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FAMILLE, TRAVAIL ET PROVIDENCE DANS LA PÉRIODE DE TRANSITION (1990-1997)

DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE

2. DYNAMIQUES FAMILIALES

2.6 FAMILLE, TRAVAIL ET PROVIDENCE DANS LA PÉRIODE DE TRANSITION (1990-1997)

La famille nucléaire et urbaine comme espace de négociation et de dimension privée, soutenu par le paternalisme industriel, fut un modèle qui fonctionna tant que la Gécamines resta en mesure de fournir les subsides alimentaires, le logement, et d‟assurer la scolarisation des enfants et les soins de santé (Rubbers 2006 ; 2013). Jusqu‟aux années 1990, le système paternaliste fut donc en mesure d‟alimenter l‟autorité patriarcale sur des

bases matérielles. Les bénéfices accordés au père travailleur mettaient ce dernier au centre d‟un système économique dont l‟unité élémentaire était la famille ouvrière18

. Il est intéressant de rappeler que, au fur et à mesure que la famille ouvrière se définissait comme étant alimentée par le système paternaliste colonial, elle-même jouait à son tour un rôle central dans la production des êtres humains et dans leur capacité de travail, et par conséquent participait au maintien du système même (Seccombe 2005). Relever l‟équilibre entre système de production qui façonne une forme-famille et une certaine organisation familiale qui soutient un système économique n‟est pas secondaire. En effet, cela relativise, d‟un côté, l‟importance que les études marxistes ont donné aux hommes et à leur autorité ; de l‟autre cela introduit l‟importance des femmes dans la reproduction de la future main-d‟œuvre (les enfants) au sein des foyers.

Ce constat nous éclaire sur le fait que, lorsque le système industriel s‟écroula, ce n‟est pas seulement l‟autorité paternelle qui entra en crise, mais aussi tout un système d‟organisation sociale qui tournait autour de la mère, de l‟éducation que cette dernière donnait aux enfants, ainsi que du concept de « maternité » plus généralement.

Lorsque la Gécamines entama son long déclin à partir des années 1970, avec la nationalisation des entreprises, le système paternaliste était voué à s‟effondrer. Au cours de la crise des années 1990, le modèle de la famille promu par l‟entreprise entra en crise et l‟autorité des hommes perdit une large partie de son efficacité.

Les concepts de « père », « travail », « famille » et « Providence » subirent, certes, un coup très dur, et le système de signification attaché à ces mots entra dans un processus de reformulation qui est en gestation encore aujourd‟hui. On verra, d‟ailleurs, que les accusations de sorcellerie sont étroitement liées à la crise et à la reformulation du sens de ces concepts.

18 Les études marxistes sur la famille ont montré que la domination d‟un mode de production favorise la reproduction de certains types de famille et limite le développement d‟autres modèles. Les recherches de l‟Institut de recherche sociale de Francfort furent sans doute pionnières en ce sens (voir par exemple Marcuse 2008).

En rappelant les études sur l‟autorité de la famille de l‟Institut de recherche sociale de Francfort, je voudrais juste souligner que le Katanga ne fut pas une exception : bien évidemment, dans le monde occidental, au cours du processus d‟industrialisation, le système industriel capitaliste et le recours au salariat comme moyen de subsistance a joué un rôle crucial dans le développement des formes modernes de la famille (Seccombe 2005).

70 Dans ces conditions, le rôle de la femme changea, encore une fois, de manière significative et bouleversa la relation entre mères et enfants : les femmes ne furent plus complètement en mesure d‟accomplir les tâches éducatives dont elles étaient responsables auparavant. Elles étaient maintenant occupées par des activités lucratives « informelles » afin de participer à la survie de leur foyer.

