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APERÇU DE LA FAMILLE OUVRIÈRE KATANGAISE

DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE

2. DYNAMIQUES FAMILIALES

2.2 APERÇU DE LA FAMILLE OUVRIÈRE KATANGAISE

Le modèle de famille industriel qui se construisit dans les années 1930 a certainement représenté un projet ambitieux de l‟emprise coloniale et des missionnaires : créer une classe ouvrière à travers l‟implantation d‟un modèle de famille nucléaire comme unité minime de ce nouvel environnement social qui était le district industriel. Cela dit, deux considérations s‟imposent pour éviter tout malentendu par rapport à l‟impact de ce modèle sur les manières de faire et de penser, la famille, ses relations et, en ce qui nous concerne, l‟idée d‟enfance. En premier lieu, la famille « Union Minière » ouvrière a sans doute représenté un modèle important de famille, du fait même que la UMHK/Gécamines employait une grande partie de la population active katangaise (voir Rubbers). Une large proportion de la population katangaise est donc entrée en contact, directement ou indirectement, avec l‟idéologie de la famille prônée par l‟entreprise « mère » de la région. Néanmoins, il ne faut pas commettre l‟erreur de penser, comme l‟on serait porté à le faire, que ce modèle de famille ait été généralisé à tout le Katanga, adopté par toute la population de manière indistincte. Loin de là. Il n‟a été l‟affaire que d‟une portion de la population bien définie (les ouvriers et leurs familles), et la réussite de son implantation auprès des autres Katangais fut relative. En effet, comme le démontre Benjamin Rubbers (2013), il y a eu différents degrés d‟adhésion de la part de la

population ouvrière aux principes promulgués par l‟entreprise. Même par rapport aux résultats en termes de stabilisation des familles et d‟augmentation de la production, la réussite de l‟idéologie de la famille de l‟UMHK était le fruit d‟une véritable biopolitique, de dispositif de punition et d‟encouragement, qu‟au cours des années l‟entreprise avait mis au point pour contrôler la population ouvrière (voir Benjamin 2013).

En deuxième lieu, l‟importance de la politique de la famille ouvrière katangaise ne semble pas dénoter de son effectif enracinement dans les pratiques et la mentalité katangaises mais s‟explique plutôt par l‟intégration de nouveaux modèles sociaux, de vie et de consommation inhérents à la vie urbaine et moderne.

En troisième lieu, l‟histoire de la famille ouvrière nous aide à comprendre la conviction, aujourd‟hui assez répandue parmi la population katangaise, que les enfants de la rue et les enfants accusés de sorcellerie appartiennent, pour la majorité, aux anciennes familles ouvrières de la Gécamines. Ces dernières, n‟ayant plus le support de l‟entreprise ou ayant perdu leur emploi, n‟arriveraient plus à remplir leur rôle de « parent responsable » et donc auraient tendance, beaucoup plus que d‟autres parents exerçant un autre métier, à abandonner leur enfant ou bien à l‟accuser de sorcellerie.

La crise du secteur industriel depuis les années 1980 a affecté de manière particulière les familles ex-Gécamines. Néanmoins dans les études de cas que je propose dans cette thèse, il n‟y a qu‟un cas qui a une connexion avec la famille ouvrière katangaise, celui de Jérôme. Et, dans ce cas, l‟abandon et l‟accusation de sorcellerie ne sont pas attribuées à la famille ouvrière de l‟oncle de Jérôme, par ailleurs fière de montrer que tous ses enfants ont étudié, mais au père de Jérôme, papa Rémy, un policier jugé « parent irresponsable ».

Le milieu social industriel et urbain a bouleversé le rôle attribué à l‟enfance, ainsi que la contribution des enfants à l‟économie familiale. La nouvelle base de reproduction sociale, la famille nucléaire, devait effacer, du point de vue des autorités coloniales, l‟individu clanique et donc les liens de celui-ci avec la collectivité, pour reproduire un sentiment familial restreint à l‟intérieur du foyer familial. La place des enfants devenait de plus en plus un type d‟investissement social pour l‟entreprise, et d‟« assurance-vieillesse » pour les parents. En milieu industriel d‟époque coloniale, un certain type d‟enfance fut « inventé », calqué sur les critères d‟âge et de genre. Elle

54 devait, dans l‟optique coloniale, se former à travers trois instances éducatives : la famille, l‟école et les mouvements de jeunesse.

La constitution d‟une famille nucléaire et urbaine passa par la promotion de la « domesticité » afin d‟obtenir une dimension privée de la famille (Hunt 1990 ; Rubbers 2013). La transposition à une famille nucléaire située dans l‟espace domestique et liée par un sentiment familial s‟inspirait du modèle de la famille industrielle européenne. Le ménage devait ainsi se composer du père, de la mère et des enfants. C‟est autour de ces sujets qu‟une nouvelle sociabilité familiale devait se construire, exclusive et privée.

