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LA CONGRÉGATION SALÉSIENNE APRÈS 1960

DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE

3. LES SALÉSIENS DE DON BOSCO

3.2 LA CONGRÉGATION SALÉSIENNE APRÈS 1960

Après l‟indépendance du pays en 1960, la position de la congrégation salésienne changea. Je voudrais en particulier souligner l‟importance de ce tournant historique dans l‟émergence d‟une nouvelle politique de l‟enfance: les missionnaires, à partir de la moitié des années 1950, commencèrent à changer de stratégie vis-à-vis de la population locale et

92 des forces politiques qui conduisirent le pays à l‟indépendance ; la nécessité d‟un engagement plus profond pour la jeunesse désœuvrée avec des projets financés par des sujets privés se fit de plus en plus urgente.

À partir de la correspondance entre les missions d‟Elisabethville et le siège central de la congrégation à Turin, on peut constater qu‟à partir de la fin des années 1950 les Salésiens missionnaires au Congo craignaient de brusques changements après l‟indépendance. Les craintes étaient de deux ordres. D‟un côté, les missionnaires craignaient d‟être expropriés de la charge de l‟enseignement et de tous les bénéfices économiques et matériels qui leur avaient été accordés par le gouvernement colonial. D‟un autre côté, ils craignaient de perdre la légitimité de leur présence dans le pays en étant associés au colonisateur qui s‟apprêtait à quitter le pays. En ce qui concerne la deuxième préoccupation, à partir des années 1950, la congrégation mit en place une série de stratégies visant explicitement à distinguer la figure du missionnaire de celle du colonisateur. Ces changements de conduite servaient à maintenir intacte la confiance avec les indigènes, rapport de confiance que les missionnaires avaient construit tout au long de la colonisation et qu‟ils voyaient s‟évaporer après la rupture des équilibres coloniaux causée par l‟indépendance.

En effet, l‟évangélisation catholique des missionnaires s‟était déployée à travers une minutieuse stratégie de construction d‟inculturation des populations locales. Cette relation passait par l‟apprentissage par les premiers des mœurs, des coutumes et des langues des deuxièmes, et par l‟instruction scolaire et l‟éducation morale des populations locales par les missionnaires.

Des traces de la volonté d‟établir une distanciation nette entre l‟emprise de la colonisation et celle du missionnaire, ainsi qu‟entre la figure du colonisateur et celle du missionnaire, sont présentes dans nombre de documents écrits de l‟époque. On retrouve ceci dans une circulaire de 1963 rédigée par l‟ISA (Informations salésiennes africaines) : « En somme, l‟Église a subi le choc courageusement, souvent victorieusement. Dissociée depuis longtemps du colonialisme, elle est “restée” et s‟est affirmée africaine, sans politique, prête à collaborer avec toute bonne politique. »

Après l‟indépendance, la question du « témoignage de pauvreté » fit son apparition. Compte tenu des avantages et des bénéfices obtenus de la part du gouvernement colonial, certains membres de la congrégation ressentirent la nécessité, toujours dans l‟optique de ne pas être confondus avec les colonisateurs et de maintenir un rapport de confiance avec les populations locales, de faire « preuve de pauvreté ». Ce dernier point fit l‟objet d‟intenses réflexions de la part de certains religieux qui à l‟époque s‟interrogeaient sur le sens de leur mission une fois l‟indépendance acquise par le pays.

L‟image du Salésien riche et colonisateur sembla de plus en plus se diffuser, créant de l‟embarras chez certains religieux. Le père Clément Bergmans, responsable de la mission de Kiniama, parmi les plus anciennes missions katangaises, écrivait ces mots quelques semaines après l‟indépendance du Congo :

« Malheureusement il y a beaucoup de pharisaïsme dans la prédication de l‟évangile et, si la pauvreté, la sainteté et les autres vertus ont été prêchées, que l‟égoïsme, à côté, chez une foule de missionnaires? Comme dans “les animaux malades de la peste”, ils n‟en mourraient pas tous mais tous en étaient atteints. […] À mon humble avis, après le désastre du Congo et de sa politique missionnaire, il est moins cinq pour qu‟ici, au Katanga, nous en venions aux méthodes de Don Bosco qu‟il synthétise dans son premier conseil aux missionnaires : “Ne cherchez pas l‟argent mais les âmes.” Enfin quand est-ce que ce qui devrait être notre unicum necessarium, c‟est-à-dire “La jeunesse pauvre et abandonnée”, sera-t-il notre premier objectif ? Si je vous écris, c‟est que je reviens d‟E‟ville [Elisabethville] où j‟ai encore eu l‟occasion d‟entendre des Européens qui se gaussent des Salésiens et d‟aucuns appelaient “Salrickat” (Salésiens riches du Katanga), “Saluxkat” (Salésiens de luxe du Katanga) et enfin “Salcolkat” (Salésiens colons du Katanga). Ici à plusieurs nous déplorons cet état de choses, mais dès le début, les Œuvres ont été fondées sur des institutions officielles bien rémunérées, et certains nous le reprochent. » (24/07/1960)

