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FABRIQUER DES SUJETS OBÉISSANTS : LES FIGURES DE L’ENFANCE

Dans le document Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (Page 127-135)

3.4 « LE PROJET AFRIQUE »

4. LES POLITIQUES DE L’ENFANCE

4.1 FABRIQUER DES SUJETS OBÉISSANTS : LES FIGURES DE L’ENFANCE

Les représentations de l‟enfance ont été au cours de l‟histoire occidentale plurielles et parfois contradictoires. Parmi les traits qui ont façonné les différentes figures de l‟enfance, la conviction qu‟elle doit être conçue comme une période et un lieu de vie séparée du monde des adultes constituent toutefois un dénominateur commun. Selon l‟historien Hugh Cunningham (1997), cette conception est l‟aboutissement d‟une idéologie bourgeoise de l‟enfance qui s‟est étendue du XVIe au XXe siècle (1997 : 55). Le noyau de cette idéologie résidait dans la conviction que les enfants devaient être élevés en famille (une famille nucléaire) et dans l‟idée d‟une détermination du vécu de l‟enfance sur le déroulement de la vie adulte (ibid.). Or, sans parcourir toutes les phases qui ont amené à une conception moderne de l‟enfance, il est peut-être important pour notre étude d‟exposer quelques-unes des plus importantes figures de l‟enfance. En effet, les représentations de l‟enfance qui ont leur genèse dans la pensée et l‟histoire occidentales, à l‟instar d‟autres traits culturels, ont été exportées à l‟époque des colonisations. Elles furent parmi les instruments qui justifièrent la mission civilisatrice et évangélisatrice des puissances impérialistes.

Le sociologue Chris Jenks nous propose des portraits d‟enfance utiles pour cerner les attributs dominants à chaque époque dans la reconnaissance des enfants et des jeunes. Le sociologue anglais insiste sur deux types d‟enfance en particulier : les enfances « dionysiaque » et « apollinienne » (Jenks 1996). Selon Jenks, ces deux images ont forgé, au fil des siècles, les axes sur lesquels se sont construits les modèles de l‟enfance les plus solides (Smith 2011). Relevons dès maintenant que la nette distinction entre enfances dionysiaque et apollinienne proposée par Jenks annule, en raison de son caractère dichotomique, les différences de formes de « gouvernementalité46 » de l‟enfance à des

46 Le terme « gouvernement » renvoie chez Foucault à plusieurs interprétations, du moins deux. D‟un côté il fait allusion à une « conduite des conduites » c‟est-à-dire à des comportements qui ont pour objectif de modifier ou d‟influencer le comportement d‟un groupe ou d‟un individu. De l‟autre côté, il se réfère

122 périodes précises de l‟histoire et qui renvoient à l‟action d‟une pluralité d‟acteurs. Néanmoins, ces idéaux types de l‟enfance soulèvent deux grandes tendances dans les configurations se dessinant entre un pouvoir à exercer et un savoir de plus en plus croissant relatif à l‟enfance (comme la criminologie et la pédagogie enfantine).

James et al. (1998) déclinent le même contenu symbolisé par les catégories de Jenks à travers les figures de l‟evil child et de l‟innocent child. Selon ces auteurs les deux images appartiennent à un modèle qu‟ils appellent « the presociological child » défini par les termes suivants :

« This spacious category contains the dustbin of history. It is the realm of common sense, classical philosophy, the highly influential discipline of developmental psychology and the equally important and pervasive field of psychoanalysis. […] The set of models assembled here is that they begin from a view of childhood outside of or uniformed by the social context within which the child resides. More specifically, these models are unimpressed by any concept of social structure. » (James et al. 1998 : 10)

Tout en ayant des itinéraires peu linéaires dans le temps et dans l‟espace, la vision dionysiaque fut au centre de la pensée occidentale de l‟enfance avant le XXe siècle tandis que la vision apollinienne s‟imposa plus nettement dès la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle.

La représentation dionysiaque de l‟enfance apparut dès l‟émergence de la criminologie moderne et d‟un intérêt public pour la pédagogie enfantine (James et al 1998 : 10). Les enfants étaient vus comme de « petits diables » (Ansell 2005 : 11) devant être soumis à une éducation morale sévère. Considérés comme des individus faibles et facilement corruptibles, ils étaient ainsi par nature susceptibles de tomber dans les pièges du péché. D‟où la nécessité d‟un encadrement disciplinaire très strict et celle d‟infliger

aux activités et aux divisions prises au niveau de l‟État. Dans le premier cas, « conduite des conduites », la gouvernementalité peut s‟exprimer de plusieurs manières : d‟une relation de l‟individu avec lui-même à une relation interpersonnelle consistant en une forme d‟enseignement ou d‟accompagnement (enfant-parent, fidèle-prêtre, élève-enseignant), et les rapports entre les individus et l‟État. Le concept de gouvernementalité chez Foucault, de par son étendue à plusieurs formes interrelationnelles, est particulièrement efficace pour l‟analyse des modes de subjectivation qu‟elles-mêmes induisent (Foucault 2005).

