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Vers une défaite de la modernité républicaine ?

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 161-165)

Dans une telle perspective, l’école s’avèrerait être le lieu clef où se jouerait la lutte entre la préservation du sujet critique et l’avènement de l’homo consommatus600

, donc entre l’application du projet émancipateur et son abandon au profit d’une post-modernité néolibérale.

En effet, le fait de centrer l’éducation sur la parole de l’élève induirait un retournement complet de l’exigence critique que supposait le projet émancipateur hérité des Lumières. A l’heure de la mondialisation néolibérale, le sujet verrait effectivement son

autonomie étouffée par les logiques consuméristes. Construire l’enseignement en fonction de

ses préoccupations reviendrait donc à laisser entrer dans l’école des comportements déterminés par de telles logiques : au travers d’une parole enfantine qui serait souvent elle- même la cible des publicitaires, ce serait laisser la parole du sujet consommateur

territorialiser le terrain scolaire, au lieu de donner à l’élève le recul sur le monde

indispensable à la maîtrise de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Là où la religion aurait perdu son influence au terme de la laïcisation de l’Etat, l’économie néolibérale aurait gagné, avec la complicité de la « nouvelle pédagogie ».

Si nous employions le langage de Deleuze601, nous pourrions dire que le projet républicain, dans sa version moderne, apparaîtrait voué à l’échec dès que le terrain de

599 Cf. Bentolila (Alain). Tout sur l’école. Paris, Odile Jacob, 2004.

Le linguiste évalue à tout au plus 800 mots le vocabulaire auquel recourent les plus défavorisés, alors que la moyenne est de 2500 (voir note 575, p. 150).

600

Voir note 561, p. 145.

601 « La notion de territorialité n’est ambiguë qu’en apparence. Car si l’on entend par là un principe de

résidence ou de répartition géographique, il est évident que la machine sociale primitive n’est pas territoriale. Seul le sera l’appareil d’Etat qui, suivant la formule d’Engels, “subdivise non le peuple, mais le territoire” et substitue une organisation géographique à l’organisation gentilice. […] » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, vol. I (L’Anti-Œdipe), p. 170.)

Les auteurs nuancent cependant immédiatement le propos en notant que, si nous considérons le lien développé par les premiers occupants d’un territoire, l’action de l’Etat consisterait plutôt à déterritorialiser ces derniers :

« […] Pourtant, là même où la parenté semble primer la terre, on n’a pas de peine à montrer l’importance des liens locaux. C’est que la machine primitive subdivise le peuple, mais le fait sur une terre indivisible où s’inscrivent les relations connectives, disjonctives et conjonctives de chaque segment avec les autres […]. Quand la division porte sur la terre elle-même, en vertu d’une organisation administrative, foncière et résidentielle, on ne peut dès lors y voir une promotion de la territorialité, mais tout au contraire l’effet du premier mouvement de déterritorialisation sur les communauté primitives. […] » (Ibid, pp. 170-171.)

Par commodité, nous parlons ici de « territorialisation » de l’école, alors que nous pourrions tout aussi bien l’appeler « déterritorialisation » par rapport aux structures pré-républicaines opératoires avant la mise en place

l’éducation serait l’objet d’une territorialisation par les processus consuméristes qui feraient la force du capitalisme aliénateur. L’école, lieu de la transmission des savoirs, se trouverait pour ainsi dire déterritorialisée602. En d’autres termes, la raison n’y serait plus maîtresse chez elle et, si nous définissions précisément la république comme étant le gouvernement par la

raison, alors elle pourrait s’avérer minée par la faillite du système scolaire.

Cependant, il nous faudrait alors nous demander si une telle reproduction des inégalités sociales par l’école indiquerait vraiment l’échec du système éducatif, ou bien s’il signifierait au contraire sa réussite603. Il se pourrait effectivement que la République ne soit qu’une forme dont le contenu, en réalité, ne prétendrait nullement atteindre l’égalité des chances. Derrière le projet individualiste et émancipateur, se dissimulerait effectivement la mise en place d’une distribution des pouvoirs visant le contrôle des individus. Il ne s’agirait pas tant, dans une telle optique, de les faire parvenir à l’autonomie que de gérer leur répartition sur un territoire. C’est la lecture de Foucault :

« […] Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du XVIIIe siècle la classe politiquement dominante s’est abrité derrière la mise en place d’un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l’organisation d’un régime de type parlementaire et représentatif. Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué l’autre versant, obscur, de ces processus. La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous- tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro- pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines. Et si, d’une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l’instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps. […] Les “Lumières” qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines. »604

