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Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga

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Academic year: 2021

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TESI DI DOTTORATO

per ottenere il titolo di

Dottore di ricerca

in “Antropologia ed Etnologia”, XXIV ciclo (Università degli Studi di Perugia)

Dottorato Internazionale in Etnologia e Antropologia (AEDE) Settore scientifico disciplinare M-DEA/01

e

Université Libre de Bruxelles Faculté des Sciences Sociales et Politiques Thèse présentée pour l’obtention du grade académique de

Docteur en Sciences Sociales et Politiques

presentata e sostenuta pubblicamente da

Edoardo QUARETTA

Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga

(République démocratique du Congo)

Lavoro realizzato presso: Dipartimento Uomo & Territorio dell’Università degli Studi di Perugia e Laboratoire d’anthropologie des mondes contémporains, ULB

Tutor: Massimiliano MINELLI Co-tutor: Benjamin RUBBERS

A.A. 2012/2013

Sostenuta il 27 novembre 2013 davanti alla commissione d’esame composta da:

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TABLE DES MATIERES

REMERCIEMENTS 1

1. INTRODUCTION 3

1.1SORCELLERIEETRELATEDNESS 9

1.2LESENFANTS-SORCIERSENANTHROPOLOGIE 15

1.3QUELQUESNOTESSURL’EFFICACITÉSYMBOLIQUEETLA« MODERNITÉDELA

SORCELLERIE » 20

1.4MÉTHODOLOGIE 31

1.4.1LES ASSISTANTS A LA RECHERCHE ... 31

1.4.2LES LIEUX DE LA RECHERCHE ET L’OBSERVATION PARTICIPANTE ... 34

1.4.3ÉCOUTER, PARLER ET FAIRE PARLER : LES ENTRETIENS ... 37

1.4.4REDACTION DE LA THESE, AGENCEITE ET LANGUE ... 37

1.5PRÉSENTATIONDESCHAPITRES 40 I PARTIE DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE 45 2. DYNAMIQUES FAMILIALES 47 2.1L’ENFANCEENÉPOQUEPRÉCOLONIALE 48 2.2APERÇUDELAFAMILLEOUVRIÈREKATANGAISE 52 2.3LAFEMMECOMMEÉDUCATRICE 58 2.4L’ÉDUCATIONETLASCOLARISATIONDESENFANTS 60 2.5L’ESSORDELA« PARENTÉRESPONSABLE »ETLEDÉBATSURLES« NAISSANCES DÉSIRABLES » 65 2.6FAMILLE,TRAVAILETPROVIDENCEDANSLAPÉRIODEDETRANSITION (1990-1997) 68 2.7DYNAMIQUESFAMILIALESCONTEMPORAINES 71 CONCLUSION 82 3. LES SALÉSIENS DE DON BOSCO 85 3.1L’INSTALLATIONDESSALÉSIENSAUKATANGA 87 3.2LACONGRÉGATIONSALÉSIENNEAPRÈS1960 91 3.3MISSIONSSALÉSIENNESETINCULTURATION 97 3.4« LEPROJETAFRIQUE » 102 3.5L’ŒUVREMAMANMARGUERITE 106 CONCLUSION 114 4. LES POLITIQUES DE L’ENFANCE 119 4.1FABRIQUERDESSUJETSOBÉISSANTS :LESFIGURESDEL’ENFANCE 121 4.2« BATOTOWAMARIA » :LAQUESTIONDESENFANTSDELARUE 129 4.3LESOPÉRATIONS« SHEGEZERO »ETLECENTREKASAPA 131 4.3.1LA « VILLE BLANCHE » ET LES CITES ... 132

4.3.2VIEILLES ET NOUVELLES POLITIQUES DE L’ENFANCE ... 136

4.4LESRÉACTIONSDESONGETDESSALÉSIENSÀL’OPÉRATIONSHEGEZÉRO 141

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II PARTIE ENFANCE(S) ET SORCELLERIE(S) 149

5. ENFANTS DE LA RUE ET SORCELLERIE 151

5.1VERSUNEINTERPRETATIONSORCELLAIREDELASOUS-CULTUREDESSHEGES? 151

5.2« GRANDIRÀL'ECOLE » 164

5.3« UNHOMMEDOITSEPROMENERAVECDEL'ARGENTDANSLAPOCHE» 175

5.4L'AUTO-CUISINE 184

CONCLUSION 196

6. LES ÉGLISES NÉOPENTECÔTISTES 201

6.1NEOPENTECOTISMEETCATHOLICISMEALUBUMBASHI 204

6.2L'EGLISEDUPASTEURLEBON 216

6.3L'INSTITUTIONDELAPROPHETIE 222

6.4LACURED'AMEDEMAJAMBO 227

6.5ECHECDELADELIVRANCE :UNMESSAGEDIVININATTENDU 234

6.6LADELIVRANCEDEMAJAMBO 236

CONCLUSION 240

III PARTIE ETUDES DE CAS 243

7. INVERSION ET DOUTES : L'ETUDE DE CAS JEROME 245

7.1INCERTIDUESETDIMENSIONDUBITATIVE 250

7.2RUMEURS,REVESETSOUPCONS 261

7.3ACCUSATIONETCIRCULARITEDELASORCELLERIE 268

7.4« ENVOULOIRAUMARI » 282

7.5FUGUESETCONSCIENCESORCIERE 289

CONCLUSION 292

8. LA CONTAGION: L'ETUDE DE CAS VALINA ET JUNIOR 299

8.1VALINAETJUNIOR 302

8.2L'ONCLEMATERNELMULAJI 305

8.3« KUARIBISHAMUTOTO » :ENFANTSABIMES 310

8.4LESOBJETSDELASORCELLERIE 315

CONCLUSION 322

9. AMBIGUITES DU SORCIER : L'ETUDE DE CAS NENO 331

9.1« LASORCELLERIEC'ESTAREJETER,LEPROBLEMEC'ESTSONCARACTERE » 334 9.2LESMOUVEMENTSDEJEUNESSEETL'EDUCATIONSELONPAPACHRETIEN 340

9.3« ENTREPARENTHESES » 348

9.4L'HYPOCRISIEETL'ORGUEIL 350

9.5« IMITERETDEVENIRUNMAUVAISMONSIEUR » 351

CONCLUSION 353

CONCLUSIONS GENERALES 357

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Remerciements

La réalisation de cette thèse de doctorat a été possible grâce aux financements de la Regione autonoma della Sardegna (Italie), dans le cadre de la loi régionale L.R.7/2007 sur la promotion de la recherche scientifique et de l'innovation technologique en Sardaigne, et du Fonds social européen 2007-2013.

Il est difficile de remercier toutes les personnes qui ont contribué à l'aboutissement de ce travail. Néanmoins la contribution de certains s‟est avérée très importante et je souhaite leur adresser mes plus vifs remerciements pour le temps et les efforts qu‟ils m‟ont consacrés.

Tout d‟abord les deux directeurs de thèse Massimiliano Minelli et Benjamin Rubbers. Ensuite, je remercie Cristina Papa, directrice de la section d‟Anthropologie du département « Uomo e Territorio » de l‟Université de Pérouse (Italie) et Pierre Petit, pour l‟accueil au Laboratoire d‟anthropologie des mondes contemporains (LAMC) de l‟Université libre de Bruxelles.

Mes sincères remerciements vont également à Joël Noret, membre du comité d‟accompagnement au LAMC et membre du jury de soutenance, et à Bogumil Jewsiewicki pour ses lectures attentives et les conseils théoriques qu‟il m'a donnés.

Un remerciement spécial va à Piergiorgio Giacchè et Bruna Filippi qui m‟ont toujours soutenu et encouragé dans mes projets et mes recherches.

Que soient remerciées Giulia Giacchè, Elisa Ascione e Patrizia Becchetti, amies de Pérouse, pour leur accueil et leur hospitalité, et pour les conversations enrichissantes autour de nos travaux.

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2 de la rue qu‟il accueille. Ma reconnaissance va également au père Léon Verbeek et au père Jean-Luc du Théologicum, couvent d'études théologiques de Lubumbashi : le premier pour m‟avoir donné la possibilité de prendre vision des nombreux matériaux récoltés au cours de son activité de recherche, le deuxième pour l‟accueil qu‟il ma réservé dans la bibliothèque du couvent.

