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L’ENFANCE EN ÉPOQUE PRÉCOLONIALE

DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE

2. DYNAMIQUES FAMILIALES

2.1 L’ENFANCE EN ÉPOQUE PRÉCOLONIALE

Nous voudrions partir d‟une réflexion sur la place de l‟enfance et de l‟éducation durant l‟époque précoloniale, souvent présentées de manière hâtive sous l‟aphorisme « l‟enfant est une richesse ». L‟hypothèse selon laquelle les populations de l‟Afrique centrale de cette époque valorisaient la « richesse en hommes » est, comme nous le rappelle Rubbers (2007), étayée par une littérature abondante (Guyer 1993).

Le problème auquel on est confronté lorsqu‟on parle de la société précoloniale est le manque de sources sur la famille et sur l‟enfance. Cependant, malgré ce vide, on peut tenter d‟esquisser des hypothèses à partir des caractéristiques de ces sociétés agricoles qui ressortent des documents coloniaux de l‟époque et des ethnographies produites sur ces sociétés rurales.

À partir des documents coloniaux, nous pouvons tout d‟abord faire émerger certains éléments concernant la configuration familiale et la place des enfants dans les sociétés agricoles précoloniales du Congo. Ces documents sont à considérer avec prudence, tout en évitant l‟écueil de la description caricaturale en sociétés claniques. Dans un livre de 1963 intitulé L’Enfant africain et ses jeux, la sociologue Th. H. Centner nous livre ses réflexions, dont on ressent l‟influence de La Philosophie

bantoue de Tempels, où elle conçoit l‟enfant comme une richesse sur un niveau

métaphysique assez élaboré, relativisant ainsi la conception utilitariste dominant le regard occidental sur les populations bantoues. Selon la sociologue belge, l‟importance revêtue par l‟enfance dans les sociétés bantoues réside dans un principe philosophique à la base de toute la vie culturelle. La venue au monde d‟un nouveau-né, « l‟immense RESPECT 10 de la société coutumière devant l‟enfant » (Centner 1962 : 150), découlent de la conception de l‟« être » selon les Bantous : l‟ensemble des dynamiques de vie et des forces qui sous-tendent l‟existence humaine. L‟enfant, dans cette conception cosmologique, représente le trait d‟union entre le monde des morts et le monde des vivants. En ce sens, dans la société coutumière, les défunts vivent « également d‟une vie diminuée, ce sont des énergies vitales réduites » (ibid. : 151). C‟est ainsi que les enfants représentent un ancrage sur terre afin que les trépassés, à travers la transmission du nom aux enfants, puissent continuer à vivre dans le souvenir des vivants et échapper à la mort absolue. Un élément déterminant est l‟importance accordée par ces sociétés à la fécondité et à la transmission du nom d‟une génération à l‟autre. La transmission du nom constitue ainsi un moyen d‟« échapper à la mort » et de perpétuer la survie du clan (ibid. : 152). L‟importance donnée à la transmission du nom à cette époque perdure. Encore

50 aujourd‟hui, la naissance d‟un bébé est marquée par un choix avisé du nombre d‟enfants censé garantir la présence de parents ou de membres de la famille.

La sociologie coloniale a beaucoup insisté sur l‟importance du clan dans l‟éducation morale en milieu coutumier. Elle était, selon ces études, dispensée par le clan, les groupes parentaux, les groupes de sexe et les classes d‟âge (Ruytinx 1962). En lisant les études des observateurs de l‟époque coloniale à propos de l‟éducation morale des sociétés coutumières, il ressort que l‟éducation morale se définissait par rapport à la crainte et au respect des ancêtres : ils étaient « despotiquement puissant[s] » (ibid. : 88) et en même temps imposaient le respect en tant qu‟auteurs de « tout ce qui aide à la vie : terrains de chasse, lieux de pêche, lieux de culture, connaissances générales » (ibid.).