La famille nucléaire se structurait en entrelaçant plusieurs aspects de la vie sociale : l‟apprentissage des rôles dans la famille, l‟éducation à la moralité, l‟éducation à la santé et à l‟alimentation. Ces principes étaient inculqués avec pour tentative de détacher les indigènes de la société clanique du village d‟origine et créer une société moderne et urbaine basée sur les valeurs de la famille chrétienne (Rubbers 2013).

Dans la plus grande et importante entreprise privée de la place, l‟Union Minière du Haut Katanga, le problème de la famille se posa à partir de la fin des années 1920, lorsque, à cause d‟une pénurie de main-d‟œuvre et de mauvaises conditions dans les camps de travailleurs, l‟entreprise décida d‟adopter une politique de stabilisation de la main-d‟œuvre (Dibwe 2001 ; Fetter 1976 ; Jewsiewicki 1977 ; Rubbers 2013). La politique de stabilisation avait comme objectif de fixer le travailleur et sa famille près des lieux de travail. Ainsi, l‟entreprise évitait tous les inconvénients d‟une main-d‟œuvre migrante : « dépenses et difficultés de recrutement, d‟acheminement, d‟acclimatement, de rapatriement ; état sanitaire médiocre, moralité désastreuse régnant dans les cités ; rendement déplorable d‟une main-d‟œuvre instable » (UMHK 1956 : 163-164).

La politique de stabilisation inaugura une ère nouvelle pour l‟entreprise mais aussi un passage vers l‟application d‟une forme de paternalisme qui mit sur pied un système de contrôle total de la vie des ouvriers et de leurs familles (Rubbers 2013). C‟est à partir de 1926 que la stabilisation de la famille ouvrière débuta. L‟ouvrier célibataire et nomade « sans amour et sans demeure » (D‟Ydewalle 1960 : 84) des premières années céda progressivement la place au ménage monogame et à la naissance d‟une famille urbaine restreinte qui relevaient d‟une nouvelle manière de vivre les relations familiales.

Le recrutement des ouvriers privilégiait les hommes mariés et voulant amener avec eux leur famille (UMHK 1956 : 164). D‟une manière analogue, les célibataires étaient encouragés à se rendre au village ou dans leur pays d‟origine, et à revenir avec une femme (Dibwe 2001).

Les objectifs poursuivis par l‟entreprise étaient l‟amélioration du rendement des travailleurs et l‟élargissement du réservoir de force de travail, en engageant les ouvriers pour des contrats de longue durée (Dibwe 2001 ; Hunt 1997). Au début, les contrats de trois ans furent généralisés (UMHK 1956 : 164). Le succès de cette politique fut évident en 1965 où, en moyenne, les contrats signés étaient de six ans. Il s‟agissait d‟une véritable « ingénierie sociale » (Maquet 1962 : 6) qui, comme l‟eut à dire l‟un des « ingénieurs » de la stabilisation, le Dr Mottoulle, consista en « l‟emploi de tous les moyens normaux propres à amener le travailleur noir à aimer le travail et à y rester attaché le plus longtemps possible » (Mottoulle 1946).

Nous sommes en présence d‟un passage crucial de l‟application du paternalisme industriel qui choisit l‟octroi d‟une série des bénéfices à ses ouvriers afin qu‟ils puissent se construire une famille stable : le logement, la ration alimentaire, les soins médicaux, la socialisation et la scolarisation des enfants, la formation professionnelle et familiale pour les adultes, les loisirs et les cercles récréatifs pour les hommes (Dibwe 2001). En définitive, la famille devint un espace de négociation où les rapports de forces se définissaient à partir de l‟homme-travailleur, investi de pouvoir par le salaire et les bénéfices qu‟il recevait de l‟entreprise.

L‟ingénierie sociale de l‟UMHK fut un travail conjoint de la triade coloniale (entreprise-administration coloniale-Église catholique). La forme-famille qui en ressortit visait à assigner des rôles précis selon une idéologie basée sur la différentiation de genre (Cuvelier 2011 : 74) : l‟homme-travailleur devenait une autorité « par délégation » (Dibwe 2001 : 46) sur des bases matérielles (le salaire et les bénéfices). La femme, en revanche, était exclue du système productif. Elle participait pourtant à la constitution de la domesticité des foyers à travers une série de performances of domesticity qui façonnaient la marque de la famille moderne et urbaine (Hunt 1999 ; Rubbers 2013). Les femmes étaient ainsi exclues du processus productif mais elles étaient mises au cœur du processus de reproduction de la force-travail future, les enfants, qui devaient relayer la

56 génération de leurs pères dans les usines de l‟UMHK (ibid. : 45). En fait, on le verra plus bas dans le texte, elles furent chargées de la procréation, de l‟entretien de la maison et de l‟éducation des enfants.

