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Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 59-69)

Avec Renouvier, nous constatons que la République dans sa version française s’inscrit dans un mouvement plus vaste, lié aux Lumières, et dont l’un des jalons pourrait être le moment paolien en Corse220. Cependant, si elle a fait le choix de l’individualisme contre l’ethnie et celui de l’universalisme contre la tradition, sa singularité réside probablement dans le fait de les avoir poussés très loin dans un grand Etat, tout en rompant avec le vieil édifice monarchique allié à l’Eglise221

. D’où son projet d’affranchir l’individu de tout groupe de

216 Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 222. 217 Science de la morale, Paris, 1869, vol. II, p. 418.

218

« Les origines de l’Etat sont injustes peut-être, dit-il [Renouvier], mais désormais prescrites. », relève Marie-Claude Blais (Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 223.).

Remarquons que la proclamation de la République d’Irlande, en 1916, rejette précisément la prescription pour se fonder au contraire sur une dénonciation de l’usurpation des droits du peuple irlandais pendant plusieurs siècles par l’Angleterre :

« We declare the right of the people of Ireland to the ownership of Ireland, and to the unfettered control of Irish destinies, to be sovereign and indefeasible. The long usurpation of that right by a foreign people and government has not extinguished the right, nor can it ever be extinguished except by the destruction of the Irish people. In every generation the Irish people have asserted their right to national freedom and sovereignty; six times during the past three hundred years they have asserted it in arms. Standing on that fundamental right and again asserting it in arms in the face of the world, we hereby proclaim the Irish Republic as a Sovereign Independent State, and we pledge our lives and the lives of our comrades-in-arms to the cause of its freedom, of its welfare, and of its exaltation among the nations. »

219 Science de la morale, Paris, 1869, vol. II, p. 430.

220 Dans le cadre d’une communauté de destin, à vocation universaliste, Paoli accorde la citoyenneté au Juif. 221 En cela elle se distingue des précédents corse et américain. Paoli, en effet, dans une île où le clergé

soutient le plus souvent la population dans sa lutte contre les Génois, utilisera la religion comme un outil politique contribuant à tisser le lien social :

« La religion est la partie la plus essentielle de l’ordre public. Là où n’est pas le sentiment religieux, il faut beaucoup de lois répressives pour se défendre du mal. Il est plus facile d’aplanir le monte Rotondu que de conduire une nation sans idées morales. », assure-t-il.

pressions susceptible de l’asservir en lui donnant pour unique interlocuteur légal un Etat chargé d’assurer son émancipation et de protéger ses droits222

. La laïcité apparaîtra de cette manière comme l’aboutissement d’un projet politique hérité des Lumières prévoyant l’intégration de l’individu dans la Nation, sans prise en compte de son appartenance à un corps intermédiaire dans la sphère publique223. Mais comment rendre opérante une Nation qui repose initialement sur un lien faible, voire sur une fiction224 ?

A la différence des régimes qui s’appuient sur un donné, qu’il soit ethnique ou religieux, la République dans sa version française ne saurait perdurer qu’en fonction d’un contenu dont il s’agirait de construire le sens. Aussi se révèlerait-elle toujours « à faire et à refaire » au moyen d’une « production de la Nation »225. Elle s’édifierait dès lors en s’opposant non seulement à la monarchie et à l’Eglise, mais encore aux « nations naturelles ». Il s’avèrerait nécessaire de délier l’individu des anciennes structures en substituant aux identités particulières un sentiment d’appartenance à un être collectif fondé en raison, et uni dans la poursuite d’un intérêt supérieur. D’où, à partir de la Révolution, la volonté affichée de

Dans un Etat qui affiche sa dépendance à l’égard de l’Eglise, l’université créée à Corte prévoit d’ailleurs l’enseignement de la théologie scolastique (étude des principes de la religion) et de la théologie morale (étude des règles de la morale chrétienne). Les Etats-Unis, eux, fondés notamment par des protestants fuyant les persécutions dont ils sont l’objet sur le Vieux Continent, s’appuieront également sur le sentiment religieux.

C’est que, comme nous permet de l’entrevoir J. G. A. Pocock dans son Moment machiavélien, le républicanisme atlantique (et probablement corse) doit sans doute tout autant, voire plus, à la tradition machiavélienne (centrée sur la préservation du lien civique) qu’aux principes libéraux (axés sur les libertés individuelles).

222 Alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, la pratique de l’esclavage dans les Etats du sud relèvera longtemps

d’une liberté collective venant s’intercaler entre l’autorité fédérale et les libertés individuelles.