Je remercie très chaleureusement papa Amos Tshimanga, fonctionnaire de la province du Katanga, pour le temps qu‟il m‟a consacré et les précieuses informations sur son travail au sein de la Province. Je remercie chaleureusement papa Rémy Djangu, ami cher qui m‟a été très proche dès ma première arrivée à Lubumbashi en 2006 et qui, même après son départ, a continué à m‟accompagner jusqu‟à la fin de ce travail.

Une pensée particulière va à Innocent Yav Makon et à sa famille qui m‟ont accueilli chez eux à Kasungami ; de même à Kedrick Mush‟Ayuma qui m‟a logé à son domicile et est devenu un grand ami.

Je remercie de tout cœur Catherine Bourgeoise, Gina Aït Mehdi, Olivier Kahola et Aimé Kakudji, avec qui j‟ai partagé ces années de thèse. Je remercie aussi Marie et Damien pour leur amitié et la disponibilité à m‟accueillir lors de mes passages à Bruxelles.

Je tiens à adresser ma gratitude à Vincent Gerbe pour l‟apport fondamental qu‟il a donné à la rédaction de cette thèse.

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1. INTRODUCTION

En août 2010, j‟avais rendu visite à mama Tiba, une guérisseuse néopentecôtiste assez connue à Likasi, une ville à cent-vingt kilomètres de Lubumbashi, dans le sud de la province du Katanga, en République démocratique du Congo (RDC). Chez Mama Tiba, une femme à la corpulence puissante, j‟eus l‟occasion d‟entendre le témoignage d‟une fillette de quatorze ans, Joëlle, accusée de sorcellerie par ses propres parents. Voici une partie du récit relaté par la fillette :

« Quand nous pratiquions la sorcellerie, durant la journée nous sommes comme des humains, c‟est-à-dire comme le commun des mortels. À partir de dix-huit heures, les collaborateurs des chefs sorciers nous précèdent dans le monde invisible pour apprêter à notre intention ce que nous devons cuire durant la nuit. À minuit juste, nous tous, nous nous envolons vers le monde invisible. Donne-moi d‟abord un balai. Si nous sommes à quatre nous nous disposons de la manière suivante [Joëlle donne la forme d‟un petit carré au morceau de bois qu‟elle tient entre ses mains, ndla] puis le chef sorcier se met au milieu. Dès qu‟il klaxonne, nous décollons vers n‟importe quelle destination, nous pouvons aller même en Europe où nous arrivons durant la même nuit avec notre victime vivante puis nous la tuons par coups de couteau. Après nous découpons ses bras et sa tête. Nous recueillons son sang dans les bouteilles, les assiettes et les verres. Ce sont des ustensiles de cuisine identiques à celles qui sont ici. La chef sorcière est très grasse, ses jambes, c‟est … c‟est là qu‟elle s‟assise. Si nous voulons lier la vie de nos parents, nous lui donnons 50 FC par exemple, puis nous faisons ainsi1 […] trois, puis nous les mettons de côté. Après avoir mis de côté, le parent en question va souffrir et perdre toutes ses opportunités de la vie, comme le travail. »

Aujourd‟hui de tels récits sont assez courants tant au Congo qu‟à Lubumbashi. À partir de ce constat, la question à laquelle cette thèse veut répondre est la suivante : pourquoi des enfants sont-ils accusés de sorcellerie? Afin de répondre à cette question il faut souligner, d‟emblée, que les enfants-sorciers ont d‟abord été un objet médiatique et des politiques de développement. En effet, les enfants-sorciers ont reçu, depuis les années 1990, une attention médiatique de plus en plus croissante. Les ONG internationales

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4 s‟occupant des droits et du bien-être de l‟enfant se sont investies dans l‟étude de ce phénomène, dans la sensibilisation des populations locales et l‟information du public occidental. Ensuite, des événements particulièrement brutaux dans leurs conséquences ont favorisé l‟essor des enfants-sorciers sur la scène internationale du secteur humanitaire et médiatique. L‟un de ces événements eut lieu en septembre 2004 lorsqu‟un groupe de « creuseurs » (mineurs artisanaux) fit irruption dans un centre d‟accueil pour enfants de la rue à Mbuji Mayi, dans la province du Kasaï Oriental. La presse locale reporta que les creuseurs mirent sur pied une véritable chasse aux enfants de la rue dont, toujours selon les sources de l‟information locale, la majorité était accusée de sorcellerie. Les enfants de la rue étaient accusés par les creuseurs de leur avoir volé une grande quantité de diamants. Selon la MONUC, la mission de l‟ONU pour le maintien de la paix en RDC, à cette occasion 16 enfants furent brutalement tués, brûlés, lapidés, égorgés et poignardés (MONUC 2005).

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enfants à la suite de ces accusations, les ONG ont abordé la question en termes d‟urgence humanitaire et de violation des droits de l‟enfant.

Pour ce qui est de Lubumbashi et du Katanga, l‟Observatoire du changement urbain (OCU) de l‟Université de Lubumbashi a recensé les enfants de la rue et analysé leurs conditions de vie. L‟étude de l‟OCU a comptabilisé, en 2003, 4 891 enfants de la rue. Plus précisément, l‟étude propose les chiffres de 911 enfants de la rue et 3 986 enfants dans la rue (enfants qui travaillent dans la rue mais rentrent dormir chez eux, dans leur famille) dans toute la province du Katanga. En ce qui concerne Lubumbashi, la capitale katangaise compte 704 enfants de la rue et 2 023 enfants dans la rue (Kaumba 2005). En lisant ce rapport, on découvre que, parmi les causes qui poussent les enfants à la rue, les plus mentionnées sont la « misère », les « mauvais traitements », les « accidents familiaux » (ibid. : 38-39). L‟accusation de sorcellerie n‟est pas mentionnée.

Le décalage qui ressort à la lecture, d‟une part, des rapports des ONG internationales et, de l‟autre, des données de l‟OCU suggère que, si à première vue le phénomène des enfants-sorciers et celui des enfants de la rue sont étroitement liés, une analyse plus approfondie semble révéler que ces deux phénomènes ne sont pas pour autant l‟un conséquence de l‟autre. De surcroît, les discours sur les accusations de sorcellerie envers les enfants et le phénomène des enfants-sorciers nécessitent une étude plus approfondie, bien au-delà des portraits caricaturés dont semble se servir le secteur humanitaire, les médias et les opérateurs religieux.

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6 Gécamines fut créée en 1966 pour remplacer l‟Union Minière du Haut-Katanga. L‟Union Minière du Haut-Katanga (UMHK) fut fondée en 1910 avec la création de la ville de Lubumbashi, à l‟époque appelée Elisabethville. L‟UMHK, soutenue par l‟administration coloniale et l‟église catholique, fit d‟une région à vocation agricole et peu peuplée l‟un des centres industriels les plus grands en Afrique centrale. Lubumbashi devint un grand centre urbain. En 1966, lorsque l‟UMHK fut rebaptisée la Gécamines, l‟entreprise restait le centre névralgique de l‟économie du Katanga et du pays. Trente ans après, ce géant industriel est tombé en faillite en mettant en crise l‟économie régionale et nationale. Les conditions de vie des familles ouvrières jadis soutenues par le système paternaliste de l‟entreprise s‟érodèrent progressivement. Aujourd‟hui la Gécamines n‟est plus en mesure de garantir aucune assistance aux familles des travailleurs (Rubbers 2006, 2013; Dibwe 2001). En troisième lieu, en 1992 et 1993 le Katanga assiste à un nouvel essor du conflit entre les Katangais et les originaires du Kasaï, province voisine. Un conflit qui eut comme épilogue la violente expulsion de la province d‟une large partie de cette population (Bakajika 1997). Les expulsions amenèrent au démembrement de nombreuses familles mixtes. L‟expulsion des Kasaïens est également importante pour comprendre la mobilité qui caractérise aujourd‟hui les enfants qui, depuis le Kasaï, rejoignent le Katanga, dans l‟espoir de retrouver une partie de la famille restée dans la province ou à la recherche d‟une vie meilleure. On verra, dans le chapitre 5, que, aux yeux des Katangais, les enfants de la rue sont censés être pour la plupart ressortissants du Kasaï et ainsi doublement stigmatisés (comme enfants de la rue-sorciers et comme Kasaïens).

Enfin, il faudrait également citer l‟arrivée successive des réfugiés de régions touchées par la guerre contre le Rwanda et l‟Ouganda, déclenchée en 1998 après la prise de pouvoir par L.-D. Kabila (père de l‟actuel président de la République, Joseph Kabila). La guerre d‟agression déstabilisa la province et généra un afflux massif de réfugiés du nord de la province vers le sud.