L‟indépendance du pays marqua la fin d‟une prospérité remarquable de la congrégation. Tout en gagnant une puissance relative après le départ d‟autres ordres missionnaires, la congrégation fut accablée par les problèmes économiques au moment où le régime colonial tomba. Du coup, les requêtes d‟aides financières aux sièges européens pour toutes sortes de besoins se multiplièrent. Ce fut une occasion, relancée surtout par les cadres religieux européens mais aussi par certains missionnaires sur place,

94 pour « faire de nécessité vertu » en redécouvrant le sens du message de pauvreté de la mission catholique en Afrique. Les supérieurs européens invoquaient le retour à une philosophie de la pauvreté bien exprimée par la célèbre phrase de saint François d‟Assise : « Nudus nudum sequar35

. » Ainsi, on peut lire un autre passage d‟une lettre du 1964, adressée au recteur majeur, qui soulignait les changements apportés par l‟indépendance et l‟apparition de bienfaiteurs privés qui appuyaient l‟œuvre salésienne :

« Il y a des pessimistes qui voient tout en noir. Nous avons eu beaucoup de changements avec l‟“indépendance”. C‟est vrai, nous sommes dans la liberté d‟exercer notre ministère et, de la part des gouvernants, nous recevons des encouragements. Du point de vue matériel, les choses ne marchent plus comme avant 1960, mais peut-être que la vie spirituelle tirera bénéfice de ces difficultés. Il y a aussi des faits réconfortants à relever : chrétiens généreux, familles exemplaires, ex-élèves et coopérateurs engagés et même postulants généreux ! » [Traduction]

Une dernière question à aborder concernant les changements qui eurent lieu dans la congrégation après l‟indépendance est celle de l‟apparition d‟un vif intérêt pour l‟enfance désœuvrée. C‟est à partir des années suivant l‟indépendance qu‟apparut l‟idée de créer des centres de récupération et de rééducation pour une population croissante de jeunes abandonnés dans les rues des grandes villes congolaises.

La vocation missionnaire des religieux, en changeant les sources de financement, changea partiellement de cibles. Si, au départ, le projet du gouvernement colonial était d‟instruire les Européens et les indigènes, après le changement de donateurs (soutiens privés), la mission des religieux se recentra peu à peu sur les enfants marginalisés. Ainsi, dans une lettre du 4 avril 1964 adressée au recteur majeur de la congrégation, Albino Fedrigotti, l‟inspecteur de la province d‟Afrique centrale J. Peerlinck, exposa le problème en ces termes :

35 À ce propos, le père Van Asperdt écrivait au recteur majeur en 1969 : « Vous demandez aussi si j‟ai lu votre lettre sur la pauvreté. Oui, je l‟ai lue. Je crois que nous vivons ici pauvrement, même très pauvrement dans certaines de nos missions. Mais un des grands problèmes pour nous reste ce témoignage de la pauvreté. Même la plus pauvre de nos missions est encore riche si on la compare avec la situation de la population. »

« Très révérend Don Fedrigotti,

Le problème de la jeunesse abandonnée et délinquante devient très grave, surtout dans les grandes villes. Depuis longtemps, nous souhaitions ouvrir, dans un quartier populaire d‟Elisabethville, une œuvre populaire, comprenant d‟abord un grand “oratoire” salésien, quotidien, un home de rééducation pour les plus difficiles ensuite. Précisément des laïcs influents, eux aussi effrayés par la situation des jeunes, insistent pour que nous commencions cette œuvre, à laquelle ils veulent s‟intéresser par un appui moral et financier très large. […] Pour le personnel salésien, c‟est plus difficile. Le confrère qui pourrait le mieux réussir en cet apostolat difficile est le père Van Asperdt Gérard […]. D‟autre part, il est à prévoir qu‟une œuvre d‟éducation de masse et de rééducation nous attire les grâces de Dieu, la bienveillance des hommes de bien et finalement des vocations parmi la jeunesse saine de ce pays. »

