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Lorsque le socialisme ne peut plus se dire « républicain »

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 129-132)

Le point de non retour socialiste s’incarne dans la figure de Jules Guesde483. A partir de 1879484, ce dernier, d’une position qui voit dans le socialisme une prolongation de l’idée républicaine, évolue vers une rupture avec la République réduite à sa dimension bourgeoise. C’est que le congrès de Marseille, comme plus tard celui du Havre, dénonce tout compromis entre le capital et le travail, notamment dans le régime en place, et aboutit à l’adoption d’un programme collectiviste485

.

Guesde, dans le droit fil de la critique marxiste486, se demande si l’égalité civique, acquise depuis la Révolution française, suffit à assurer l’égalité de tous, ou bien si la loi ne fait que consacrer le pouvoir de la bourgeoisie sur la société :

« […]

Il s’agissait de faire établir expérimentalement si tous les citoyens, comme il se trouve des gens pour le prétendre, sont réellement égaux devant la loi ; ou si, au contraire la loi, faite à l’image et à l’usage d’une classe, défend aux uns, les pauvres, ce qu’elle permet aux autres, les riches. […] »487

Or, il est de ceux qui soutiennent que l’égalité promise par les républicains, dans les faits, se révèle n’être qu’une fiction dissimulant la substitution de la prédominance de la bourgeoisie à celle de la noblesse :

483 Propagateur du marxisme en France et fondateur du Parti ouvrier socialiste français (1879).

Il rédige avec Marx et Lafargue le programme collectiviste révolutionnaire, s’appuyant sur la thématique de la lutte des classes et adopté au congrès du Havre (1880). C’est ce programme qui provoquera une scission chez les socialistes (1881).

La rupture entre Guesde et la République ne sera toutefois pas définitive, puisqu’il rejoindra l’Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale.

484 Le Congrès ouvrier socialiste de France se tient à Marseille.

485 « […] Il [le congrès de Marseille] réunit des délégués des syndicats et adopte, par 73 voix contre 27, un

programme marxiste, adhère au collectivisme. Le Congrès dénonce les illusions de la coopération, de l’alliance du capital et du travail. L’Egalité s’en prend aux radicaux. Le congrès du Havre en 1880 adopta le programme dû à Marx et Guesde. […] » (Jean-Marie Mayeur, Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 98.)

Si la première série du journal publié par Guesde, L’Egalité, de novembre 1877 à juillet 1878, se voit sous- titrée « Journal républicain socialiste », la seconde série, elle, à partir de janvier 1880, devient d’ailleurs un « Organe collectiviste révolutionnaire » (Cf. Michelle Perrot, Le Premier Journal marxiste français : L’Egalité de Jules Guesde, 1877-1883, in Actualité de l’histoire, juillet-septembre 1959.)

486 A cet égard, Guesde se montre fidèle à l’analyse marxiste de la Constitution du 4 novembre 1848. 487

« […] nous savons que l’égalité, je ne dis pas économique, je ne dis pas politique, mais simplement civile, que la bourgeoisie n’a cessé de nous donner pour la conquête la plus précieuse de son 89, ne dépasse pas la limite de la classe dirigeante et possédante ; que, même à huis clos, les salariés ne sauraient faire ce que font au grand jour leurs patrons ou employeurs ; que pour les prolétaires il n’y a ni domicile inviolable, ni réunions privées. »488

