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MISSIONS SALÉSIENNES ET INCULTURATION

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 103-108)

DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE

3. LES SALÉSIENS DE DON BOSCO

3.3 MISSIONS SALÉSIENNES ET INCULTURATION

Au cœur du modèle éducatif salésien demeure la « méthode préventive » définie en 1877 par Jean Bosco, fondateur de la congrégation des Salésiens, de la manière suivante : « [la méthode préventive] s‟appuie entièrement sur la raison, la religion et l‟affection. Elle exclut par là tout châtiment brutal et veut même bannir les punitions légères...[...] Il s‟agit du développement de la spiritualité intérieure du jeune, du respect de sa liberté, de sa maturité progressive et graduelle dans une expérience humaine et chrétienne » (Don Bosco 1877).

Le modèle éducatif salésien repose en grande partie sur la biographie de Jean Bosco et sur le contexte historique dans lequel il débuta son travail. Jean Bosco naquit le 15 août 1815 dans un village du Piémont, Castelnuovo d‟Asti, dans le nord de l‟Italie. Il était le fils de Marguerite Occhiena et de François Bosco36. Il fut orphelin de père dès l‟âge de 2 ans. Plusieurs biographies de Don Bosco, ainsi que ses écrits, identifient dans le songe qu‟il eut à l‟âge de 9 ans l‟événement prophétique de la vocation du petit Jean et de la mission évangélisatrice de la congrégation.

Il est important de souligner le contexte historique dans lequel prit corps le système éducatif salésien. En 1841, année de l‟ordination de Don Bosco, Turin était une

36 Alors que le père mourut quand Jean Bosco avait 2 ans , la mère de Jean Bosco est considérée comme une figure centrale dans la « salésianité » et, plus généralement, dans la dévotion du saint. Elle jouit chez les Salésiens d‟une dévotion particulière qui la rapproche de la dévotion mariale.

98 ville en pleine révolution industrielle, la première en Italie, ce qui provoqua d‟importantes vagues d‟immigration des campagnes vers la ville, notamment d‟un grand nombre de jeunes à la recherche d‟un travail. Don Bosco commença ainsi son œuvre au contact d‟enfants et de jeunes travailleurs qui exerçaient les métiers de fortune les plus disparates : valets-laquais, aides maçons, ramoneurs, cireurs et mendiants.

Les premières structures visant l‟accueil de la jeunesse pauvre et défavorisée furent les oratorio, des sortes de centres d‟accueil pour enfants abandonnés. Les oratoires étaient des lieux où les enfants, que nous appelons aujourd‟hui « de la rue », pouvaient se nourrir et trouver refuge pour la nuit. À l‟intérieur des centres, les jeunes étaient sensibilisés à l‟hygiène, étudiaient et apprenaient un métier. Il ne s‟agissait pas d‟une éducation laïque, l‟accent était plutôt mis sur les aspects moraux et religieux de la formation des jeunes.

La vocation missionnaire des Salésiens se manifesta dès la fondation de la congrégation, le 18 décembre 1859 à Turin. Les premières missions en dehors de l‟Europe s‟occupèrent des immigrés italiens et de l‟éducation de leurs enfants. Parmi celles-ci, les missions en Argentine furent les toutes premières à former des « petits Italiens » afin de les faire bénéficier de la culture de leur pays d‟origine (Baggio 1975). À partir de 1875, la jeune congrégation de Don Bosco s‟implanta dans le monde entier et des missions furent envoyées en Afrique : Algérie, Tunisie, Égypte, Afrique du Sud, Mozambique.

Le modèle éducatif appliqué à la jeunesse turinoise de la fin du XIXe siècle fut donc exporté dans le monde entier dans des contextes culturels fort différents. Les missions salésiennes se multiplièrent rapidement et efficacement. Leur présence se matérialisa, avant tout, à travers un projet éducatif centré sur les jeunes, surtout dans les pays du tiers-monde où ils représentaient une proportion importante de la population. Le projet éducatif se réalisait avant tout avec l‟édification de lieux à la fois concrets, pour la mise en place de l‟œuvre missionnaire, et symboliques. Partout les Salésiens installèrent des oratoires, des noviciats, des collèges, des écoles normales et professionnelles.