Au cours des années 1990, nous assistons ainsi au graduel affaiblissement des liens familiaux tant du côté paternel que maternel. En y regardant de plus près, cet affaiblissement ne provoqua pas pour autant la disparition de l‟autorité patriarcale. Le déclin du rôle dominant de l‟homme n‟entraîna pas non plus une nette inversion des rôles au sein de la famille, faisant suite au pouvoir économique récemment acquis par les femmes19. On peut observer, en continuité avec l‟époque coloniale, que l‟effet le plus remarquable dans la redéfinition et l‟affaiblissement des rôles dans la famille est la prévalence de la religion sur les revenus dans la légitimité de l‟autorité de l‟homme. Cette accentuation vers une autorité fondée sur l‟économie morale20 véhiculée par la Bible et les Saintes Écritures a été largement conduite, en époque contemporaine, par les églises néopentecôtistes.

Une large partie de l‟« évaporation21 » de l‟autorité paternelle a ainsi été accompagnée et guidée par les nouvelles églises, dite de réveil, d‟inspiration pentecôtiste. L‟« employeur-providence » a cédé la place à la providence divine. Le travail salarié (kazi) a laissé la place au « travail de Dieu » (« kazi ya mungu »). La personne du père, dans ce contexte, n‟était plus l‟interire entre la famille et l‟entreprise mais il devenait l‟intermédiaire entre la famille, l‟Église et Dieu. La loi à respecter n‟était plus celle du règlement de l‟entreprise mais la « loi du Père » écrite par Moïse dans l‟Ancien Testament. Si le rôle joué par les églises néopentecôtistes dans ces changements est indéniable, il ne faudrait pas sous-estimer la présence de l‟Église catholique. L‟Église

19 Sur l‟inversion des rôles au sein de la famille entraîné par l‟érosion de l‟autorité masculine au Katanga, voir Dibwe (2001) et la critique de cette interprétation donnée par Rubbers (2013).

20 J‟entends ici par économie morale un dispositif discursif relevant de l‟Église néopentecôtiste et de sa doctrine religieuse. Ce dispositif religieux fonde l‟autorité de l‟homme sur des considérations d‟ordre moral et religieux et non pas, comme à l‟époque coloniale, sur les principes de production industrielle et sur la division du travail (cf. Austen 1993).

21 Par évaporation j‟entends le passage d‟une autorité de l‟homme ancrée sur des bases matérielles (salaire, avantages), et donc tangible, à une autorité déplacée dans le domaine de la morale religieuse et fondamentalement intangible.

catholique essaya de reformuler les équilibres internes à la famille en valorisant la place des femmes. Dès la fin des années 1950, des voix se levèrent pour la valorisation du rôle de celles-ci dans les foyers. Des groupes de femmes comme les mama kipendano en sont un exemple. Dans la même mouvance, la nouvelle pastorale des jeunes, entamée depuis les années 1970, visait à donner une place centrale aux enfants et aux jeunes dans les paroisses tout comme au sein des familles. En particulier, les pères étaient encouragés à impliquer leur femme dans les décisions et la gestion du budget familial. Les parents, de manière analogue, étaient invités à « écouter les enfants », à leur donner plus d‟espace au sein de la famille.

Il apparaît évident que ces positions vis-à-vis des femmes et des enfants entrèrent en conflit avec l‟idée patriarcale de la famille Gécamines des années 1930, 1940 et 1950. Durant les années 1990, la diminution des avantages accordés aux ouvriers, et par conséquent la perte de leur autorité, accentua davantage le contraste entre une idée patriarcale de la famille et la valorisation du rôle de la femme selon la position de l‟Église catholique. Le passage d‟une autorité « dure » du père à une autorité « vaporeuse », vidée d‟ancrage matériel et remplie symboliquement, eut des répercussions importantes sur l‟équilibre familial. Compte tenu du pouvoir économique acquis par les femmes et les enfants durant cette période de crise, l‟autorité morale et symbolique confiée aux hommes ou aux pères par l‟essor des pasteurs néopentecôtistes se heurta aux sujets jusqu‟à il y a peu subordonnés (femmes et enfants). La redéfinition de l‟équilibre familial se joue, encore aujourd‟hui, autour de la contradiction entre la légitimité de l‟autorité biblique du père et le pouvoir économique effectif de ce dernier.