Cependant, et si nous suivons à cet égard la critique aronienne489, nous pouvons considérer que le marxisme, en parlant de « dictature du prolétariat », ne fait que proposer la mise en place d’un autre rapport de dominants à dominés. Et si nous admettons qu’il ne prévoit là qu’une étape en vue de la réalisation d’une « société sans classes », nous pouvons encore observer qu’un tel égalitarisme impliquerait lui aussi un contrôle des singularités individuelles destiné à le conserver. Le marxisme, et le guesdisme avec lui, dans une telle perspective, ne fait que prôner la substitution d’un asservissement individuel à un autre. C’est que le socialisme postule toujours la primauté d’un être collectif (la classe sociale, le Parti ou l’Etat) sur l’individu. C’est ce qui le distingue fondamentalement du modèle républicain hérité des Lumières qui, lui, entend mettre en avant la liberté individuelle, modernité qui passe par la défense de la propriété privée. A cet égard, la critique d’une Constitution débouchant sur l’assujettissement d’une partie de la population pourrait tout aussi bien être portée au nom du libéralisme émancipateur, dans la dénonciation du retournement des principes de 1789 ; et le contrôle de l’ouvrier n’apparaîtrait dès lors non pas contraire à un quelconque projet socialiste et collectiviste, mais bien plutôt à l’affranchissement individuel prôné depuis la Révolution.

Guesde, fondamentalement attaché à la primauté de la collectivité sur l’individu, quitte à sacrifier les libertés de ce dernier, se refuse à toute transaction avec les républicains, ne se reconnaît dans aucun des combats menés au nom de la République490, et encore moins au nom des principes libéraux qui la fondent :

« La conviction de la proximité de la révolution fonde l’intransigeance messianique des guesdistes », souligne Jean-Marie Mayeur491.

Certes, rallié aux idées de Marx, Jaurès condamne lui aussi le système capitaliste et ses conséquences sociales. Pour lui, il faut dès lors mettre en œuvre une autre société, fondée sur la collectivisation de la propriété de moyens de production.

Cependant, à la différence des guesdistes, Jaurès s’affirme républicain, et son socialisme n’est, à son sens, pas autre chose qu’un approfondissement de la République. C’est là qu’il nous faut noter la différence entre Jaurès et les tenants de la lutte des classes les plus

488 Ibid, p. 78.

489 Cf. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris Hachette, 2002, pp. 62-69.

490 Notamment lors de l’affaire Dreyfus qui, en tant qu’acte fondateur de la République dans sa version

française, permet de distinguer le socialisme qui ne compose pas avec les républicains (celui de Guesde, viscéralement marxiste et à l’origine de l’extrême-gauche contemporaine) de celui qui reste précisément dans le champ républicain (celui de Jaurès, puis des partis réformistes) :

« […] Le comportement de la direction du parti ouvrier français a surpris davantage : après avoir salué “J’accuse”, les guesdistes votent, le 7 juillet 1898, l’affichage du discours de Cavaignac et la déclaration de leur conseil national, le 24 juillet, sonne comme une rupture brutale avec toute tendance au dreyfusisme : “Les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur… Le parti ne saurait, sans duperie et sans trahison… suspendre sa propre guerre.” Le plus puissant des partis socialistes renonce à politiser le dreyfusisme, au moment où Jaurès souligne que Dreyfus, victime innocente, “n’est plus ni un officier ni un bourgeois” mais “l’humanité elle-même” et qu’il est de l’intérêt du prolétariat de précipiter le discrédit et la chute des corps les plus réactionnaires de l’appareil d’Etat. […] » (Madeleine Rebérioux, La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, pp. 24-25.)

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intraitables. Pour les seconds, les plus fidèles à la pensée de Marx, tout est réductible à la lutte des classes. A cet égard, la République et ses lois ne seraient que des instruments au service de la bourgeoisie pour exploiter le prolétariat. Guesde et ses amis peuvent être rangés au nombre des ennemis de la République.

Pour Jaurès, en revanche, tout n’est pas réductible à la lutte des classes. Les principes de base de la République dépassent cette dernière. Jaurès défend ainsi le capitaine Dreyfus (un bourgeois et rien d’autre, selon les guesdistes) au nom des droits de la personne et en invitant les ouvriers à ne pas « s’enfuir hors de l’humanité »492. A la différence de Guesde, il reste attaché à la République et ne voit pas d’objection à ce qu’un socialiste participe à un gouvernement qui n’est qu’un « gouvernement bourgeois » pour les guesdistes et les vaillantistes. Jaurès soutient en effet que la défense de la classe ouvrière passe par la défense des institutions républicaines, notamment du Parlement. Par ailleurs, il ne croit pas au « grand soir ». En 1903, il défend le principe d’une alliance avec les radicaux sur des objectifs forts comme la politique de laïcité, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’impôt sur le revenu : autant de conquêtes républicaines.