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par exemple, au détriment d‟autres sujets (les pères). L‟ethnographie présentée dans ce travail se veut de partir des cas particuliers, comme les enfants-sorciers et les enfants de la rue, pour enquêter sur des dynamiques plus générales concernant l‟enfance, la jeunesse et la famille au Katanga. La progressive et, somme toute, partielle autonomisation d‟un point de vue social et économique de l‟enfance et de la jeunesse est l‟un des traits le plus marquant de ces phénomènes contemporains. Le rôle de plus en plus central qu‟enfants et jeunes occupent au sein de la société lushoise, tout comme l‟érosion partielle du modèle familial patriarcal et, enfin, l‟essor de nouvelles sociabilités autour des églises de réveil et d‟inspiration pentecôtiste (reconversion dans une nouvelle « famille ») représentent des facteurs qui ont favorisé l‟élévation des jeunes et des enfants à la hauteur de sujets actifs dans leur société et, en même temps, objets d‟une pluralité de discours. En ce sens, les accusations de sorcellerie ne concernent pas que les enfants de la rue ou les enfants-sorciers. Elles concernent, plus largement, une plus vaste portion de la population infantile et juvénile du Katanga (étudiants, universitaires, jeunes diplômés chômeurs, célibataires).

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8 n‟osait prononcer une accusation de sorcellerie ouvertement. C‟est peut-être en raison de la nature indéfinie des soupçons que les gens parlent, à ce niveau, à la troisième personne et jamais à la première (« on dit que... »). La sorcellerie apparaît clairement, en revanche, comme le moment où arrive l‟« expert ». Les experts sont ces personnes qui, par formation (féticheurs) ou vocation (pasteurs, prophètes), maîtrisent le cadre symbolique de la sorcellerie, ses logiques et les traitements auxquels recourir.

Il faut donc, pour qu‟une accusation de sorcellerie prenne de l‟ampleur, qu‟un ensemble de conditions et d‟éléments contextuels soit réuni et qu‟un « expert » intervienne. Il me semble utile de signaler le caractère contextuel des accusations de sorcellerie car cela relativise une certaine opinion commune, selon laquelle la sorcellerie est aujourd‟hui « en liberté » en Afrique, est le résultat d‟une anomie urbaine hors contrôle. La sorcellerie, de toute évidence, se transforme elle aussi. Elle semble être présente dans les discours et l‟imaginaire des Congolais au même titre qu‟elle l‟était par le passé, même si elle est véhiculée par de nouveaux canaux, les médias et les nouvelles églises. Néanmoins, s‟il est plausible que les champs de déploiement de son discours se soient élargis (pensons par exemple aux émissions télévisées ou, plus récemment, à l‟Internet), il ne va pas de soi que son emprise sur les réalités sociales des gens se soit accrue par voie de conséquence. Ce qui par contre est plus évident, c‟est la configuration prise par les discours sorcellaires : les éléments « classiques » de la sorcellerie « du village », comme la définissaient souvent mes interlocuteurs, s‟alternent avec de nouveaux imaginaires, véhiculés, encore une fois, par les médias et les églises de réveil. Ces derniers vecteurs offrent des éléments pour penser à la sorcellerie d‟une manière à la fois différente et proche des cadres plus traditionnels. Dans les récits de sorcellerie, nous retrouvons ainsi des éléments plus modernes comme les téléphones cellulaires, les avions, le téléviseur et d‟autres composants technologiques. Les logiques sorcières, en revanche, se structurent autour de trois axes principaux qui semblent les caractériser depuis toujours et, peut-être, universellement : l‟inversion, la contagion et le cannibalisme/l‟anthropophagie.

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norme même qui guide la vie sociale ordinaire. Dans ce sens l‟idiome inverseur de la sorcellerie vise à reconstituer les ruptures produites par des « drames sociaux » (Turner 1986), résoudre des conflits et, surtout dans le cas des enfants accusés, discipliner des comportements « hors normes ». Depuis Frazer et Tylor, la « contagion » est l‟un des principes qui régissent la magie (Keck 2002). Dans le cadre de cette thèse, la « contagion » est entendue comme des conceptions à la base de la transmission (biologique, culturelle, sociale) à travers ce que nous allons appeler avec J. Carsten des « vecteurs substantiels » (substantive vectors) (Carsten 2000 : 23), c‟est-à-dire des objets et des substances. À travers la contagion sorcellaire on peut transmettre des éléments tant organiques (un virus par exemple) qu‟immatériels (un sort, la sorcellerie, une communication malveillante, une maladie) et, enfin, des éléments ayant trait à la socialité (des comportements déplorables, antimoraux, nuisibles, etc.). Enfin, en ce qui concerne le « cannibalisme », j‟entends par là une connotation particulière du verbe « manger », empruntée aux langues indigènes. Rappelons qu‟en Afrique « manger » ne veut pas dire exclusivement se nourrir. « Manger » peut également signifier se renforcer, acquérir des énergies vitales, accumuler, dominer, apprivoiser. En définitive « manger » la viande des autres ” (Geschiere 1995) » peut vouloir dire s‟approprier injustement et par des voies occultes les biens des autres, ayant ainsi fonction de modalité d‟incorporation de l‟« Autre » et de ses forces, énergies et qualités par les « cannibales », les sorciers. Ce qui rend particulièrement problématique cette forme de « cannibalisme », insérée dans le dispositif de la sorcellerie, est que l‟agresseur et la victime sont souvent liés par une relation d‟intimité et/ou de parenté (ibid.).

1.1 SORCELLERIE ET RELATEDNESS

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10 considère l‟affirmation de Peter Geschiere (1995) selon laquelle la sorcellerie est « le côté obscur de la parenté », la notion de parenté en termes de relatedness (Carsten 2000 ; 2007) permet de saisir, d‟un point de vue ethnographique, les pratiques et les objets autours desquels s‟activent les accusations. En effet, Peter Geschiere met au centre du rapport parenté-sorcellerie le concept d‟intimité. Les relations d‟intimité et de confiance auprès des Maka, population du sud-est du Cameroun, sont souvent caractérisées par une ambivalence qui fait ressortir ce que les informateurs de Geschiere appelaient « la sorcellerie de la maison » (djambe le ndjaw) (Geschiere 1995 : 53). Pour Geschiere donc, le problème que pose la sorcellerie Maka, mais qu‟on pourrait étendre à de nombreuses sociétés africaines, réside dans le paradoxe que, bien qu‟appartenant au même groupe familial ou parental, des personnes puissent éprouver de la jalousie jusqu‟à s‟entretuer. Le concept de « vendre » ou de « manger » (cannibalisme) un parent proche, et l‟idée de « dette » comme inversion de la réciprocité entre proches renvoient, selon Geschiere, à des traits plus anciens de la sorcellerie (2000 : 23) mais qui acquirent « de nouvelles dimensions en rapport avec les nouveaux biens de consommation fournis par l‟économie de marché » (ibid. : 24).

Le principal apport de l‟étude de la sorcellerie de Peter Geschiere réside dans la remise en question de l‟image de la famille et de la parenté africaines comme lieux caractérisés par une solidarité et une réciprocité généralisées entre ses membres. Une telle idée, dit Geschiere, a influencé une génération d‟anthropologues. Geschiere fait référence, de manière particulière, au schéma des « cercles de réciprocité » proposé par M. Shalins selon lequel le cercle le plus restreint de la parenté se caractériserait par une solidarité diffusée.

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outil conceptuel qui peut remédier à la volatilité des notions d‟intimité et de confiance. Dans la mesure où nous déplaçons notre attention sur les pratiques de partage, les objets et les substances à travers lesquelles se créent les relations familiales et parentales au quotidien, nous gagnons de l‟espace pour une observation ethnographique plus concrète.

