésienne d‟« antipatriotisme », la jugeant « à l‟encontre de l‟intérêt de la ville et du pays ». Des accusations qui faisaient écho aux affirmations du gouverneur de la Province que nous avons reportées plus haut. « L‟intoxication » dont ils étaient accusés était interprétée par les Salésiens comme une réprobation à la méthode pédagogique. La méthode préventive de Don Bosco, utilisée dans tous les centres

144 salésiens, met l‟enfant au centre du projet éducatif : l‟action pédagogique se concentre sur le renforcement des capacités de l‟enfant en l‟induisant à opérer un changement dans le style de vie. Dans cette optique, l‟accusation d‟« intoxication » des enfants représentait pour les Salésiens une tentative de délégitimation de leur manière de travailler et, en définitive, une remise en question de leur mission au Congo.

Les assistants sociaux qui travaillaient auprès du centre Bakanja jugeaient positivement que l‟État, enfin, s‟intéresse aux enfants de la rue (« que l‟État démissionnaire prenne ses responsabilités »). Toutefois ils affirmaient que cela était fait avec des moyens insuffisants et peu efficaces. L‟avis de mes interlocuteurs était qu‟il aurait été souhaitable de destiner les fonds dont disposait le gouvernement au renforcement des ONG et des missions ayant plus d‟expérience dans le travail avec les enfants de la rue.

Les « incompréhensions », pour utiliser l‟expression employée par mes interlocuteurs, entre ONG, missions et la Province, concernaient, au-delà d‟un problème de méthode, les conditions de travail et le prestige de l‟œuvre humanitaire que les individus appartenant à ces institutions conduisaient. La reconnaissance sociale du travail social en faveur de l‟enfance est un point central pour saisir la portée de ces « incompréhensions ». À ce sujet, les assistants sociaux du centre Bakanja définissaient leur travail en termes de « vocation » (« c‟est d‟abord une vocation à aider ces enfants »), un don spécial qu‟ils avaient dans la conduite du travail social (« Dieu est en train de nous aider »). Les assistants salésiens présentaient ainsi leur travail en termes d‟« obligation religieuse » et morale, en opposition au caractère « utilitaire » et « mécanique» de leurs collègues des ONG et de la Province. Ces derniers étaient, de toute évidence, forcés à accepter le « petit rien » que la Province leur proposait. Dans ces conditions, me disaient les assistants sociaux de Bakanja, les fonctionnaires de la Province n‟étaient pas suffisamment motivés et cela les empêchait de mener un « vrai travail social ». Au contraire, les assistants sociaux salésiens se présentaient comme des travailleurs complètement dévoués à la cause de l‟« enfance abandonnée », se considérant comme les « avocats », les « défenseurs », les « papas » des enfants de la rue. Il est intéressant, à ce propos, de reporter ce qu‟un assistant social de Bakanja me dit :

« Nous sommes allés faire un tour là-bas [au centre Kasapa] mais nous étions accueillis comme des héros par tous les enfants, parce que tous ces enfants là-bas sont des enfants de Bakanja. Alors quand ils nous vu arriver, ils criaient “ papa, papa ”. Les autres éducateurs étaient vraiment complexés. »

En conclusion, l‟accusation d‟avoir intoxiqué les enfants de la rue était interprétée par les Salésiens et par leur personnel comme une stratégie visant à discréditer le prestige et la renommée dont la congrégation jouit aux yeux d‟une large partie de la population. La dure confrontation engagée avec les ONG et le personnel de la Province, me semble révéler la complexité des politiques de l‟enfance dans l‟espace public katangais. Dans ce chapitre, j‟ai tenté de saisir les usages des différents types d‟image de l‟enfance qui façonnent des politiques d‟intervention fort différentes. Il faut toutefois souligner que, pour mieux saisir la complexité de ce domaine, il faudrait prendre en considération également le travail et les motivations qui caractérisent le travail individuel. Ce qui n‟a pas été abordé dans ce chapitre en faveur, par contre, d‟une analyse des tendances plus générales des politiques de l‟enfance.

CONCLUSION

À partir des opérations d‟expulsion des enfants de la rue du centre ville de Lubumbashi, j‟ai tenté de mettre en lumière les politiques de l‟enfance et les images sous-jacentes qui caractérisent l‟espace public katangais contemporain. « Batoto wa Maria » est une expression paradigmatique qui jette la lumière sur la « raison humanitaire » (Fassin 2012) à la base des missions salésiennes et, dans une certaine mesure, de plusieurs ONG. Les définitions de l‟enfance, en étant des constructions sociales, sont le résultat d‟un ensemble hétérogène de discours, de forces sociales, d‟événements historiques et d‟idéologies. En suivant cette approche, j‟ai tenté de mettre en évidence l‟influence exercée par la communauté internationale sur la législation locale, notamment l‟impact de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) exercé sur la loi nationale 09/001 portant sur la protection de l‟enfance. Les lois

146 participent, à leur tour, au façonnement d‟images de l‟enfance aux traits mondialisés. La ratification par la RDC de la Convention internationale des droits de l’enfant a ouvert de nouvelles opportunités d‟intervention dans le domaine de l‟enfance vulnérable par le biais des droits de l‟homme.

Les politiques de l‟enfance représentent un enjeu majeur dans la définition de rapports de pouvoir entre institutions. D‟un côté, la politique de la tolérance zéro a été fonctionnelle pour le gouvernement katangais dans la réorientation partielle d‟un flux de financements internationaux vers des initiatives gérées et programmées par le gouvernement lui-même. De l‟autre, la tolérance zéro appliquée aux sheges, en associant ainsi ces enfants à des délinquants, est fonctionnelle dans le renforcement du contrôle et dans la légitimation du pouvoir sur les espaces publics de la ville. La rhétorique de la tolérance zéro a été aussi utilisée afin de dénoncer le supposé « pillage » opéré par les ONG au détriment des ressources internationales destinées, en réalité, à la mise en œuvre des projets en faveur des sheges. Dans ce sens, les ONG et les missionnaires sont accusés par l‟État d‟avoir failli à leur mission humanitaire.

Les opérateurs des ONG et les Salésiens (personnel religieux et laïc), pour leur part, ont exprimé des critiques sévères à l‟égard des opérations mises en place par le gouvernement provincial. Les opérateurs du secteur humanitaire ont insisté sur les nombreuses violations de la loi nationale sur la protection de l‟enfance alors que les Salésiens ont mis l‟accent sur le manque d‟un projet éducatif au centre Kasapa et sur la tentative de délégitimation opérée à leur égard.

En définitive, les enjeux qui sous-tendent ces politiques sont la quête de légitimation du travail humanitaire, nécessaire pour donner du sens à la présence et aux opérations menées par ces acteurs. Dans cette quête de légitimité, l‟appareil discursif de l‟enfance, et les politiques qui en découlent, est un moyen à travers lequel cette légitimation est construite, négociée et réaffirmée. Enfin, il faut remarquer, encore une fois, un point fondamental pour le sujet abordé par cette thèse. La diffusion d‟une image qui rapproche enfance et sorcellerie, en rapprochant explicitement les enfants de la rue et la sorcellerie, est une tendance qui a été récemment relevée par le gouvernement katangais à des fins de légitimation politique. Le panneau Buchafu ni buloji (la saleté est

la sorcellerie) affiché à l‟entrée du tunnel de la chaussée de Kasenga à Lubumbashi et la grande session de délivrance collective des sheges à l‟ouverture du centre de rééducation de la Kasapa en sont les deux exemples les plus patents.

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II PARTIE

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 147-157)