La question de l‟application d‟un système fortement enraciné dans le milieu social et culturel qui l‟avait engendré reste toutefois problématique. À la base de

l‟orientation salésienne vers l‟évangélisation « outre-mer » résidait un projet d‟expansion qui appartenait plus largement à l‟Église catholique et qui fut appliqué, en premier lieu, à travers l‟outil conceptuel en vogue à l‟époque : l‟inculturation. L‟inculturation était, en quelque sorte, le pendant religieux du débat gouvernemental et civil sur les modalités que devait adopter la colonisation européenne : assimilation ou indigénisation ; direct ou

indirect rule que les gouvernements coloniaux auraient dû exercer sur les populations

colonisées.

En ce qui concerne l‟inculturation religieuse, elle était présentée par les hautes personnalités du clergé comme une assimilation des « cultures étrangères » qui, malgré son ouverture, « ne doit pas pour autant conduire à une sorte de dilution de l‟intuition salésienne profonde de l‟éducation de l‟homme. Elle doit rester première dans cette sorte de mise à l‟épreuve ».

L‟intérêt de départ des Salésiens pour les cultures locales allait dans le sens d‟une connaissance profonde des cultures autochtones afin d‟en saisir les aspects qui pouvaient s‟adapter le mieux au message et aux valeurs chrétiens et catholiques. S‟ensuivit un effort, partout où les missionnaires étaient présents, pour se rapprocher le plus possible des populations concernées par leur action à travers l‟apprentissage des langues locales, des mœurs et des coutumes. Dans les différents pays où les Salésiens s‟établirent, ils visèrent à transmettre une série de principes de construction de la personne qui devait s‟enraciner dans l‟indigène dès le plus jeune âge. Il s‟agissait d‟une véritable « fabrication » de la personne, selon une expression employée par Don Bosco et adressée à Charles Bellamy, premier missionnaire salésien en Afrique et fondateur de l‟œuvre salésienne en Algérie37

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La transmission des valeurs chrétiennes donnait lieu à une connaissance incarnée dont les enfants se faisaient porteurs dans leurs milieux de provenance ainsi que tout au long de leur vie. Ces valeurs étaient celles représentées par la figure-mythe de Don Bosco qui, après sa mort, avait été élevée à travers ses écrits et les nombreuses biographies du

37 Ainsi Don Bosco s‟adressa à Charles Bellamy au cours de leur première rencontre : « Vous voulez que je vous dise ce qu‟il en sera pour vous ? À vous, on vous fera fabriquer des Salésiens » (Bianco : 53) [traduction].

100 futur saint : sens de l‟abnégation, dévouement au travail et à l‟effort continu, sens de la famille, respect de l‟autorité38

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L‟attention portée à la formation de l‟individu comme sujet christianisé ne doit cependant pas cacher le projet plus large de construction d‟une nouvelle société basée sur les valeurs chrétiennes de progrès, de civilisation et d‟éclaircissement de l‟âme humaine. Le projet global de l‟évangélisation salésienne participa, avant et après l‟indépendance du Congo, à reproduire à travers ce double objectif (construction intégrale de la personne et de son milieu) à institutionnaliser une société basée essentiellement sur des principes dichotomiques introduits depuis l‟invasion coloniale. Le projet d‟« éduquer et évangéliser » visait donc à transmettre un type de développement, individuel et collectif, en même temps que spirituel et temporel, dans un cadre qui annulait toute possibilité de se définir, en tant qu‟individu, en dehors du paradigme « honnêtes citoyens et chrétiens », renforçant ainsi la marginalité de ceux qui tombaient en dehors de ces catégories.

Le système préventif reposait sur deux mots-clés qu‟on retrouve fréquemment dans les écrits de Don Bosco : prévenir et accompagner. Le premier mot-clé, « prévenir », apparut dans la pédagogie du XIXe siècle et fut une sorte de révolution à une époque où les systèmes éducatifs reposaient largement sur la répression et la punition. Le système préventif de Don Bosco était défini en opposition au système répressif. Les deux méthodes se différenciaient par deux conceptions opposées, de surveillance et de punition, auxquelles le jeune devait être soumis. Dans un passage du document Le Système préventif dans l’éducation de la jeunesse de 1889 envoyé aux établissements salésiens, Don Bosco nous éclaire sur cette distinction :

38 Malgré la mythification opérée par la congrégation et l‟Église catholique de la figure de Don Bosco après sa mort, au cours de sa vie Don Bosco fut entouré d‟ombres et de lumières. Don Bosco devint un personnage de grande importance dans la vie publique de Turin dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Une large partie de la visibilité acquise par Don Bosco était liée à la capacité prophétique qui lui était attribuée. Don Bosco fit un grand nombre de rêves. Il les rendait toujours publics, prévoyant les événements futurs concernant la congrégation mais aussi les autorités royales ou les grands événements historiques : la prise de Rome, la fin du royaume de François II (dernier roi du royaume des Deux-Siciles), la mort du pape Pio IX et beaucoup d‟autres faits. Les prophéties de Don Bosco lui donnèrent une grande notoriété mais lui attirèrent également de fortes critiques. Dans les Mémoires de Don Bosco, on peut lire aussi qu‟il fut l‟objet de plusieurs attentats contre sa vie organisés, comme le soupçonnait Don Bosco, par les protestants ou par la maçonnerie (Giraudo 1991).