Le concept de relatedness est au centre du cadre théorique offert par l‟anthropologie symbolique de la parenté dont la principale artisane a été Janet Carsten. Cette dernière emprunta la voie du renouvellement des études sur la parenté inaugurée par l‟anthropologue américain David Schneider. Le travail de Schneider posa les bases d‟une remise en question du concept de la parenté dans l‟anthropologie du XXe siècle (Schneider 1980 ; 1984). Schneider affirmait que la « parenté », telle qu‟elle était entendue jusque là par les anthropologues, ne pouvait se prêter à une véritable étude comparative transculturelle dans la mesure où elle constituait une armature conceptuelle construite sur des prémisses ethnocentriques, c‟est-à-dire basées sur des conceptions euro-américaines de la parenté, importées dans l‟analyse anthropologique. Dans

American Kinship (1980) Schneider soulignait que la parenté américaine était un système

culturel basé sur des éléments biologiques de la procréation et innervé par une logique symbolique. Le cœur symbolique de ce système culturel de la parenté nord-américaine était la procréation sexuelle qui réunissait en son sein les deux ordres dominants du système culturel : le biologique (les substances), et la « loi » (le code) (Carsten 2000 : 6). Schneider soulignait l‟importance de la distinction et des interactions entre la sphère du biologique et la sphère du social car elles fondaient le système culturel nord-américain de la parenté, basé notamment sur l‟acte sexuel. L‟anthropologue américain relevait que le cœur de la conception de la parenté résidait sur des « faits biologiques » mais, en même temps, il fallait reconnaître l‟importance de la construction sociale qui intervenait sur ces même faits : la « culture » intervient en reconnaissant les faits biologiques et en leur donnant du sens (Schneider 1984).

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12 nullement évidentes dans d‟autres cultures indigènes non occidentales. C‟est à ce stade que Schneider arriva à décréter l‟impossibilité de mener une étude comparative de la parenté. L‟anthropologue proposa donc d‟abandonner le terme faussement universalisé de ce qu‟on appelait « parenté » (kinship).

À partir de la critique de l‟étude de la parenté de Schneider, Janet Carsten reprend ce projet, non pas pour abandonner le projet comparatif, mais bien au contraire afin de pousser davantage l‟analyse des différentes pratiques et discours locaux relatifs au fait d‟« être en relation » (being related) (Carsten 2000 : 1). Carsten reformule ainsi la problématique de la parenté dans un cadre plus large qui englobe une multiplicité de vecteurs (pratiques, objets et substances) qui construisent les relations sociales de la parenté dans une conception plus large appelée relatedness. Tout en ne rejetant pas le rôle du « biologique » dans la construction des liens de parenté, Carsten vise à interroger, dans des cultures données, l‟écart et/ou la proximité entre le domaine du « biologique » et celui du « social ». Une relation qui, selon l‟approche de l‟anthropologue, n‟est pas forcément oppositive mais qui plutôt se reformule en une dialectique à travers laquelle les deux domaines se structurent mutuellement. Dans cette optique, Carsten affirme que la parenté ne peut pas être appréhendée comme allant de soi et non plus universalisée:

« I take for granted that the meaning of " kinship " cannot be assumed a priori. I use the term " relatedness " to indicate indigenous ways of acting out and conceptualizing relations between people, as distinct from notions derived from anthropological theory. Ways of living and thinking about relatedness in Langkawi lead me to stress a processual view of personhood and kinship. It is through living and consuming together in houses that people become complete persons Ŕ that is, kin. » (Carsten 1995 : 224)

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structurent de manière différente selon le contexte pris en considération. Les connexions et les déconnexions qui façonnent la relatedness sont constituées à travers la valeur symbolique qui est attribuée aux substances (sang, sperme, sueur), aux objets d‟usage quotidien, aux lieux (où l‟on prépare à manger, où l‟on dort) et, enfin, à certaines pratiques de partage (commensalité, allaiter). Le concept de relatedness trouve sa pertinence au Congo puisque les liens familiaux ne se constituent pas pour les Congolais exclusivement dans le sens biologique du terme. Les liens familiaux se construisent aussi à travers une multitude d‟actions et actes quotidiens qui consistent en le partage de la nourriture, la cohabitation, le partage du lieu où l‟on dort, la contribution à la survie du foyer (contribution économique, d‟investissement, de relations sociales etc...). L‟approche en termes de relatedness de la parenté permet de saisir pourquoi les discours de la sorcellerie s‟attachent aux dynamiques en Afrique, comme ailleurs dans le monde, que participent de la définition de la « personne » (personhood) dans ses éléments constitutifs de membre d‟une famille et d‟une communauté, dynamiques de partage qui ont un ancrage dans des pratiques, objets et lieux concrets qui participent à la création de la famille et la parenté.

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14 relations sexuelles, échanges rituels). De fait, contrairement à une classification rigide de la parenté, Carsten construit, à travers les notions de relatedess et de substance, une approche de la parenté beaucoup plus dynamique.

Dans le cadre de cette thèse, dans la lignée de Janet Carsten, je voudrais utiliser le cadre symbolique de la parenté offert par le concept de relatedness en relation au cadre symbolique de ce que je considère son revers, la sorcellerie. La sorcellerie est lue dans cette étude en termes de mode de raisonnement pour penser et manipuler les rapports familiaux et de parenté. En ce sens, le concept de relatedness devient très pertinent pour donner un cadre à la construction des liens sociaux dans des situations ordinaires et quotidiennes. En même temps, à travers une analogie inversée de la relatedness, on peut avoir accès au pendant « destructif » de la relatedness, c‟est-à-dire les pratiques et les discours qui défont les liens de parenté et familiaux en mettant en exergue leur valeur structurellement ambivalente. Telles pratiques et discours de relatedness de déconnexion sont souvent « pris », au Congo comme ailleurs, dans le cadre symbolique de la sorcellerie.

L‟approche de la parenté en termes de « culture de la relation » est particulièrement pertinente pour les cas de sorcellerie que j‟ai pu observer au Katanga. Dans les cas d‟accusations de sorcellerie d‟enfants, il est toujours question de tensions sous-jacentes au cercle familial ou qui ont trait aux facteurs qui façonnent les liens entre les membres de la famille. C‟est dans ce sens que la sorcellerie, plutôt que comme « côté obscur de la parenté » (Geschiere 1995), pourrait se définir comme une relatedness inversée et déformée, dans le sens où les substances, les actions de partage et les objets qui créent le lien social sont les vecteurs d‟une « contagion » qui vise non pas à créer le lien social mais plutôt à le détruire.

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véhiculent dans leur déploiement, cela revient à mettre en exergue les aspects qui constituent la « parenté pratique » (Weber 2005), présentant un caractère plutôt dynamique, contrairement à une nomenclature et à un ensemble classificatoire de comportements prescrits et proscrits. Ces aspects dynamiques de la parenté émergent, comme si l‟on regardait dans un miroir déformant, dès qu‟on assiste à la tournure effrayante que prennent ces mêmes pratiques en conséquence d‟une accusation de sorcellerie. D‟ailleurs cette dernière, on le verra dans les études de cas, prend la forme d‟un processus plutôt que d‟une simple imputation. Un processus qui prend en compte et condense une grande quantité de faits, de personnes, de relations, d‟objets, d‟événements, et qui se réalise de manière préférentielle dans des lieux spécifiques : les églises de réveil, par exemple, ou lors d‟une consultation auprès d‟un féticheur. Tout comme pour l‟idiome de la relatedness qu‟on peut définir comme un « fait social total », au sens de Mauss, la sorcellerie, en renversant la logique et la valeur morale des pratiques du « vivre ensemble », devient également une dynamique totalisante.

1.2 LES ENFANTS-SORCIERS EN ANTHROPOLOGIE

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16 de sorcellerie et, par conséquent, se retrouvaient poussés à avouer leur culpabilité. Les enfants accusés de sorcellerie devaient ensuite passer par un rituel de purification terminant par le lavage du corps à la rivière du village. Un autre élément qui rapproche les enfants-sorciers de Brain de ceux de Lubumbashi est leur innocence partielle dans les faits de sorcellerie. En dépit du fait qu‟ils étaient accusés de sorcellerie, l‟origine de l‟ensorcellement était toujours identifiée en la personne d‟un adulte. En définitive, il s‟agissait d‟un adulte étant conscient de nuire à ces proches et donc en mesure d‟évaluer le caractère antimoral de l‟action qui consistait à utiliser et ensorceler un enfant. De manière tout à fait analogue, les enfants accusés de sorcellerie à Lubumbashi sont censés être utilisés par d‟autres membres de la famille, externes au foyer, afin de « bloquer » les projets de la famille.

Robert Brain expliquait la facilité avec laquelle des enfants en venaient à avouer des crimes atroces contre leurs propres parents par le penchant des enfants pour une forme d‟exhibitionnisme. En allant puiser dans les interprétations des historiens qui ont étudié le procès fait aux sorcières de Salem, on peut en déduire que les enfants avouaient d‟être sorciers ou sorcières dans la volonté d‟attirer l‟attention de la communauté sur leurs conditions de vie pénibles. Pareillement, les enfants Bangwa trouvaient dans les confessions de sorcellerie une manière d‟être repris en compte par les adultes et la communauté au moment où ils souffraient d‟une forte sous-alimentation.