A cet égard, la reproduction des inégalités sociales et la perpétuation de la

fracture culturelle par l’école s’inscriraient dans une simple gestion des singularités :

« […] Traiter les “lépreux” comme des “pestiférés”, projeter les découpages fins de la discipline sur l’espace confus de l’internement, le travailler avec les méthodes de répartition analytique du pouvoir, individualiser les exclus, mais se servir des procédures d’individualisation pour marquer des exclusions - c’est cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir disciplinaire depuis le début du XIXe siècle : l’asile psychiatrique, le pénitencier, la maison de correction, l’établissement d’éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d’une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou - non fou ; dangereux - inoffensif ; normal - anormal) ; et celui de l’assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est ; où il doit être ; par quoi le caractériser, comment le reconnaître ; comment exercer sur lui,

du projet éducatif. De la même manière, nous entendons par « déterritorialisation » l’intrusion dans l’espace laïc et neutre d’éléments qui lui sont étrangers, alors qu’il s’agit peut-être en réalité d’une « reterritorialisation » par des pratiques qui avaient été exclues de leur propre territoire (qu’elles soient économiques ou traditionnelles).

602 Certains auteurs n’ont d’ailleurs pas hésité à parler des « territoires perdus de la République ».

Cf : Les Territoires perdus de la République (ouvrage collectif sous la direction d’Emmanuel Brenner). Paris, Mille et une nuits, 2002.

603

« La vérité, l’âpre vérité, la voici : l’échec scolaire n’est pas un échec du système, mais sa raison ultime. Si l’on accepte cette prémisse, le reste va de soi. Et comment ne pas l’accepter ? Si le but était vraiment la réussite, y aurait-il autant d’échecs ? », n’hésite pas à questionner Jean-Paul Brighelli (La Fabrique du crétin, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, p. 61).

604

de manière individuelle, une surveillance constante, etc.). […] Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux ; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de nos jours encore, se disposent autour de l’anormal, pour le marquer comme pour le modifier, composent ces deux formes dont elles dérivent de loin. »605

L’enfermement de l’élève dans la salle de classe et dans l’établissement participerait à une telle logique du contrôle : il s’agirait de savoir en permanence où se trouverait un individu donné606. Quant à « l’orientation scolaire », elle ne viserait nullement la poursuite d’un projet individuel, mais la répartition comptable607

d’une masse d’individus : le

605 Ibid, pp. 232-233.

606 « […] Le lycée, c’est un bâtiment avec des flux, des circulations de personnes qui vont et viennent, se

rendent dans une salle, en quittent une autre, se dirigent vers une documentation, un réfectoire, une salle de sport ou d’informatique, un atelier. Ces flux s’activent à des moments précis de la journée : entrée du matin, changements de cours et sortie du soir.

[…]

Quiconque contrôle ces flux contrôle les individus qui les constituent. Chaque passage de groupe se matérialise, chaque passage d’individu se repère, surtout s’il a lieu pendant une heure de cours, car il signale alors un dysfonctionnement […]. D’où une installation des bureaux aux points névralgiques des passages […]. Partout, vous devez pouvoir être vu. C’est le principe du panoptique : là où vous êtes, quelle que soit votre activité, on vous voit. L’architecture du lycée est faite pour organiser cette visibilité perpétuelle de vos mouvements et de vos stations. » (Michel Onfray, Antimanuel de philosophie. Leçons socratiques et alternatives, Paris, Bréal, 2001, pp. 125-126.)

607 « […] Et voilà qu'un recteur avoue!

Il faut replacer les choses dans leur contexte. L'académie de Corse se trouve dans la tourmente depuis l'automne dernier. Cinq personnes (dont le secrétaire général de l'académie et deux enseignants) sont mises en examen dans le cadre d'une enquête sur une affaire de fraude au concours de recrutement des professeurs des écoles en 2007, à laquelle est venu s'ajouter un soupçon sur le Bac 2008. Les écoutes téléphoniques dont le rectorat a fait l'objet plusieurs mois durant révèleraient que des notes auraient été remontées sur commande, afin de privilégier certaines familles. Clanisme? Clientélisme? Une accusation que les syndicats d'enseignants insulaires, qui soutiennent leurs collègues mis en cause, rejettent catégoriquement. Pour eux, la seconde affaire devrait être dissociée de la première, et ne relèverait que d'une méprise quant à une banale procédure d'harmonisation des notes. Le 15 avril, avec l'appui d'associations de parents d'élèves, ils ont dès lors appelé les correcteurs, afin d'éviter tout malentendu et risque de poursuite, à ne pas harmoniser les notes cette année. D'où l'embarras des autorités académiques. Et cet article paru dans Corse-Matin le 18 avril, dans lequel Michel Barat, recteur de l'académie de Corse, affirme :