des punitions sévères afin de les sauver d‟eux-mêmes. Dans les termes utilisés par Michel Foucault, l‟encadrement de l‟enfant visait à façonner des corps d‟adultes dociles. C‟est ainsi que, dans la perspective de l‟enfance dionysiaque, la dimension liée à la construction intérieure de l‟enfant n‟était pas encore apparue. Le corps de l‟enfant devint alors le premier lieu l‟exercice du pouvoir et par là même celui qui définit l‟enfance (Foucault 2005).

L‟image dionysiaque de l‟enfance s‟est très largement diffusée en Occident à travers le christianisme et la doctrine du péché originel (Jenks 1996 : 70). Le péché originel décrit l‟état dégradé de la nature humaine, corrompue par la faute originelle depuis la naissance de l‟enfant (James et al 1998 : 10). Dans ce sens, la priorité des chrétiens, au cours des siècles où le taux de mortalité infantile était très élevé, correspondait à la rédemption des enfants (Holloway et Valentine 2000). À ce propos, s‟impose une différence fondamentale entre la confession catholique et les confessions protestantes. Pour les catholiques, le baptême des nouveaux-nés constituait la voie sûre vers le salut de l‟enfant. Pour les protestants, par contre, cette pratique n‟était pas suffisante. L‟enfant, pour gagner la rédemption, devait être encadré par la famille dont le père représentait la figure d‟autorité (Cunningham 1997 : 61-62). Dès le XVIe siècle, le siècle du puritanisme, jusqu‟aux enfances décrites par Charles Dickens, l‟image dionysiaque fut le fondement des représentations de l‟enfance47.

La prise en compte de la vision protestante de l‟enfance (ibid. : 60), une enfance essentiellement corrompue par des forces pernicieuses, est fondamentale dans notre étude. Dans le champ religieux congolais contemporain, habité par les églises néopentecôtistes, demeure en fait une conception de l‟enfance proche de la conception dionysiaque que nous avons décrite. En ce sens, la conception néopentecôtiste a creusé une distance avec les acceptions locales de l‟enfance. Pour ces dernières, les enfants

47 La vision dionysiaque de l‟« enfant terrible » a été un sujet au centre de la littérature moderne et du cinéma contemporain. À côté de H. C. Andersen, Lewis Carroll et les frères Grimm, les personnages d‟enfants racontés par Charles Dickens furent parmi les premiers à explorer des thèmes nouveaux relatifs à l‟enfance. Voir Parker (1990). Pour le cinéma il vaut la peine de citer les représentationsd‟une « horreur enfantine » mise en scène par le cinéaste américain Tim Burton. Dans les films de Tim Burton, on peut constater, en fait, l‟association entre l‟enfance et le macabre qui renverse, à travers une image dionysiaque de l‟enfance, les représentations apolliniennes véhiculées, au vingtième siècle, notamment par l‟imaginaire de Walt Disney. Pour de telles représentations d‟enfance, voir également le roman de William Golding Sa Majesté des mouches (Lord of the Flies).

124 étaient censés venir au monde avec un potentiel inné, une force qui avait un caractère ambigu et contenait en même temps des principes relatifs au « bien » et au « mal ». La tâche des rites de passage et d‟initiation était de concourir à l‟usage correct de ce potentiel possédé par les enfants et les jeunes hommes.

L‟image de l‟enfance dionysiaque reprise par les églises néopentecôtistes efface l‟ambiguïté de ce potentiel en le déplaçant vers un pendant démoniaque de la nature de l‟enfant. On peut étendre la description de l‟evil child donnée par James et al (1998) jusqu‟aux images des enfants congolais, notamment à celle de l‟image de l‟enfant donnée par les prophètes et les pasteurs néopentecôtistes, comme étant dépositaire de forces nuisibles à la famille et nécessitant une délivrance de la sorcellerie :

« […] children are demonic, harbourers of potentially dark forces which risk being mobilized if, by dereliction or inattention, the adult world allows them to veer away from the “straight and narrow” path that civilization has bequeathed to them. The liberation of these forces threatens the well-being of the child itself is self-evident; perhaps more significantly, it also threatens the stability of the adult collectivity, that social order to which children in time will aspire » (James et

al 1998 : 10)