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entendre, aujourd‟hui, dans une église néopentecôtiste de Kinshasa ou Lubumabashi. On retrouve, dans les deux cas, que la contagion de la sorcellerie se produit de préférence entre enfants du même âge ou de la même position sociale (entre cadets) ; ensuite, comme pour les enfants-sorciers décrits par Brain, l‟ensorcellement est, à l‟origine, provoqué par un adulte ; l‟adulte-sorcier est souvent un membre de la famille ; les enfants, une fois leur culpabilité avouée, étaient incités à confesser les noms de leurs complices ; enfin, les cibles des actions sorcellaires étaient leurs propres parents.

Les traitements de la sorcellerie des Maka rappellent, en dernier lieu, celles utilisées par les pasteurs néopentecôtistes congolais. Dans les cas reportés par l‟anthropologue, les enfants étaient obligés de manger une grande quantité de viande et d‟huile alors qu‟à Lubumbashi, au contraire, les pasteurs soumettent les enfants à des jeûnes prolongés ; l‟utilisation de laxatifs et d‟huile de palme était largement utilisé, comme d‟ailleurs à Lubumbashi. L‟huile favorise l‟expulsion de corps étrangers du corps de l‟enfant.

Peter Geschiere voyait dans ce phénomène la tentative de la part des aînés de la communauté de limiter la rébellion d‟enfants et de jeunes vis-à-vis de l‟autorité traditionnelle des aînés. Les jeunes Maka, en confessant être sorciers, mettaient en scène une rébellion symbolique pour affaiblir et effrayer les aînés du village. L‟érosion de l‟autorité des aînés du village, provoquée par le régime colonial et par l‟économie monétaire, avait en fait posé les bases de la confrontation de deux générations pour la conquête du pouvoir et l‟accaparement des ressources en milieu rural.

Filip De Boeck a été, plus récemment, le premier à reconsidérer les enfants accusés de sorcellerie comme objet d‟étude spécifique (De Boeck 2000 ; 2004 ; 2005; De Boeck et Plissart 2005). Dans l‟article Le "Deuxième Monde" et les " Enfants-sorciers"

en République démocratique du Congo paru dans Politique Africaine (De Boeck 2000),

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18 les déstructurer : notamment le don et la réciprocité. De Boeck suppose que la déstructuration de ces catégories socioculturelles apparaît comme le résultat de l‟envahissement de la sphère du réel par la sphère de l‟imaginaire. Cette déstructuration, à son tour, engendrerait une confusion et l‟incapacité des acteurs sociaux à faire la distinction entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire (De Boeck 2005a : 157).

Le concept d‟imaginaire est utilisé ici comme étant à la base de la vie sociale vécue et construite quotidiennement par les acteurs sociaux. Cette conception a connu un certain succès auprès des travaux des anthropologues. Cornelius Castoriadis (1975), Benedict Anderson (1983) et, plus tard, Arjun Appadurai (1996) ont apporté à travers leurs travaux une contribution majeure dans la conception d‟un imaginaire collectif.

Il est à remarquer que la conception de l‟imaginaire utilisée par De Boeck doit moins à ces auteurs qu‟à la conception de l‟imaginaire de Jacques Lacan (Mélice 2007). Le schéma lacanien entrelace trois dimensions de la reproduction de la vie psychique de l‟individu : la dimension de l‟imaginaire, la dimension du symbolique et la dimension du réel (Julien 1985). La distinction lacanienne est reprise par De Boeck. Les trois dimensions, étroitement liées, sont selon l‟auteur les trois instances qui reproduisent positivement les catégories sociales et les pratiques culturelles, ainsi que leurs significations, c‟est-à-dire qu‟elles instaurent un cercle vertueux de reproduction de la société. Le bouleversement des relations entre imaginaire et symbolique correspondrait à une déstructuration/restructuration des catégories à travers lesquelles une société pense à elle-même. La figure de l‟enfant-sorcier est, selon l‟anthropologue, le résultat de cette déstructuration qui a comporté une aliénation (donc une perte de sens) de la relation entre la réalité sociale (constituée par le symbolique) et son « double » (l‟imaginaire), la fonction principale de ce dernier serait alors une dynamique d‟échange et de négociation avec le premier (De Boeck 2005).

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des églises de réveil et néopentecôtistes dans les accusations de sorcellerie. Ces églises sont des lieux où, dit De Boeck, le rapprochement entre enfance et sorcellerie se fait plus fréquent. D‟une manière générale, les nouveaux acteurs du religieux ont participé à une diabolisation croissante de la figure du sorcier et transposé la pragmatique de la sorcellerie à un niveau spirituel (« la sorcellerie, c‟est une question spirituelle » dit-on à Lubumbashi). Le sorcier est devenu omniprésent dans le champ social (De Boeck 2000 : 35). Le fondamentalisme chrétien serait ainsi un lieu (l‟église) et une série de discours (la sorcellerie) producteurs d‟un contexte délirant, obsessionnel et de production de pratiques relatives à la sorcellerie (ibid. : 33).

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20 d‟un processus beaucoup plus long et complexe, on délaisse les dynamiques, à mon avis, fondamentales, où par ailleurs se situent les motivations de l‟accusation. Le pasteur, en fin de compte, représente, dans la plupart des cas, l‟institution qui réduit la complexité des dynamiques et des conflits familiaux en proposant un sens et une direction de résolution dans un cadre bien défini.

En définitive, je voudrais éviter que les accusations de sorcellerie envers les enfants, et plus généralement la sorcellerie, puissent se réduire à une interprétation selon laquelle elles seraient juste un prétexte des familles les plus pauvres pour se débarrasser de leurs enfants. Autrement dit, je voudrais m‟inscrire en faux contre une réduction des enfants-sorciers en une prétendue confusion des acteurs sociaux qui ne feraient plus la distinction entre le « monde visible » et le « monde invisible » ou bien entre réel et imaginaire.

Il s‟avère que ces interprétations trouvent un certain crédit auprès de l‟opinion publique locale et étrangère. Néanmoins, il me semble qu‟elles sont à éviter car elles « déshumanisent » la capacité des Congolais à prendre en charge l‟affectivité et les sentiments envers leurs propres enfants malgré les conditions de précarité dans lesquelles ils vivent. Ce qui ne m‟a point paru le cas dans les familles que j‟ai suivies à Lubumbashi.

1.3 QUELQUES NOTES SUR L’EFFICACITÉ SYMBOLIQUE ET LA « MODERNITÉ

DE LA SORCELLERIE »

Dans la section suivante je voudrais esquisser le cadre théorique auquel j‟ai recouru pour analyser les études de cas qui seront présentées dans cette thèse.

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interne à la logique du système sorcellaire Zande, entendu comme une « épistémologie africaine » (Moore et Sanders 2001 : 6).

Un demi-siècle après Evans-Pritchard, Mary Douglas (1970 ; 1999) traçait un bilan de l‟héritage laissé par l‟œuvre de celui-ci dans les études africanistes. Mary Douglas constatait que les études qui parurent dans les années cinquante et soixante s‟étaient penchées surtout sur l‟analyse de la fonction sociale de la sorcellerie et de l‟apport qu‟elle donnait à la constitution des structures politiques des sociétés africaines. En suggérant une relecture de l‟œuvre d‟Evans-Prichard, elle encourageait une nouvelle génération de chercheurs à l‟étude de la sorcellerie orientée plutôt vers les aspects épistémologiques et métaphysiques. À la suite des réflexions avancées par Mary Douglas, les années quatre-vingt se distinguèrent par le renouvellement de l‟intérêt de l‟anthropologie vis-à-vis de la sorcellerie (Moore et Sanders 2001). En particulier, au tournant des années quatre-vingt-dix, les études sur cette thématique subirent un accroissement rapide, utilisant comme prisme d‟analyse des notions plutôt controversées comme « modernité » et « forces occultes ».

