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Rédaction de la thèse, agencéité et langue

1.3 QUELQUES NOTES SUR L’EFFICACITÉ SYMBOLIQUE ET LA « MODERNITÉ DE LA SORCELLERIE »

1.4.4 Rédaction de la thèse, agencéité et langue

Faire de l‟anthropologie implique également la rédaction d‟un document, que ce soit un rapport, une dissertation ou une thèse, qui puisse rendre compte de la recherche qui a été conduite. La phase de rédaction est un passage fondamental car elle représente l‟étape conclusive à travers laquelle on s‟efforce de rendre compte des aspects matériels

7 Je crois cette approche est d'autant plus pertinent lorsque l'on parlait d'un sujet, la "sorcellerie" africaine, dont j'avais une idée apprise sur les livres et plutôt stéréotypée.

38 et tangibles du monde de ceux auprès de qui on a séjourné tout comme les aspects les plus intangibles de l‟expérience ethnographique.

J‟ai choisi d‟écrire la thèse en français parce que j‟ai toujours considéré la langue comme un moyen pour atteindre des objectifs et non pas comme un fin en soi ni même sous son aspect esthétique. À travers le choix du français comme langue de rédaction, les objectifs que je poursuivais étaient, en premier lieu, la communication de ma recherche et de mon expérience en vue d‟une restitution des matériaux produits dans le contexte où ils ont été produits. Ce qui aurait été impossible si je l‟avais écrite en italien. En deuxième lieu, il s‟agit d‟un choix purement méthodologique : le français est l‟une de langue parlée au Congo et l‟une des langues que j‟ai utilisées pour passer les conversations et les entretiens. Dans ce sens, les faiblesses que, d‟un point de vue linguistique, ce travail trahit sont à saisir comme le résultat d‟un défi que je pense avoir relevé en assumant les limites (et les risques!) en termes de capacité d‟agir (agency) qui s‟accompagne à la maitrise limitée d‟une langue. Par ailleurs, ces « risques » m‟ont donné l‟opportunité de me rapprocher des personnes, amis, informateurs, interlocuteurs congolais qui, souvent, trouvaient des difficultés d‟expression en français. Si, d‟un côté, la contrainte de s‟exprimer à travers un répertoire linguistique plutôt limité influence l‟agencéité du locuteur (ou du rédacteur), de l‟autre, cette même limitation a mis en exergue le rôle joué par la langue dans la définition des équilibres dans les relations sociales et les rapports de pouvoir.

Dans un contexte de recherche où la langue parlée participe de la définition des équilibres des relations sociales, être en mesure de jouer sur plusieurs registres linguistiques s‟avère fondamental. Au Congo, aujourd‟hui, parler la langue française signifie avoir eu accès à l‟école, avoir étudié à l‟université, avoir une éducation et un standing de vie plus élevé. Le swahili, surtout celui de Lubumbashi, n‟est pas valorisé par les Congolais qui le considèrent comme une langue familière et peu pertinente pour les échanges au contexte plus formel. Alors que, comme nous l‟avons dit plus haut, les données sont produites à travers la négociation entre sujets, le fait de parler une même langue, ou même la langue dans laquelle les interlocuteurs se sentent plus à l‟aise, équilibre non seulement l‟échange communicatif mais aussi donne une même capacité ou

possibilité d‟agir sur la relation aux deux (ou plusieurs) interlocuteurs par rapport à leurs attentes, leurs espoirs, leurs besoins.