Le clan apparaissait, dans ces rapports coloniaux, comme un « organe de moralité » (ibid.) dont l‟intérêt surpassait celui de l‟individu. C‟est au niveau de l‟éducation morale que trouvaient place la magie et la sorcellerie. La magie regroupait un ensemble de pratiques et de connaissances qui aboutissait à la formation d‟associations « professionnelles » : magiciens, devins, féticheurs, guérisseurs. Toutes ces figures travaillaient pour le bien de la société. En revanche, la sorcellerie était un discours pour expliquer l‟envie, la cupidité, la jalousie et la résurgence d‟un malheur en famille ou en société. Le bien et le mal étaient, dans cette optique, des réalités extérieures à l‟individu. L‟objectif des « professionnels » de la magie, comme le sorcier, était donc d‟attirer ou de repousser ces forces de manière à attirer la bienveillance des ancêtres et éloigner la jalousie des hommes. Dans les descriptions d‟époque coloniale, les enfants étaient porteurs, habituellement, d‟un lien entre le passé et la vie de la famille et de la communauté. La reprise du nom du défunt garantissait la continuité de sa présence dans l‟esprit et dans les souvenirs de la famille.

Les sociétés précoloniales intégraient tôt les enfants dans la vie économique de la famille (Dibwe 2007). Cela relevait plutôt d‟une nécessité découlant d‟une économie de subsistance que d‟un calcul « assurance-vieillesse » pour l‟avenir. Les enfants bénéficiaient ainsi d‟une certaine liberté d‟action dans les activités de travail de la famille et de la communauté. Dès leur plus jeune âge, ils apprenaient la division du travail selon qu‟ils étaient fille ou garçon. Les garçons accompagnaient les hommes à la chasse ou à la

pêche alors que les filles apprenaient les travaux domestiques aux côtés des femmes (ibid. : 24). Les populations bemba, du sud du Katanga, pratiquaient le kisungu : une période d‟initiation durant laquelle les femmes de la famille enseignaient aux jeunes filles tous les aspects de la vie familiale (ibid. : 26 ; voir également Richards 1982). L‟agencéité reconnue chez l‟enfant dans ces contextes était donc liée à une forme d‟apprentissage de la productivité dans la mesure où les enfants remplissaient deux fonctions fondamentales pour la famille et la société : d‟une part, ils aidaient les parents et les aînés, apprenant à réaliser les tâches de subsistance nécessaires à la communauté et apportant ensuite leur contribution ; de l‟autre, ils apprenaient très tôt à être autonomes, attendant le moment où la communauté les jugerait en mesure de labourer un champ et de se construire une case (ibid. : 25). Ils seraient donc prêts à se marier.

D‟une manière générale, il est intéressant de souligner que, dans la vie communautaire précoloniale et rurale, la vie sociale avait un caractère communautaire et l‟éducation des enfants et des jeunes était une affaire collective dans la mesure où le clan se substituait à la famille restreinte dans l‟accomplissement de cette tâche. Les enfants représentaient, à travers le passage des noms, la continuité de la société, faisant le lien entre la communauté des vivants et celle des défunts. Ce passage permettait la transmission de valeurs et de principes à la base de la communauté d‟une génération à l‟autre. En même temps, les enfants représentaient une force-travail : non pas en termes d‟investissement futur mais d‟individu qui, selon ses capacités, apportait sa contribution à la vie de la famille et à la vie communautaire.

Les études réalisées à l‟époque coloniale par le bulletin du Centre d‟étude des problèmes sociaux indigènes (CEPSI11) ont néanmoins produit un certain nombre d‟interprétations déformées des pratiques sociales et culturelles des populations assujetties. On pourrait dire que la colonisation a participé à la définition d‟une nouvelle tradition africaine (Hunt 1999 ; Ranger 1983). Dans ce processus de « néotraditionalisation » (Ranger 1983), les études coloniales définissaient l‟individu clanique comme un individu « dépendant », constamment à la recherche de protection de la communauté et en large partie irresponsable vis-à-vis des enfants qu‟il mettait au

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52 monde. Ces derniers étaient, selon cette vision, élevés par toute la communauté, ce qui diminuait d‟autant la responsabilité de leurs parents. Cette vision de l‟individu clanique comme un individu complètement irresponsable vis-à-vis de ses enfants, éduqué par une « éducation par la peur », peut être remise en question. Les sociétés précoloniales avaient, en dépit de la vision colonialiste, leurs outils et leurs instruments pour espacer les naissances les unes des autres. Les éléments culturels, souvent taxés par les spécialistes occidentaux de tabous ou superstitions dans nombre de sociétés congolaises, fonctionnaient comme méthode d‟incitation à l‟espacement des naissances successives. Ces méthodes produisaient des résultats proches de ce qu‟on pourrait appeler un « contrôle des naissances ».