Le père Van Asperdt fut, en fait, le premier à mettre en marche une œuvre salésienne au Congo destinée spécifiquement à « la jeunesse abandonnée et délinquante ». En mai 1964, à Elisabethville, furent jetées les bases d‟un premier centre de rééducation salésien, qui en 1969 devint la Cité des jeunes. Le centre fut financé par un groupement philanthropique de la ville composé du Lions Club, des membres du Rotary Club, du groupe « Joie et Lumière » (Croix-Rouge) et des représentants des Stations de jeux d‟Elisabethville. Les buts poursuivis sont bien résumés dans le passage d‟un entretien de 1964 avec le père Van Asperdt :

« J‟attends mon confrère : prêtre, licencié, sportif à souhait. Dès son arrivée, nous pourrons lancer des cours du soir, une petite école artisanale et un internat pour les plus abandonnés. […] Le terrain voisin, plus grand et plus salubre, nous serait indispensable. Mais il reste à l‟acheter. Sur ce terrain, des bâtiments se dresseront, pas luxueux, mais vastes. Ils devraient suffire pour 1 000 externes et quelques centaines d‟internes de 15 à 25 ans ; résidence des éducateurs et des élèves, ateliers, classes, salles de jeux, chapelle... »

On en déduit qu‟avec ces nouveaux projets, mis en place à partir de 1960, l‟action de la mission salésienne s‟élargit progressivement, compte tenu du changement de la situation politique du pays. Tout en gardant la primauté de l‟enseignement primaire

96 et secondaire, lors de l‟indépendance, l‟intérêt pour l‟enfance défavorisée continua à se développer jusqu‟au moins dans les années 1990.

La construction discursive d‟une « enfance à sauver » fut peut-être le signe le plus évident d‟une volonté des missions de prendre ses distances avec le colonisateur vis-à-vis d‟une population soumise à la colonisation depuis plus de cinquante ans. Le fait de s‟occuper d‟une « enfance abandonnée », de sujets défavorisés de la société, témoignait de l‟esprit de charité des missionnaires.

Le projet de construction d‟une « enfance à sauver » est bien exprimé dans le passage final de l‟entretien avec le père Van Asperdt : « La jeunesse sera sauvée, si tous Ŕ familles, écoles, mouvements de jeunes et mouvements d‟adultes, État enfin Ŕ comprennent que tous ensemble ils doivent sauver la jeunesse. Ne sommes-nous pas tous coupables de leur abandon ? »

L‟émergence d‟une image de l‟enfance et de la jeunesse abandonnées représenta dès lors une nouvelle cible pour le changement d‟orientation des Salésiens, appuyés par des groupes de « laïcs influents » et philanthropiques, une sorte de nouvelle mission pour atteindre la jeunesse abandonnée par l‟État postcolonial et concentrée dans les villes en expansion. Cela sembla remplacer le discours de mission civilisatrice des débuts de l‟évangélisation du Congo.

Plusieurs facteurs socio-politiques conduisirent à ce changement d‟orientation par les missions salésiennes. À partir de 1954, l‟ouverture d‟écoles laïques non confessionnelles mit fin au monopole de l‟enseignement de l‟Église catholique. En 1974, les écoles furent nationalisées avec, pour conséquence, la suppression de l‟enseignement de la religion dans les écoles. C‟est seulement avec une nouvelle convention en 1977 que la gestion des écoles fut remise aux Églises. Il faut souligner par ailleurs que, durant au moins vingt ans après l‟indépendance, une large partie de la jeunesse fut absorbée par le champ politique. Les jeunes intégrèrent les « jeunesses » des différents partis politiques et des mouvements sociaux qui apparurent après l‟indépendance. Ces « jeunesses » du début des années 1960 jouèrent un rôle crucial dans les rébellions de 1964-1965. Puis, en 1972, sous le régime mobutiste, les mouvements confessionnels de jeunesse furent

supprimés. Une grande partie des jeunes étaient encadrée par la jeunesse du parti unique, la Jeunesse du mouvement populaire de la révolution (JMPR).

Le Congo postcolonial, si l‟on fait abstraction de la première phase optimiste de l‟indépendance, celle du mythe de l‟indépendance et des « rising expectations » (Verhaegen 1966 : 22), se prêta largement au service de cette nouvelle mission de l‟Église. Une fois la période coloniale terminée et, ensuite, à mesure que l‟État postcolonial érodait les institutions préposées à l‟aide sociale, l‟image de « l‟enfance à sauver » et de « la jeunesse en crise » devint le signe patent, explicitement montré par la rhétorique et l‟interventionnisme missionnaire, d‟une faillite de l‟État indépendant.