« Le système répressif consiste à faire d‟abord bien connaître la loi à ceux qui devront l‟observer ; à exercer ensuite une surveillance rigoureuse pour connaître les transgresseurs et, le cas échéant, leur infliger les châtiments mérités […]. […] À l‟opposé se trouve le système préventif. Son but est aussi de faire bien connaître les prescriptions et les règlements de la Maison. La surveillance s‟exerce de telle façon que les élèves soient sans cesse sous le regard vigilant du directeur ou des assistants » (Braido 1985 : 305).

La méthode préventive salésienne émergea dans une période historique où l‟on expérimentait de nouvelles formes de contrôle et de pouvoir dans plusieurs domaines de la vie sociale. Ainsi, dans le champ de l‟éducation se diffusait une tendance à abandonner des formes d‟éducation coercitives. L‟autorité imposante du maître supérieur, figure sévère et menaçante, était progressivement remplacée par une figure éducative qui prenait des traits amicaux. « Les traits amicaux » de la méthode salésienne représentaient une nouvelle façon d‟éduquer les enfants pour en faire des « sujets gouvernables » (Smith 2011). En particulier, les fondamentaux de la méthode salésienne reposaient sur la relation de proximité (spatiale et culturelle) entre éducateur et éduqué, dont les destins s‟entrelaçaient.

Dans le système répressif que Don Bosco opposait au modèle préventif, le contrôle sur les enfants était exercé de manière directe et stricte par les adultes. Il s‟agissait d‟une gestion du contrôle par la force, les châtiments physiques, associée à l‟ancien ordre social européen (Jenks 1996 : 70 et suiv. ; Smith 2011 : 26). Le système préventif, au contraire, était associé à une nouvelle image de l‟enfance (l‟enfance apollinienne) et dans la lignée du nouvel ordre de la société industrielle (à peine naissant en Italie). L‟exercice du contrôle, dans ce deuxième système, était centré sur l‟enfant, lui accordant la liberté de déterminer ses propres intérêts et développer ses propres capacités (Jenks 1996).

Le deuxième mot-clé caractérisant le système préventif est « accompagner ». Les assistants et les éducateurs jouaient un rôle crucial dans le système éducatif de Don Bosco. Leur tâche se réalisait à travers une présence qui devait être, selon Don Bosco, « une présence ou assistance constante à la fois physique et continue » (Braido 1985). La

102 présence continue de l‟éducateur jouait un rôle ambivalent : d‟un côté, elle prétendait être constante et proche des enfants de manière à ce qu‟ils « [soient] mis dans l‟impossibilité de commettre des fautes », ce qui relèverait d‟un contrôle poussé sur la vie de l‟individu ; de l‟autre, l‟idée d‟assistance visait à laisser le jeune libre mais « sans l‟abandonner à lui-même » et en évitant de créer une dépendance envers l‟éducateur. L‟ambivalence de ce rapport était atténuée par une forme de communauté (les maisons salésiennes) qui visaient à reproduire un esprit de famille. Il s‟agissait d‟une dimension familiale basée essentiellement sur un rapport de confiance entre l‟enfant et l‟éducateur. Afin de reproduire un contexte familial, les éducateurs étaient censés aimer ce que les enfants et les jeunes aimaient. C‟était une condition indispensable afin que la proposition éducative fût plus attrayante auprès des jeunes.

Finalement, le principe de l‟accompagnement montre, à l‟instar de la prévention, le changement vers des formes de contrôle qui façonnèrent une nouvelle image d‟enfance. L‟accompagnement, caractéristique du système préventif salésien, révèle le passage d‟une image dionysiaque de l‟enfance (l‟enfant terrible), à la base du système répressif, à une image apollinienne, qui voit l‟enfant comme étant naturellement bon et vertueux et, partant, nécessitant un accompagnement pour développer ces vertus (Jenks 1996).

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 103-108)