Les anthropologues ont longuement interrogé le problème épistémologique posé par la sorcellerie et, plus généralement, par la magie. Comment peuvent-elles persister dans le temps ? Quelle est l‟efficacité d‟une pratique qui ne peut être ni vérifiée ni falsifiée ? Je me souviens, à ce propos, qu‟un jour un prêtre catholique missionnaire de Lubumbashi, au Congo depuis cinquante ans, m‟expliquait qu‟il existait des personnes avec des capacités intellectuelles accrues en mesure d‟exercer un énorme ascendant sur les membres de la communauté. Nous pouvons voir, dans l‟explication du missionnaire, la persistance d‟une lecture de type évolutionniste concernant la diffusion de la sorcellerie et de la magie. Selon cette perspective, la croyance en la sorcellerie serait des résidus des traditions et le résultat du travail de personnes ayant une influence particulière sur les autres. Je lis dans cette interprétation le paradigme évolutionniste de fin du XIXe et

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22 James Frazer entre religion, magie et science dans Le Rameau d’or. L‟auteur supposait l‟existence d‟une échelle de l‟évolution unique, selon laquelle la magie, basée sur le rapport de cause à effet, avait donné naissance à la science alors que la religion évoluait selon des itinéraires indépendants (Frazer 1922). Ce que nous pouvons retenir de la théorie générale de la magie élaborée par Frazer, ce sont les deux principes, repris par la suite par Tylor, qui régissent la magie : le principe de similarité et le principe de contagion (Keck 2002 ; Tambiah 1990). Ces deux principes sont particulièrement importants parce qu‟ils seront repris par Lévis-Strauss et reformulés dans le cadre de l‟anthropologie structurelle en termes de métaphore et métonymie (Keck 2002 : 4). La démarche sociologique proposée par Lévis-Strauss pour comprendre l‟efficacité de la magie relie ces deux principes fondamentaux, non pas à une mauvaise association d‟idées comme dans la théorie de Frazer-Tylor, mais plutôt à l‟organisation des structures sociales. En d‟autres termes, pour la théorie de l‟efficacité symbolique de Lévis-Strauss, la magie est une pratique qui se présente comme l‟expression d‟une forme d‟organisation sociale de la pensée (ibid.). En d‟autres termes la sorcellerie et la magie sont un cadre symbolique qui sert à expliquer et à fournir des signifiés au monde et aux structures sociales dans lesquelles les agents sociaux sont insérés. Bien évidemment, ce cadre symbolique n‟est pas le seul présent dans la vie des gens et il n‟intervient que dans des circonstances précises. On verra dans cette étude que la sorcellerie est traitée par des « experts » (pasteurs, féticheurs, intercesseurs), elle émerge sous certaines conditions (précarité, cité, mobilité religieuse) et en lien avec certaines problématiques (conflits familiaux, décès, maladie, etc...).

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ordinaire, structurent les domaines sociaux de la parenté, la famille, l‟enfance, la mort, etc.

Les deux textes que Lévi-Strauss consacre à la magie sont Le sorcier et sa magie et L’efficacité symbolique (1949). Le but de Lévi-Strauss était d‟expliquer l‟efficacité des pratiques magiques en termes de force sociale exercée, dans un rituel, sur un individu par le shaman. Ce qui nous intéresse dans la théorie structuraliste élaborée par l‟anthropologue est de comprendre de quelle manière un système collectif de croyance (la sorcellerie) peut devenir une expérience vécue individuellement. C‟est un passage important. En fait, sur le terrain, l‟une des différenciations que mes interlocuteurs mentionnaient souvent se situait entre « entendre » et « vivre » la sorcellerie. En effet, lorsqu‟on est au stade des « soupçons », le mot « sorcellerie » n‟est que rarement nommé. La sorcellerie dans une situation ordinaire est une croyance plutôt vague, un ensemble d‟images, d‟histoires, de sentiments collectifs qui se présentent sous forme de rumeurs. Mes interlocuteurs parlaient, plutôt que de sorcellerie tout court, en des termes assez vagues comme « cette histoire », « cette affaire » (ile mambo) ou « ces choses » (bile

bintu). « Les histoires » ainsi que « les choses » sont des mots qui représentent quelque

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24 acteurs impliqués dans l‟affaire de sorcellerie sont à la recherche d‟un sens à donner aux événements qui se passent autour d‟eux, qui semblent « ne plus être normaux » (ils s‟inversent), les soupçons semble concerner tout membre de la famille (contagion), les sorciers (membres de la famille) veulent lui voler le peu de biens qu‟il possède et le vider d‟énergie vitale (ils veulent le « manger »).

Les parcours de délivrance, centraux dans ces études de cas, auprès des « hommes de Dieu », ainsi que les traitements rituels des féticheurs, visent à faire vivre une expérience de sens à leurs fidèles, à remplir de sens des événements et des objets que la victime n‟est plus en mesure de leur donner en aucune façon. C‟est ainsi que la croyance en la sorcellerie cesse d‟être une rumeur pour devenir « une expérience réellement vécue ».

Les travaux qui ont abordé, à partir des années quatre-vingt-dix, le rapport parenté-sorcellerie dans le cadre de la « modernité » méritent une attention toute particulière. Les deux textes qu‟on considère comme initiateurs de cette nouvelle vague d‟études sont le livre de Peter Geschiere Sorcellerie et Politique en Afrique. La viande

des autres (19952) et Modernity and its Malcontents édité par Jean et John Comaroff (1993). Je voudrais regarder de plus près ces deux courants du paradigme, renommés communément « sorcellerie et modernité ».

Jean et John Comaroff soulignent le rapport controversé entre culture et mondialisation qui caractérise les sociétés africaines postcoloniales (1993 ; 1999). En résumant le noyau conceptuel des deux anthropologues, le problème demeurerait dans la redistribution déséquilibrée des richesses, avec une élite restreinte qui en bénéficie et la plupart de la population africaine qui demeure dans la pauvreté. Ce qui apparaît comme « occulte », en fait, ce sont les mécanismes économiques et de redistribution obscurs et contradictoires qui produisent de profondes injustices sociales. Les mécanismes économiques opaques sont, pour les Comaroff, inhérents à un capitalisme millénariste (Comaroff 1999) qui, à partir des processus de décolonisation, en passant par l‟État

2 Voir également la version anglaise parue deux ans plus tard (1997) sous le titre « The modernity of

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postcolonial, promettaient une modernité et un progrès pour les habitants des nouveaux États-nations africains selon un modèle occidental. Cinquante ans après les indépendances, aucune de ces promesses de bien-être et de prospérité semble n‟avoir été accomplie, ce qui a produit un large mécontentement parmi les masses rurales et urbaines africaines et plus particulièrement parmi les jeunes générations.

L‟interprétation donnée par Jean et John Comaroff révèle le malaise profond et diffus qui se présente sous forme d‟une rancune couvée pendant très longtemps par les Africains. Une inquiétude qui participerait au façonnement d‟un nouvel imaginaire sorcellaire. Au cœur de cet imaginaire demeure, selon les auteurs, le rapport occulte entre production et redistribution de la richesse. Les occult economies seraient donc des économies dont les flux de richesse seraient déviés sous la pression de forces maléfiques en faveur des puissantes élites (urbaines et politiques) et au détriment de la majorité de la population. C‟est dans ce cadre de frustration endémique que se reproduisent les phénomènes sorcellaires et d‟accusation de sorcellerie qui ont instauré une nouvelle « chasse aux sorcières », afin d‟identifier les responsables des inégalités sociales et de la pauvreté.

La nouvelle chasse aux sorcières, cependant, ne se réduit pas aux formes traditionnelles de sorcellerie mais elle se redéfinit comme « moderne » en fonction des nouvelles situations d‟inégalité et d‟accumulation illégitimes. Comme le dirent les Comaroff à l‟ouverture de leur communication au Max Gluckman memorial lecture, en citant Evans-Pritchard (1937) : « new situations demand new magic » (ibid.).

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26 Les caractéristiques intrinsèques du discours sur la sorcellerie rendent celui-ci extrêmement actuel : la nature envahissante de ce discours, l‟ambivalence, la polysémie, la flexibilité des codes de lecture de la réalité qu‟il propose. La sorcellerie s‟adapte, se modernise selon les nouvelles situations d‟inégalité.