“Le risque, c'est une baisse significative du nombre de reçus, en fonction d'une note brute qui n'aura pas été harmonisée en fonction du livret scolaire. Peut-être 20 %, peut-être plus. ”

Sans une retouche des résultats, pour le moins douteuse, le nombre des diplômés serait donc bien moins important. Et il ajoute aussitôt :

“Et dans ce cas, comment pourra-t-on gérer la prochaine rentrée scolaire? Des difficultés pratiques se poseront. Où va-t-on inscrire tous les recalés?”

Ce qui est une manière à peine voilée d'admettre que, dans un enseignement de masse, qui voit le système fonctionner comme une immense gare de triage, le but n'est pas tant de vérifier si les savoirs sont transmis, mais plus prosaïquement de gérer des effectifs. C’est ce qu’a pressenti Michel Foucault dès les années 70, notamment dans son Surveiller et punir. La raison d’être du système, bien plus que l’instruction, est de savoir en permanence où se trouvent les jeunes en âge d’être scolarisés. Pour ce faire, il faut classer, discriminer, mettre chacun à sa place. A l’issue du collège dit “unique”, on envoie ainsi les élèves des classes moyennes dans les lycées généraux, tandis que les élèves issus des milieux populaires, le plus souvent en situation d’échec scolaire, se retrouvent dans les Lycées Professionnels. Ces derniers, quoi qu’on affirme pour les valoriser, demeurent des voies de garage où l’on canalise les éléments dits « difficiles » en attendant qu’ils rejoignent tant bien que mal le monde du travail, l’ANPE ou… la prison. Dans les établissements de ce type tout particulièrement, on n’attend pas de l’enseignant qu’il enseigne, mais qu’il garde.

système éducatif identifierait puis séparerait le « bon élément » et le « mauvais élément », renvoyant chacun dans la filière à laquelle il serait destiné608. La gestion des services par l’administration dans la République se traduirait par conséquent par l’inversion du projet libéral et émancipateur initial.

La formation du citoyen? Le socle commun des connaissances? Ils cèdent la place à une simple préoccupation comptable. […]

L'Education nationale n'est qu'une machinerie administrative qui fait illusion en vendant régulièrement à l'opinion le chiffre magique des 80 % ; car derrière lui, il faut comprendre “80 % d’obtention d’un diplôme à 40 vitesses”. Le correcteur subit tellement de pressions pour baisser son niveau d’exigences qu’un élève de Bac Pro. peut fort bien l’avoir en étant incapable de situer le texte sur lequel il a travaillé à l’épreuve de français ou avoir compris le sens du mot “laïcité”, terme pourtant essentiel pour saisir certains débats qui traversent aujourd’hui la société française.

80 % ? Voilà le mur qu'il faut faire tomber afin que Jack Lang, Philippe Meirieu et assimilés ne puissent plus servir leurs boniments à des heures de grande écoute. Les enseignants, et pas seulement en Corse, devraient aller plus loin : noter les copies pour ce qu'elles valent vraiment, quitte à faire tomber le taux de réussite à 20 ou 30 %. L'ampleur de la catastrophe scolaire pourrait alors être constatée par tous, et on pourrait se remettre à parler sérieusement d'école.

Ironie du sort, Michel Barat avait publié en 1999 La Fin des Lumières [voir note 596, p. 158], ouvrage incendiaire dans lequel il stigmatisait la dérive pédagogiste de “l'élève au centre du système”. Il est regrettable qu'il soit lui-même devenu entre temps l'un des auteurs de cette fin des Lumières qu'il prétendait dénoncer. » (Education nationale : un recteur avoue !, in http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 21 avril 2009.)

608 « […] le but, dans un Lycée Professionnel, n’était pas la transmission de savoirs, mais le contrôle. On

n’attendait pas de l’enseignant qu’il enseignât, mais juste qu’il gardât, quitte à servir de cible à des projectiles distrayant une jeunesse désoeuvrée. Il s’agissait seulement de savoir où se trouvait cette frange de la population qui, en situation d’échec scolaire au sortir du collège, devait être surveillée en attendant son passage à la case travail (souvent précaire), à la case chômage, ou encore à la case prison. […] Les autres franges de la population, elles, se trouvaient pendant ce temps-là sur la “voie royale” : lycées généraux, universités, grandes écoles. » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, pp.189-190.)

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 161-165)