223

La loi de Séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 stipule :

« Article 1. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes.

[…] » (In Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 106.)

La laïcité, cependant, ne doit probablement pas être comprise uniquement comme la séparation des Eglises et de l’Etat ; elle peut plus largement être admise comme la neutralité à l’égard des groupes de pressions dans l’espace public, afin de garantir aux individus les conditions du libre choix. La circulaire interministérielle du 12 décembre 1989, qui rappelle le principe laïc à l’école, précise ainsi :

« […] l’exercice de la liberté de conscience […] impose que l’ensemble de la communauté éducative vive à l’abri de toute pression idéologique ou religieuse. »

Orientations bibliographiques :

Baubérot (Jean). Histoire de la laïcité en France. Paris, PUF, 2003.

Costa-Lascoux (Jacqueline). Les Trois Ages de la laïcité. Paris, Hachette, 1996.

Ducomte (Jean-Michel). La Loi de 1905 : quand l’Etat se séparait des Eglises. Paris, Milan, 2005. Mayeur (Jean-Marie). La Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Paris, Julliard, 1966.

Ozouf (Mona). L’Ecole, L’Eglise et la République (1871-1914). Paris, Seuil, 1992. Pena-Ruiz (Henri). La Laïcité pour l'égalité. Paris, Fayard, 2001.

Pena-Ruiz (Henri). Qu'est-ce que la laïcité ?. Paris, Gallimard, 2003.

Pena-Ruiz (Henri). Histoire de la laïcité. Genèse d’un idéal. Paris, Gallimard, 2005.

224 Cf. Citron (Suzanne). Le Mythe national. L’histoire de la France revisitée. Paris, Editions de l’Atelier,

2008.

225

« La principale caractéristique de l’Etat français après 1789 n’est en ce sens ni économique (le degré d’interventionnisme), ni même seulement politique (les formes de la souveraineté) : elle réside d’abord dans la tâche inédite d’ordre sociologique et culturel qu’il s’assigne pour produire la nation, combler le vide provoqué par l’effondrement des structures corporatives et trouver un substitut à l’ancienne concorde du corps politique traditionnel. » (Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 99.)

détruire l’« esprit de province »226

, que ce soit en remodelant les divisions administratives du territoire national ou en uniformisant à la fois les poids et les mesures et la langue227.

Les départements ne sont pas dissociés du tout, comme pouvaient l’être les découpages issus de la féodalité, mais constituent autant de relais entre la population et le pouvoir central :

« Une nouvelle division du territoire doit surtout produire cet inappréciable avantage de fondre l’esprit local et particulier en esprit national et public ; elle doit faire de tous les habitants de cet empire des Français ; eux qui, aujourd’hui, n’ont été que des Provençaux, des Normands, des Parisiens, des Lorrains. »228

Leur création obéit ainsi à un impératif d’unification de grande ampleur qui fait de chaque individu un citoyen participant directement ou indirectement (c’est-à-dire par le recours éventuel à des représentants) au gouvernement de la Cité :

« Les représentants nommés à l’Assemblée nationale par les départements ne pouront être regardés comme les représentants d’un département particulier, mais comme les représentants de la totalité des départements, c’est-à-dire, de la nation entière […]. »229

L’uniformisation des poids et des mesures participe à la même logique de construction de l’unité nationale230

. Cependant, ce sont probablement les politiques engagées par les gouvernements républicains successifs afin d’imposer l’usage du français sur l’intégralité du territoire national, y compris là où il n’est pas langue maternelle, qui illustrent le mieux une telle volonté de fondre les membres de la collectivité dans un moule commun, quitte à recourir à l’intervention de l’Etat. Dans un rapport fameux231, l’abbé Grégoire prône

la réduction des idiomes particuliers au profit d’une langue à vocation universalisante, qui serait parlée par tous, et qui génèrerait un lien social intégrant chacun dans la communauté des citoyens232 :

« […]

226 « [L’“esprit de province”] n’est dans l’Etat qu’un esprit individuel, ennemi du véritable esprit national. »

(Thouret, Discours du 3 novembre 1789, cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 102.)

227 Cf. Certeau (Michel de), Julia (Dominique) et Revel (Jacques). Une politique de la langue, la Révolution

française et les patois. Paris, Gallimard, 1975.

228 Duquesnoy, Discours du 4 novembre 1789, cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos

jours, Paris, Seuil, 1990, p. 102.

229 Décret du 12 décembre 1789, art. 8, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours

(anthologie), Paris, 1989, pp. 94-95.