La politique paternaliste de la stabilisation, dans le but de stabiliser la population ouvrière, s‟occupait intensément des aspects sensibles pour la réalisation de ce projet, à savoir : (1) la santé de la femme à travers les hôpitaux, les maternités et les consultations prénatales ; (2) la santé des enfants : à l‟aide de distribution de compléments alimentaires et de consultations auprès des services OPEN (Œuvre de protection de l‟enfance noire), créés en 1925 ; (3) l‟éducation des futures femmes à l‟aide d‟une école ménagère et de formation familiale ; (4) l‟éducation des mamans à travers des consultations après les accouchements ; (5) l‟aide alimentaire à la famille : ration alimentaire à la femme, à l‟enfant et à la femme enceinte (Motulle 1946 ; Parent 1959). Dans cette nouvelle politique, les médecins jouèrent un rôle crucial. En effet, c‟est un médecin, le Dr Léopold Mottoulle, qui dirigea à cette époque le service le plus important pour la réalisation de ce projet : le service de la main-d‟œuvre indigène (MOI).

Le département médical joua un rôle primordial dans la politique socio-économique de l‟entreprise. Les travailleurs étaient sous contrôle médical constant dès leur entrée en service. Les femmes enceintes, les nouveau-nés et les enfants faisaient également l‟objet d‟intenses soins médicaux et de contrôle. Les sièges les plus importants de l‟entreprise possédaient, dans leurs hôpitaux, une maternité. Avant le début de la « stabilisation », la plupart des accouchements se passaient dans le camp des travailleurs. Comme nous le rappelle Donatien Dibwe, les femmes étaient réticentes à fréquenter les structures hospitalières de l‟entreprise, se méfiant de la médecine occidentale (Dibwe 2001 : 29). Pour cette raison, l‟UMHK mit en place une organisation méticuleuse pour les visites prénatales. L‟entreprise recourut aux malonda : des figures qui sillonnaient les camps de travailleurs afin de « détecter tout malade récalcitrant et l‟amener de force au dispensaire » (ibid.). Les femmes qui ne voulaient pas se rendre au dispensaire pour les visites prénatales étaient identifiées à la cantine et leurs maris risquaient une amende. Les infirmières suivaient les femmes des ouvriers à la cantine, lors de la distribution alimentaire, afin d‟identifier les femmes enceintes récalcitrantes aux visites prénatales. Si

l‟on trouvait une femme enceinte qui n‟avait pas passé de visite prénatale, alors elle se voyait privée du ticket de ravitaillement qu‟elle aurait eu seulement après la consultation médicale (Dibwe 2001 : 30).

À la sortie de la maternité, les jeunes mamans étaient inscrites à la consultation des nourrissons appelée OPEN (Œuvre de protection de l‟enfance noire). L‟OPEN fut fondée sur initiative du Dr Léopold Mottoulle. Le but de ce service était d‟améliorer la santé de femmes et de leurs enfants afin d‟augmenter la natalité et de réduire la mortalité infantile (Mottoulle 1930). Les activités de l‟OPEN comprenaient donc les consultations prénatales, l‟enseignement de la puériculture aux jeunes femmes, la surveillance scolaire et la distribution de langes, de vêtements, de lait et d‟aliments nutritifs (UMHK 1956 : 249). L‟enseignement de la puériculture visait à « instruire » et « initier » la femme à son rôle de mère. Les consultations au service de l‟OPEN étaient conduites par des dames infirmières sous la supervision des sœurs de la Charité de Gand dans les bâtiments annexes des hôpitaux ou alors par les assistants sociaux dans les cités. Le but essentiel de l‟OPEN était d‟aider les mères à élever leur enfant jusqu‟à l‟âge de 2 ans et d‟assurer une surveillance médicale jusqu‟à 4 ans (Parent 1959 : 18 ; Dibwe 2001). Le poids des bébés était contrôlé toutes les semaines au début, tous les mois ensuite (Parent 1959). Les bébés étaient surveillés afin de les soigner et d‟éviter toute anomalie ou infection qui pouvait surgir. Les bébés recevaient, en outre, des compléments alimentaires, des vêtements et des aides diverses (ibid.). Pour améliorer davantage la santé des femmes, l‟entreprise décida de donner une ration alimentaire complète à toute femme qui était enceinte de plus de six mois ou qui se trouvait dans la période d‟allaitement, ceci tant que le bébé n‟avait pas atteint l‟âge de 1 an (Dibwe 2001 : 31).

Les services de maternité et de l‟OPEN donnèrent de bons résultats en peu de temps : déjà en 1930, la natalité des camps de l‟UMHK dépassait le taux de mortalité pour la première fois.

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