La vision de l‟enfant apollinienne est, en revanche, l‟image d‟une enfance innocente qui rappelle l‟idée de « petits anges » (Ansell 2005 : 11). Contrairement à l‟image dionysiaque, les traits de l‟enfance apollinienne dessinent un sujet nécessitant de l‟aide, qu‟il faut protéger contre le monde qui l‟entoure et le défendre de forces pernicieuses présentes en lui. L‟emphase attribuée à l‟encadrement et à l‟éducation sévère, qui n‟excluait pas les punitions corporelles, laisse la place à l‟accompagnement de l‟enfant en visant le développement des vertus qu‟il posséderait de par sa nature innocente et pure (Jenks 1996). Cette deuxième perspective fait son apparition à partir des écrits de Jean-Jacques Rousseau, précisément dans Émile ou de l’éducation de 1762 (James et al. 1998 : 13). En effet, selon la vision de Jean-Jacques Rousseau, pour la première fois, les enfants représentaient l‟avenir de la société. L‟enfance était considérée comme une condition éphémère que l‟homme adulte allait perdre ou oublier, et qu‟il fallait donc protéger (ibid. : 13). La diffusion qui fut accordée dans le monde occidental,

depuis Rousseau, à l‟enfant apollinien fut le résultat d‟une idéalisation progressive de l‟enfance, érigée en une phase autonome de la vie susceptible d‟être conceptualisée dans des termes sentimentaux et nostalgiques (Boyden 1990). L‟innocent child trouva son plus grand déploiement à l‟âge victorien du romantisme et de l‟essor de l‟identité bourgeoise.

La diffusion de cette figure de l‟enfance fut progressive et controversée. Le projet bourgeois d‟étendre ces conceptions apolliniennes à toute la population enfantine entrait, pour ainsi dire, en conflit avec d‟autres formes de contrôle caractéristiques jusqu‟au XIXe siècle et basées sur une division en termes de classes sociales et de genre. C‟est pour cette raison que, durant tout le XIXe siècle, malgré l‟idée que tous les enfants devaient être égaux, les enfants des familles ouvrières étaient généralement perçus comme l‟« autre dionysiaque » (Smith 2011 : 28) par rapport aux enfants de la classe moyenne.

Les représentations contemporaines de l‟enfance dans les pays occidentaux puisent davantage dans l‟héritage de l‟image apollinienne que dans celle de la figure dionysiaque. Selon Philippe Ariès, le XVIIe siècle est une période propice au développement et à la diffusion de cette vision de l‟enfance innocente et à protéger (Ariès 1966). La représentation de l‟enfant apollinien (the innocent child) du XVIIIe et XIXe

siècles est l‟archétype à partir duquel se construisentles fondations des représentations contemporaines centrées sur la figure de l‟enfant. Il y a également, dans cette vision, les premiers signes d‟une conception qui voyait dans les enfants un investissement futur dans la reproduction de l‟ordre social (James et al 1998 : 15).

Le monde catholique, contrairement au monde protestant, fut beaucoup plus enclin à adopter une vision influencée par l‟image apollinienne. Hugh Cunningham l‟explique dans ces termes : « soulevés par l‟obsession du péché originel à travers le baptême, les parents catholiques ne se trouvaient pas si immédiatement pris par la question du salut de leur enfant » [traduction] (1997 : 71).

Tout en ayant des traits différents, les deux représentations de l‟enfance partagent des caractéristiques à la base de leur fondement. Un premier aspect est la constitution d‟une différence ontologique de l‟enfant par rapport à l‟adulte. Les deux conceptions appréhendent les enfants comme étant plus proches de la nature que les adultes : l‟enfance dionysiaque dans les termes d‟un « petit sauvage » qu‟il faut éduquer ;

126 l‟enfance apollinienne dans les termes d‟un corps, d‟une âme malléable qu‟il faut manipuler pour lui donner une forme convenable. Un deuxième élément qu‟elles partagent est la séparation des enfants du monde des adultes dans le processus de production industrielle. En dépit du fait que cette séparation circulait déjà dans l‟Europe des XVIIIe et XIXe siècles, l‟opinion commune continuait à soutenir l‟idée que les enfants devaient être occupés à un dur travail pour favoriser leur développement et celui de la société tout entière (Ariès 1962). Ainsi l‟idée, tout à fait occidentale, que le travail n‟était pas un domaine propre aux enfants et que ces derniers devaient, par contre, consacrer leur enfance et leur adolescence aux jeux, à l‟éducation en famille et à l‟apprentissage scolaire est une idée relativement récente, apparue avec force dès la fin du XIXe siècle.