L‟un des points les plus importants dans l‟étude de la sorcellerie est, pour Peter Geschiere, les stratégies par lesquelles les anthropologues peuvent « contenir » la sorcellerie dans des cadres conceptuels qui peuvent rendre compte de l‟hétérogénéité de ce phénomène (Ciekawy et Geschiere 1998). Dans la tentative de ne pas réduire la sorcellerie à une seule définition, l‟anthropologue arrive ainsi à énumérer un certain nombre d‟aspects qui semblent être récurrents dans les faits et les discours sorcellaires. Ils peuvent être résumés comme suit :

a) la sorcellerie est exercée par des acteurs humains et, le plus souvent, par des personnes intimes ou qui appartiennent à un espace d‟intimité (par exemple la famille) ;

b) elle est le résultat d‟une situation d‟incertitude relative à la formation des identités et des rôles socialement établis ;

c) le soupçon de sorcellerie n‟épargne personne : a priori toute personne, adulte et enfant, vieux et jeune, homme et femme, peut être accusée surtout si, à un moment donné, elle se place dans une situations d‟anormalité, d‟extraordinaireté (par exemple elle devient subitement riche ou pauvre, montre des comportements inexplicables).

Les notions de « flux » et d‟« ouverture » sont à la base de l‟analyse de la sorcellerie de Peter Geschiere. L‟auteur propose d‟envisager la sorcellerie comme une ouverture de la parenté vers les nouveaux flux économiques qui caractérisent les contextes modernes de la ville (Geschiere 2000 : 25). La persistance d‟éléments « traditionnels » (les sorciers qui volent, les rencontres nocturnes, l‟anthropophagie) et « modernes » (avion, voyage nocturne en Europe, la présence de la technologie) est, à son avis, la démonstration d‟une « osmose du moderne et du traditionnel » (ibid. : 21).

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D‟un côté le sorcier représenterait le sujet qui tente de s‟individualiser en se démarquant de l‟emprise de la dette communautaire (parenté, famille) ; une hypothèse, cette dernière, reprise également par d‟autres auteurs (Marie 1997) :

« l‟ordre de la parenté tend vers une clôture de la communauté locale. […] La sorcellerie, en revanche, ouvre des brèches […] dans ces effets de clôture. Elle constitue une fuite qui risque de drainer les forces vitales de la communauté vers un extérieur hostile et menaçant » (ibid.)

De l‟autre côté, « le marché mondial » représenterait, comme la sorcellerie, ce « flux », une « énergie spéciale » qui ouvre une brèche dangereuse dans la clôture de la communauté locale. Comme le sorcier ouvre le porte aux étrangers qui essaieront d‟absorber les énergies vitales des membres de la parenté ou de la famille, le marché mondial, à travers ses structures modernes (ville, université, hôpital, milieux d‟affaires, sport) ouvre à de nouvelles possibilités de promotion individuelle qui appellent à une alarme morale par rapport à la dette et aux obligations sociales de l‟individu vis-à-vis de la communauté.

En dépit du fait que l‟association « sorcellerie et modernité » ne constitue pas une approche uniformément définie, Henrietta Moore et Tood Sanders (2001) affirment qu‟une large partie des travaux récents sur la sorcellerie africaine partagent le même terrain épistémologique que leurs prédécesseurs. Les travaux structuro-fonctionnalistes des années cinquante et soixante encadraient en fait la fonction de la sorcellerie dans la dimension conflictuelle des relations sociales (Gluckman 1956 ; Marwick 1965 ; Turner 1970). Les anthropologues de l‟école de Manchester furent ceux dont l‟effort analytique se tournait vers les fonctions sociales de la sorcellerie plutôt qu‟en tant que système de significations. À ce propos, rappellent encore Moore et Sanders : « the Manchester

approach highlighted the social rather than the metaphysical sense in witchcraft »

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28 À la lumière de ces considérations, on constate que l‟association entre sorcellerie et changements modernes était déjà inhérente aux travaux structuro-fonctionnalistes. Il semble s‟agir d‟un fil rouge qui unit les travaux des années cinquante à ceux plus récents, selon certains axes d‟analyses qui inversent certaines des affirmations précédentes : interpréter la sorcellerie comme une épistémologie africaine; une épistémologie locale inhérente à la modernité et non pas opposée ; un système de discours et de symboles et non pas un régulateur social ; un processus engagé avec le pouvoir et les processus mondiaux plutôt qu‟avec les normes et les structures sociales locales.

L‟un des aspects les plus controversés de cette approche reste, néanmoins, l‟utilisation de la notion de « modernité ». L‟usage de la notion de modernité a attiré plusieurs critiques envers les partisans de ce courant. Le problème de l‟application d‟un terme controversé comme celui de modernité (tout comme d‟autres, par exemple global, néolibéralisme, etc.) réside dans le fait que « modernité » est en soi un concept explicatif flou qui manque généralement de support ethnographique en rapport avec ce qu‟il voudrait expliquer (Falk Moore 1999). Dans ce sens, certains auteurs affirment que la sorcellerie est utilisée aujourd‟hui en termes de nouvelle représentation « locale » pour faire référence à des processus plus larges qui semblent aller de soi (telle la « modernité »), ignorant, en fait, que ces mêmes représentations sont en elles-mêmes des concepts façonnés par l‟anthropologie, et plus généralement par les sciences sociales, et, partant de là, biaisés par un ethnocentrisme (Englund et Leach 2000, Cooper 2005).

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jusqu‟aux plus récents ouvrages qui donnent au concept de modernité un rôle central dans leurs analyses (ibid. : 118).

Cooper montre que, d‟une part, lorsqu‟on parle de modernité au singulier, on risque de créer une confusion sur sa définition ; d‟autre part, si le mot est utilisé au pluriel il perd de l‟efficacité explicative. Plus généralement, selon l‟auteur, l‟usage de la modernité comme catégorie analytique se prête à une double critique. Premièrement, il n‟est pas clair de dire pourquoi toute forme d‟innovation devrait être appelée modernité et, le cas échéant, quels sont les critères que les anthropologues suivent pour appliquer une telle étiquette. En ce sens, l‟emploi d‟un terme si largement utilisé qui suggère, en outre, une tournure quelque peu « eurocentrique » n‟est pas analytiquement pertinent. Deuxièmement, il n‟est pas évident de voir de quoi il s‟agit : lorsqu‟on parle de modernité, se réfère-t-on à une condition ou à une représentation ? (Cooper 2005 : 114).

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30 formation de l‟État et l‟économie régionale est pertinente. Néanmoins, ce qui est moins clair est ce qu‟on peut exclure de la catégorie de moderne/modernité dans le Cameroun contemporain. C‟est-à-dire que Geschiere regroupe dans le concept de modernité tout phénomène qui apparaît nouveau au Cameroun. Si d‟un côté cela permet de sortir de la dichotomie classique entre modernité et tradition, une fois que la tradition est effacée du spectre analytique, la notion de modernité occupe tout l‟espace de l‟analyse. Ainsi, conclut Cooper, « Trying to escape from the false dichotomy of modern and traditional, we find ourselves with a concept whose main value is to correct past misuses of the same word. » (ibid.)

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1.4 MÉTHODOLOGIE

Je voudrais mettre l‟accent, dans ce qui suit, sur certaines questions de méthodologie ayant surgi au cours de mes séjours à Lubumbashi et qui ont influencé la production des données et la rédaction de la thèse. J‟ai effectué trois séjours de recherche au Katanga d‟une durée de dix mois au total de travail de terrain. Les périodes de travail de terrain ont suivi le calendrier suivant : mai-septembre 2010, février-avril 2011, janvier-mars 2012.

Les données présentées dans ce travail sont le fruit d‟une constante négociation entre acteurs sociaux dont la plupart se trouvent dans une position sociale en devenir et de changement. C‟est dans ce sens que les résultats produits par cette étude sont moins des conclusions objectives et explicatives sur les causes ou les mécanismes de phénomènes tels que les « enfants de la rue » et les « enfants-sorciers », que des questionnements sur les processus et les dynamiques socioculturelles qui agissent sur l‟enfance et la jeunesse congolaise dans son ensemble.

L‟ethnographie pour la recherche sur l‟enfance et la jeunesse au Katanga a été conduite à l‟aide des instruments classiques de la recherche en anthropologie : recherche de terrain, observation participante, conversations libres et entretiens semi-directifs, notes ethnographiques et recherche d‟archive3

.