230 « […] Dès 1789, on commence à voir apparaître l’impératif : “Qu’il n’y ait dans tout le Royaume qu’un

seul Dieu, un seul Roi et une seule loi, un seul poids et une seule mesure.” La loi du 18 germinal an III, qui définit le système métrique décimal, appelle dans son article premier les citoyens à montrer “une preuve de l’attachement à l’unité et à l’indivisibilité de la République, en se servant de nouvelles mesures dans les calculs et les transactions commerciales”. Dans une circulaire de 1797, François de Neufchâteau demande aux préfets de se préoccuper que la réforme est bien mise en application. “Ce sera, vous le savez, leur écrit-il, un excellent moyen pour former la raison publique, pour resserrer, par l’uniformité des usages, les nœuds qui unissent tous les Français.” », note Pierre Rosanvallon (L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, pp. 103- 104.).

231

Rapport à la Convention du 4 juin 1794, sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 100-101.

232 « […] l’abbé Grégoire fait de l’unification du langage la clef de la constitution d’une république une et

Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons l’avant-garde des nations.

Quoiqu’il y ait la possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l’état politique du globe bannit l’espérance233

de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques écrivains, est également hardie et chimériques.

Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie.

Mais au moins on peut uniformer le langage d’une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue et de la liberté. […] »234

Il justifie un tel projet par la nécessité de traduire l’égalité devant la loi dans les faits, en rendant accessible à l’ensemble de la population les documents officiels, de façon à ce que nul ne soit exclu des processus décisionnels par un déficit de compréhension qui les rendraient insaisissables. Si la signification d’un acte légal demeurait obscure pour le plus grand nombre, la res publica se verrait effectivement compromise par la résurgence d’un cercle d’initiés qui s’approprierait la souveraineté et qui serait assimilable à une aristocratie :

« […]

Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places ; il est à désirer que tous puissent successivement les remplir, et retourner à leurs professions agricoles ou mécaniques. Cet état de choses nous présente l’alternative suivante : Si ces places sont occupées par des hommes incapables de s’énoncer, d’écrire correctement dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rédaction

233 L’unification linguistique est présentée ici comme un idéal à atteindre, alors qu’elle fera débat

ultérieurement :

« […] Si la multiplicité des cultures est une condition nécessaire pour un développement humain réussi, alors la préservation de la diversité linguistique est essentielle, puisque les langues écrites et orales sont le principal mode de transmission des cultures.

[…] Toutes les grandes nations unilingues ont connu des guerres civiles. Si les peuples ont envie de croiser le fer, il faut davantage qu’une langue commune pour les en dissuader.

Nous avons bien plus de chances de promouvoir un monde pacifique en nous souciant des droits des peuples et de leur identité en tant que communautés. Et l’emblème majeur d’une communauté est sa langue. Une politique de promotion du multilinguisme et le respect des langues minoritaires sont bien plus à même de jeter les bases d’une coexistence pacifique.

[…] » (David Crystal, La Diversité linguistique : un atout pour l’humanité, in Courrier international n’ 486, du 24 février au 1er mars 2000, pp. 36-37.)

Nous renvoyons évidemment aux travaux de Claude Hagège sur la diversité linguistique. Entre autres : Halte à la mort des langues. Paris, Odile Jacob, 2001.

Combat pour le français : au nom de la diversité des langues et des cultures. Paris, Odile Jacob, 2006. Et plus largement à une série d’ouvrages pour aborder le problème des minorités et de leur reconnaissance : Dagognet (François). Une nouvelle morale : travail, famille, nation. Paris, Empêcheurs de penser en rond, 1998.

Habermas (Jürgen). L’Intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998. Simeoni (Edmond). Corse : la volonté d’être. Ajaccio, Albiana, 2001. Talamoni (Jean-Guy). Ce que nous sommes. Paris, Ramsay, 2001. Taylor (Charles). Multiculturalisme et démocratie. Paris, Aubier, 1994.

Taylor (Charles). Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne. Paris, Seuil, 1998.