La question du travail des enfants est primordiale pour comprendre la transition d‟une représentation à l‟autre de l‟enfance. Elle est, en fait, au centre des initiatives et des discours qui, durant tout le XIXe siècle, favorisèrent le passage vers une vision dominante de l‟enfance de type apollinien en reléguant au second plan celle de la conception dionysiaque.

La problématique du travail des enfants est également parmi les points les plus controversés aujourd‟hui remis en question par les droits de l‟enfant. Une question débattue surtout dans ces pays où le travail des enfants continue à constituer une ressource fondamentale pour l‟économie de survie des familles.

On trouve dans Ansell (2005) un schéma qui résume la nature problématique de ces deux figures.

Dionysian (evil child) Apollonian (innocent child)

Children should be seen and not heard Children need protection from themselves

Childhood is a time to learn discipline

Childhood is a time for play, and not for work Children need protection form the world

Children are innocent Children are passive Childhood should be happy

Both

Childhood is a time set apart from the adult world Children belong in families

Children are closer to nature than adults Children are incomplete Ŕ less than adults

Source : Ansell (2005 : 11)

Le XXe siècle a été le siècle où les deux perspectives, apollinienne et dionysiaque, ont donné vie à une sorte de syncrétisme issu des bases idéologiques communes. Les idéologies, puritaine et bourgeoise respectivement à la base des conceptions dionysiaque et apollinienne de l‟enfance, se trouvent remaniées dans une troisième représentation qu‟on pourrait appeler, selon l‟expression utilisée par Judith Ennew, The Child. L‟anthropologue définit The Child de la manière suivante :

« The central figure in this complex of ideas is “The Child”, apparently ungendered and ageless, although obviously small, innocent and in need of protection. I would argue that “he” is also most likely to be blonde, blue-eyed and middle-class, bearing little relationship to most children in most countries. In Northern contexts, The Child is used as an ideological control within state socialization processes, such as social work practice. The construct is also exported to the South, in a process some have called “globalization” through international agencies, media, cultural control mechanisms and even international human rights treaties, such as the United Nations Convention on the Rights of the Child. » (Ennew 2003 : 3)

The Child est une construction sociale et historique qui contient les aspects

partagés par les visions apollinienne et dionysiaque de l‟enfance. C‟est d‟ailleurs cette image idéalisée qui en définitive a été exportée dans le monde. Une image à la base des représentations idéalisées de l‟enfance propre à la société industrielle occidentale. Au

128 centre du large éventail de qualités qui définissent cet idéal, prédomine l‟idée d‟innocence. Dans les anciennes colonies des pays européens, comme le Congo, la figure de l‟« enfance globale » (The Child) est apparue à partir de la seconde moitié du XXIe

siècle à travers les traits saillants de la conception apollinienne. Les images d‟une enfance innocente et vulnérable, nécessitant de la protection, allaient de pair, dans ces contextes spécifiques, avec les politiques sociales et économiques suggérés par la communauté internationale. La figure de l‟enfant global, tout en rappelant les principes à la base de la figure apollinienne, et influencé par certains éléments de l‟image dionysiaque, repose également sur des arguments tout à faits nouveaux.

En effet, les nouvelles représentations de l‟enfance sont le résultat d‟une intensification des études sur l‟enfance à partir d‟un nouveau paradigme, promues par la nouvelle sociologie de l‟enfance et les défenseurs des droits de l‟enfant. Au centre de la nouvelle vague d‟études sur l‟enfance s‟élabore une critique des conceptions de l‟enfance qui omettent de prendre en compte les capacités reconnues des enfants, la restriction du rôle de ces derniers en société ainsi que les conséquences néfastes du conformisme à l‟idéal d‟innocence. En outre, comme l‟expliquent Holloway et Valantine (2000), l‟objectif de ces travaux consiste à « dénaturaliser » l‟enfance par la mise en question du déterminisme biomédical et de la psychologie du développement (Holloway et Valantine 2000 : 4-5).

En fin de compte, l‟idée d‟enfance est de plus en plus connectée aux conceptions de compétence, d‟agencéité et d‟acteur social. Les acteurs à la source de nouvelles directives destinées aux enfants en société tendent donc à adopter une image qui leur confère un statut plus « fort » par rapport aux anciennes configurations qui reléguaient les enfants au rôle de « faible » (ou de subalterne). Cependant, pour de nombreux observateurs, ces nouvelles conceptions de l‟enfance, associées à des normes éducatives, restent fortement liées, tout en étant beaucoup plus démocratiques, à des formes de savoirs (notamment la psychologie du développement) qui conçoivent l‟agencéité des enfants dans des termes instrumentaux (Fendler 2001, Smith 2011).

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