Les modalités à travers lesquelles se passaient les échanges communicatifs, dans les situations informelles tout comme dans des situations étroitement liées à la recherche, étaient donc fondamentales pour l‟équilibre dans la relation et dans la négociation de l‟agencéité. Un exemple où le rapport entre langue et agencéité se fait plus important et pressant pour le travail de terrain réside dans les provocations verbales dont on est l‟objet en ville. Au début de mes séjours, j‟étais extrêmement vexé par l‟attention que mon simple passage suscitait, surtout auprès des plus jeunes. Alors qu‟en principe les appellations comme « Beckham », « Pakistanais », « Chinois », « Keanu Reeves », « Chuck Norris », « Jack Bauer », « Muzungu » (Blanc), « mbundra » (cochon), « Robert », « Olivier », « Jésus », « Abraham », « Pharaon », « fils de Nazem », « Libanais », « témoin de Jéhovah », « père », « frère », « mbuji » (chèvre), « Osama », « le sauveur », etc. m‟énervaient énormément, au fil du temps j‟ai commencé à apprécier la créativité des jeunes dans l‟invention de ces sobriquets et à les interpréter comme une sorte de défi lancé pour vérifier la capacité (agency) d‟un jeune occidental à agir dans un contexte social et culturel qui, en principe, lui est inconnu. Les vifs débats que j‟ai dû affronter dans les transports publics étaient, par exemple, une manière pour moi de relever ce défi : souvent on me reconnaissait également des « honneurs » pour savoir bricoler un swahili approximatif mais surtout pour mobiliser des ressources « culturelles » appropriées à la vie lushoise.

J‟ai souvent provoqué une forte hilarité auprès des Congolais lorsqu‟ils me voyaient dire ou faire des choses qui, dans l‟imaginaire commun, « appartiennent aux Noirs ». Le fait de manger certains aliments, spécialement le bukari8, de se déplacer à pied (« Ah! Muzungu lwa mikulu ! », « Ah! Le Blanc marche à pied »), prendre un taxi-bus9 (« Muzungu anashaga dju ya transports yetu », « le Blanc s‟étonne de nos

8 Il s‟agit d‟une pâte à base de farine de maïs, qui peut être aussi mélangée à de la farine de manioc, réalisée par cuisson de la farine dans de l'eau bouillante et malaxage pendant une quinzaine de minutes. Le bukari est l'aliment de base des lushois. Il est normalement servi dans un plat commun, divisé en boules et il se mange à la main. Voir Petit (2002) et le chapitre 5 de ce travail.

9 Fourgonnettes, la plupart du temps de marque Toyota, importées de Dubaï ou de la Chine, et utilisées dans les transports urbains dans tout le Congo. De par leur provenance, elles sont souvent appelées « Dubaï ».

40 transports ») ou de parler le swahili, ce sont des actions qui marquent les identités et les conditions de vie d‟une personne (Rubbers 2009). Il suffit de prendre l‟exemple des transports urbains : la plupart des gens se déplace à pied (d‟où l‟étonnement dans la phrase ci-dessus) ; le vélo est un moyen de transport très pratique et précieux ; le taxi-bus est un moyen de transport accessible à tous alors que le taxi « en commun » (course partagée entre plusieurs passagers) dénote des conditions de voyages meilleures ; le taxi « booking » (course exclusive) est, en moyenne, dix fois plus cher et ses usagers sont par conséquence plus nantis ; enfin, les plus aisés disposent d‟une voiture de propriété (Petit 2000 : 104). Au cours du terrain de recherche, on est amené à franchir de telles limites qui normalement définissent l‟appartenance à une classe sociale et raciale donnée, collectivement reconnue, (« nous, les Congolais », « nous, les Noirs », « vous, les Blancs », « ah, les Italiens ! ») en suscitant des réactions diverses de la part de ceux qui nous observent. Il peut s‟agir d‟hilarité, de moquerie, de rage, de suspicion, de respect, de ressentiment ou, beaucoup plus rarement, d‟aversion. En ce qui me concerne, les réactions auxquelles j‟ai été le plus exposé ont été sans doute celle de l‟hilarité et de la moquerie. Ce qui n‟en provoque pas moins de stress sur ce que peuvent être les intentions, par rapport à d‟autres réactions apparemment plus violentes comme la suspicion ou le ressentiment.