1.4.1 Les assistants à la recherche

Le travail de terrain s‟est enrichi du travail de plusieurs collaborateurs et amis congolais sans lesquels l‟enquête n‟aurait pas été possible. Julien Boyo, diplômé en communication à l‟Université de Lubumbashi, a été le premier ami et collaborateur qui m‟a accompagné au cours du premier séjour à Lubumbashi en 2010. Le choix tomba sur

3 J'ai mené une recherche d'archive et collecte de matériaux historiques en plusieurs lieux. J'ai consulté

l'archive de presse du Centre de presse du Katanga (CPK) à Lubumbashi ; les archives personnelles du professeur d‟histoire Jeff Hoover de l'Université de Lubumbashi ; les archives personnelles de contes et d'entretiens du Père Léon Verbeek à Lubumbashi ; la bibliothèque du Théologicum où j'ai trouvé un grand nombre de thèses de graduat et licence sur les enfants, la sorcellerie et les Salésiens ; la

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32 lui après suggestion des collègues lushois de l‟Université Libre de Bruxelles. Au fil du temps, les qualités communicatives, la connaissance approfondie de la ville et, surtout, le vaste réseau de connaissances de Julien sont devenues indispensables pour le développement de mon travail. Sur l‟ensemble des cas d‟enfants accusés de sorcellerie que j‟ai suivi (neuf au total), deux furent suivis par Julien qui a mené également des entretiens. Nous accordâmes ensemble cette démarche dans la tentative de comparer les données que nous aurions produites sur place en recouvrant, de toute évidence, deux positions différentes. Les histoires abordées par Julien ne font pas l‟objet de ce travail. Toutefois les données que Julien sut produire et les débats qui se sont ensuivi entre nous deux ont été fondamentaux pour les considérations qui seront présentées au fil des chapitres. Un autre précieux apport de la collaboration avec Julien a été la connaissance qu‟il possédait du milieu urbain de Lubumbashi. En effet, Julien possède un vaste réseau de connaissances tout à fait transversal : il pouvait disposer du contact de tel vice-ministre provincial de telle Division provinciale tout comme d‟un commerçant ambulant d‟une cité périphérique de la ville ; il connaissait les contextes catholiques tout comme ceux pentecôtistes, étant lui-même un fidèle d‟une église pentecôtiste. Ce dernier élément n‟est pas de moindre importance car il m‟a permis d‟échanger longuement avec lui à propos des thèmes fondamentaux pour la recherche comme les églises néo-pentecôtistes, la sorcellerie, les pratiques de délivrance, la sorcellerie, l‟enfance, les enfants de la rue et beaucoup d‟autres sujets importants. Le partage de la vie quotidienne avec Julien a néanmoins fait surgir des difficultés concernant l‟organisation du travail et la gestion d‟une relation qui, rapidement, est passée d‟une simple collaboration à une précieuse amitié qui continue jusqu‟aujourd‟hui. N‟ayant pas l‟opportunité d‟approfondir ces aspects dans ce chapitre, j‟ai tenté d‟insérer dans les chapitres qui suivent certaines de ces problématiques.

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j‟ai passé de bons moments de détente hors du contexte du travail. En travaillant dans les centres salésiens, les assistants sociaux avaient une connaissance approfondie de l‟œuvre salésienne et de l‟histoire de tous les enfants qu‟ils avaient accueillis. Ils ont pu m‟introduire auprès de certains enfants qui avaient été au centre d‟accusations de sorcellerie ainsi que leurs familles. Avec eux, j‟ai choisi de suivre certains cas en évaluant la faisabilité selon des critères tels que la volonté de l‟enfant de vouloir parler de son histoire et la facilité d‟avoir accès à la famille. Pour autant qu‟il puisse paraître facile d‟avoir accès à une famille d‟un enfant accusé de sorcellerie, en réalité cela ne l‟est pas : en premier lieu, une partie des enfants présents dans les centres d‟accueil des Salésiens sont d‟origine kasaïenne, ce qui comportait le fait que leurs familles résidaient à des milliers de kilomètres de Lubumbashi, dans les deux provinces du Kasaï ; en deuxième lieu, les enfants accusés de sorcellerie peuvent avoir des difficultés de rapprochement vis-à-vis de la famille parce qu‟en famille on les considère dangereux ou bien puisqu‟ils peuvent être source de honte vis-à-vis du voisinage.

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34 quotidiennes. Je crois que ces considérations émergent assez clairement des passages d‟entretiens que je présente dans le chapitre 7, en particulier dans ceux dont il est question de la sorcellerie.

1.4.2 Les lieux de la recherche et l’observation participante

J‟ai choisi de vivre à Lubumbashi parce que, dans les villes du Congo, les accusations de sorcellerie dont les enfants font l‟objet sont plus répandues que dans les villages (Ballet et al. 2007 ; De Boeck 2000 ; Tonda 2008 ; Yengo 2008). À Lubumbashi, j‟ai vécu chez un jeune ami congolais, Kedrick, dans un quartier central de la commune de Lubumbashi. La maison de Kedrick a été ma base, durant les trois séjours et au cours des différents déplacements que j‟ai effectués. J‟ai mené deux missions à Likasi 4 et passé trois mois auprès de la famille d‟Innocent Yav Makon, qui réside dans un quartier semi-rural de la commune annexe, le quartier Kasungami.

L‟objectif que je poursuivais n‟était pas de mener une ethnographie ponctuelle d‟une communauté, un village ou un groupe spécifique. Il s‟agissait, dans mes intentions, de mener une enquête sur les itinéraires empruntés, d‟un côté, par les enfants qui vivaient sur la rue et dans les centres d‟accueil ; de l‟autre, sur les dynamiques familiales qui conduisaient à la délivrance au moment où l‟un des enfants du foyer était soupçonné ou accusé de sorcellerie. Mon travail quotidien était donc programmé au jour le jour en suivant la disponibilité et les déplacements des personnes que je voulais suivre ou rencontrer. De cette façon, le travail a été très prenant et fatigant. Au cours de mon premier séjour, je parcourus la ville de Lubumbashi dans toute son étendue. Je voulais en fait observer mes informateurs dans leur cadre de vie quotidien sans forcément établir ou fixer à chaque fois des rendez-vous contraignants et peu informels. Cette stratégie a donné de bons résultats mais s‟est révélée souvent épuisante. La mobilité urbaine des lushois est assez intense : compte tenu de l‟importance des petits métiers pour le budget ménager (Petit 2000 : 101), les lushois circulent dans la ville du matin au soir souvent sans s‟arrêter et, bien sûr, sans manger jusqu‟au soir ; ils peuvent changer leur

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programme journalier, s‟ils en ont un, d‟un moment à l‟autre en fonction des besoins ; il est souvent difficile de les rencontrer surtout lorsqu‟ils s‟agit d‟activités de travail « informel », ou de petits métiers (ibid.), ou selon une expression courante à Lubumbashi, de « business ». En ce qui concerne les enfants de la rue, ces considérations sont d‟autant plus valables que les enfants de la rue sont de vrais « navetteurs » de la ville. Comme je l‟expliquerai dans le chapitre 5, il est extrêmement difficile de les saisir lorsqu‟ils sont dans l‟espace urbain, du moins pour de longs moments. Pour cette raison il a été beaucoup plus facile de les approcher et d‟approfondir leur connaissance dans les centres qui les accueillaient.

Le travail et les relations avec les enfants et les jeunes aux centres d‟accueil ont induit des questions complexes. En effet, les enfants de la rue en général et les enfants de Bakanja en particulier sont habitués à la présence d‟étrangers, souvent jeunes et occidentaux. Il suffit de considérer que, chaque année, transitent dans les structures salésiennes au moins quatre ou cinq volontaires venant de l‟Europe sans compter ceux plus nombreux qui arrivent pour la plaine des jeux au mois d‟août. Ce à quoi ils ne sont guère habitués, c‟est de revoir plusieurs fois, aux fils des années, un jeune qui revient régulièrement. Concernant ma présence à Bakanja, le fait de me revoir pendant trois ans au centre a occasionné une consolidation de la relation avec certains enfants. Toutefois cette relation a comporté, au début, une difficulté dans la définition de mon rôle compte tenu du fait que je n‟étais pas un religieux et ne menais pas exactement les mêmes activités qu‟un volontaire ou qu‟un stagiaire. L‟attitude des enfants de Bakanja à mon égard a facilité ma participation à leur vie quotidienne : la préparation et le partage des repas, les activités sportives, les discussions sur des questions qui leur semblaient importantes. Dans ce sens, la posture que j‟ai adoptée se rapproche à un least-adult role (Mandell 19915) selon lequel, tout en ayant un âge différent, le chercheur essaie de se comporter en syntonie avec les attentes des enfants et des jeunes, en se démarquant le plus possible des figures d‟autorité.

Deux autres contextes ont été fondamentaux pour la recherche : le Bureau chargé d‟interventions sociales pour la protection de l‟enfance (BISPE) de la province du

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