234 Rapport à la Convention du 4 juin 1794, sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et

d’universaliser l’usage de la langue française, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 100-101.

présentera l’impropriété des termes, l’imprécision des idées, en un mot, tous les symptômes de l’ignorance ! Si au contraire cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux qu’on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme il faut ; la liberté des suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées s’établira une sorte de hiérarchie. Ainsi l’ignorance de la langue compromettrait le bonheur social, ou détruirait l’égalité. »235

En 1925, sous la Troisième République, Anatole de Monzie236 déclarera à son tour :

« Pour l’unité linguistique de la France, il faut que la langue bretonne disparaisse. »237

Uniformiser, tel est donc l’un des leitmotive de la tradition républicaine

française 238. En d’autres termes, les promoteurs de la Nation feront longtemps de l’annihilation des identités particulières, ou particularismes, une condition indispensable de son émergence. D’où, néanmoins, le maintien d’une ambiguïté susceptible de fragiliser le lien

social. L’association d’un idéal de la raison à une langue plutôt qu’à une autre d’une part, à

savoir le français, et le renvoi des autres langues aux ennemis des Lumières d’autre part, que nous les appelions « idiomes » ou « patois », reviennent effectivement à privilégier une conception ethnolinguistique de la citoyenneté alors même que les révolutionnaires ont prétendu bâtir une communauté de citoyens dont les fondations ne seraient ni ethniques ni linguistiques. Barère de Vieuzac, qui est par ailleurs membre du Comité de salut public et l’un des organisateurs de la Terreur, se livre de cette façon, en 1794, à une stigmatisation ethnicisante des ennemis d’une patrie à vocation pourtant universaliste, comme si la langue française était le vecteur exclusif de la rationalité :

« […]

Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien, et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur. »239

235 Rapport à la Convention du 4 juin 1794, sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et

d’universaliser l’usage de la langue française, in 1789, recueil de textes et documents du XVIII siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 100-101.

236

Républicain-socialiste, il participe à plusieurs gouvernements dans l’entre-deux guerres. En 1925, il est brièvement ministre de l’Instruction publique. En 1932, il est le premier ministre de l’Education nationale, justifiant le changement d’appellation par la volonté de marquer la détermination du gouvernement de parvenir à davantage d’égalité scolaire, sur l’ensemble du territoire.

237

A l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris, lors de l'inauguration du

pavillon de la Bretagne. Dans la circulaire du 14 août, il affirme également, dans le même ordre d’idées : « L’École laïque, pas plus que l’Église concordataire, ne saurait abriter des parlers concurrents d’une langue française dont le culte jaloux n’aura jamais assez d’autels. »

238 « En cherchant à uniformer, selon le mot de l’époque, les mots et les choses, l’Etat vise à transformer la

nature du lien social. Il se donne pour mission d’instaurer un nouveau type d’équivalences dans les rapports que les individus entretiennent entre eux. […] » (Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 104.)

239

Discours du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794).

Notons que, dans le même discours, Paoli est nommément assimilé à un antirépublicain : « […]

Un autre département mérite d'attirer vos regards : c'est le département de Corse. Amis ardents de la liberté, quand un perfide Paoli et des administrateurs fédéralistes ligués avec des prêtres ne les égarent pas, les Corses

Il demeurerait dès lors toujours possible de mettre au jour une contradiction entre l’universalisme revendiqué et un ethnicisme sous-jacent. Le premier serait le lieu de propositions partageables par tous parce que rationnellement justifiées, et dont l’exportation pourrait être par conséquent légitimée ; le second s’appuierait en revanche sur des valeurs propres à une société en particulier, et dont l’application à d’autres sociétés relèverait de l’asservissement de celles-là à celle-ci. Or, en renvoyant explicitement ou implicitement à des éléments ethnolinguistiques, les républicains français se sont exposés à une critique selon laquelle leur modèle ne consisterait finalement que dans la continuation d’un processus expansionniste. Pour le dire autrement, il ne s’agirait que d’un ethnicisme déguisé entendant imposer à d’autres peuples une culture qui ne serait pas la leur sous prétexte de leur apporter les Lumières240.

Nous avons vu que l’une des spécificités françaises était de projeter la réalisation de la république241 dans un grand Etat, sur lequel coexistaient jusque là diverses « nations naturelles » ; nous avons vu également qu’un tel projet impliquait une forme de conflit avec les identités particulières liées à ces dernières, puisqu’il nécessiterait l’affranchissement des individus par leur arrachement aux anciennes structures. Aussi la République, en France peut- être plus qu’ailleurs, se signale-t-elle par son obligation de résultats. Le régime, pour être admis dans l’accomplissement de sa rationalisation des relations entre la Nation et ses membres, doit tenir ses promesses : garantir l’égalité des droits, assurer l’émancipation individuelle. S’il ne parvenait pas à atteindre ces objectifs qui seuls le justifient, alors il pourrait se voir mis en cause jusque dans son existence. Le contrat social étant rompu, des individus ayant le sentiment d’être abandonnés par le pouvoir central pourraient précisément en venir à se replier dans une appartenance communautaire vécue comme la génératrice d’un

lien social (ou d’une solidarité) alternatif à celui qu’il ne trouveraient plus dans l’unité

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