A cet égard, et même si Jaurès s’affirme collectiviste en prônant la Nation seule propriétaire des moyens de production, nous soutiendrons que c’est bien le libéralisme (politique) qui le rattache à l’idée républicaine. Oui, si Jaurès ne franchit pas le point de non

retour qui le conduirait parmi les ennemis de la République, c’est bien par sa référence aux

principes libéraux. C’est par rapport aux droits de l’individu, et parce que pour lui l’individu ne saurait être enfermé dans un groupe assujetti à une collectivité, que Jaurès prend la défense du malheureux capitaine493.

492

Voir note 467, p. 120.

493 Il assume ainsi, sans le nommer, son attachement à l’héritage libéral :

« Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous, socialistes, contre tous les dirigeants qui, depuis des années, nous combattent au nom de la Révolution française.

Qu’avez-vous fait, leur crierons-nous, de la Déclaration des Droits de l’Homme et de la liberté individuelle ? Vous en avez fait mépris ; vous avez livré tout cela à l’insolence du pouvoir militaire. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise.

[…] Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste ; l’exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution s’il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais, à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des révolutions.

Or, parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui, est la plus essentielle peut-être. Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le capital et livrer aux généraux tout ce qui protège l’homme, nous socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d’aujourd’hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. Nous défendons les garanties légales contre les juges galonnés qui les brisent, comme nous défendrions au besoin la légalité républicaine contre des généraux de coup d’Etat. » (Cité dans : Ecrits sur le socialisme (anthologie), Paris, Seghers, 1963, pp. 151-152.)

Lors de la séance parlementaire du 13 janvier 1898, alors qu’Emile Zola vient de prendre la défense de Dreyfus et de mettre en cause l’Armée en publiant son J’accuse, Albert de Mun réclame des sanctions contre l’écrivain au nom du respect de l’institution militaire. A l’instar de Clemenceau (qui tient L’Aurore) dix-sept ans plus tôt (voir pp. 83-84), Jaurès prend la parole pour s’opposer au député conservateur en défendant « le droit de critiquer » :

« […] Mais il y a du moins quelque chose que nous avons le droit de vous demander à vous tous, conservateurs de droite et du centre qui vous dites républicains : nous avons le droit de vous demander de ne pas renier le principe même de la République, qui est la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil. […] » (Jean Jaurès, Discours du 13 janvier 1898 devant l’Assemblée nationale, in Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, pp. 143- 144.)

Au travers de l’exemple de Jaurès, nous voyons que le socialisme cesse d’être républicain lorsque l’individu se trouve enfermé dans un groupe. C’est dès lors son libéralisme qui permet à cet égard à Jaurès de demeurer républicain, contrairement à Guesde.

Ce qui explique la tragédie du socialisme jusqu’à aujourd’hui : pour rester fidèle à ses idéaux initiaux, le socialisme devrait défendre en tant que telle la classe des moins favorisés, et donc penser en termes de groupe social, et non pas d’individu. La conséquence de cela serait la mise en cause, dans une plus ou moins grande mesure, de la propriété individuelle et privée. Mais pour demeurer un parti de gouvernement dans la République, il doit au contraire accepter l’individualisme au-delà des classes, préserver la propriété, et ne pas se permettre de prendre des mesures autoritaires à l’encontre des plus favorisés au nom de la défense du prolétariat, par exemple. Le socialisme ne peut être que révolutionnaire, la réforme ne peut être que libérale. Mais de la même manière, à quel point du libéralisme le libéral cesse-t-il d’être républicain ? C’est ce que nous allons examiner maintenant.

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 129-132)