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Les questions machiavéliennes

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 171-174)

Machiavel s’inscrit pleinement dans la tradition italo-occidentale, il en est même l’un des fondateurs. Afin de saisir l’originalité de sa démarche, il convient de le lire se défiant des constructions intellectuelles sans prise avec les aléas du réel :

« […] Plusieurs se sont imaginés des Républiques et des Principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver […]. »629

En tenant compte de la verità effetuale630, le Florentin met en évidence le paradoxe inhérent à toute institution : il s’agit toujours d’établir un ordre dont la stabilité, par définition, doit être assurée, alors même que les circonstances sont susceptibles de le déstabiliser. Aussi s’avèrerait-il vain de concevoir un idéal, qu’il suffirait de poser dans le monde, sans envisager son rapport aux faits. La république ne se décrète pas, mais nécessite de composer sans cesse avec des éléments extrinsèques. Elle ne peut pas demeurer immobile, et doit au contraire intégrer le mouvement pour durer. Il ne s’agirait dès lors nullement d’éliminer la survenue des crises631

qui pourraient entraîner sa perte, à l’instar de ce que les utopistes prétendraient faire.

Nous pourrions en revanche les anticiper de façon à mieux les traiter. La comparaison de la fortuna avec la rivière est restée célèbre :

« […] j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’etiam elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant noient à l’entour les

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Nous lisons Machiavel à partir de :

Machiavel (Nicolas). Œuvres complètes. Paris, La Pléiade, 1952. Introduction par Jean Giono, texte présenté et annoté par Edmond Barincou.

Sur Machiavel :

Aron (Raymond). Machiavel et les tyrannies modernes. Paris, Fallois, 1993. Audier (Serge). Machiavel. Conflit et liberté. Paris, Vrin, 2005.

Colonna d’Istria (Gérard) et Frapet (Roland). L’Art politique chez Machiavel. Paris, Vrin, 1980. Damien (Robert). Le Conseiller du prince, de Machiavel à nos jours. Paris, PUF, 2003.

Faraklas (Georges). Machiavel, le pouvoir du prince. Paris, PUF, 1997. Lefort (Claude). Le Travail de l’œuvre, Machiavel. Paris, Gallimard, 1972.

Ménissier (Thierry). Machiavel, la politique et l’histoire. Enjeux philosophiques. Paris, PUF, 2001. Senellart (Michel). Machiavélisme et raison d’Etat. Paris, PUF, 1989.

Strauss (Léo). Pensées sur Machiavel. Paris, Payot, 1982.

Valadier (Paul). Machiavel et la fragilité du politique. Paris, Seuil, 1996. Védrine (Hélène). Machiavel ou la science du pouvoir. Paris, Seghers, 1972.

629 Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 335. 630

Voir note 1, p. 2.

631 Si nous entendons par le terme de « crise » un dysfonctionnement pouvant menacer l’intégrité d’un

système, et si nous admettons la république comme le régime devant produire non seulement le lien civique, mais encore l’affranchissement de l’individu, alors les crises dont il sera question renverront aux dysfonctionnements qui pourraient nuire à un tel lien et à un tel affranchissement.

plaines, détruisent les arbres et maisons, dérobent d’un côté de la terre pour en donner autre part ; chacun fuit devant elles, tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu’elles soient ainsi furieuses en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que, si elles croissent une autre fois, ou elles se dégorgeraient par un canal, ou leur fureur n’aurait point si grande licence et ne serait pas si ruineuse. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts au lieu où elle sait bien qu’il n’y a point remparts ni levées pour lui tenir tête. […] »632

Machiavel n’envisage pas un seul instant la suppression du risque, mais il considère que nous pouvons sinon le maîtriser, du moins en limiter les effets. Pour ce faire, nous devrions, en supposant qu’un évènement puisse se reproduire, selon un cycle éventuellement, tirer les leçons de l’expérience et prévoir les réponses adaptées au retour du danger. C’est dans les précautions que nous serions capables de prendre que nous nous affranchirions des circonstances. Mais c’est probablement dans le recours à la langue médicale633 que l’auteur du Prince trouve les outils conceptuels les plus appropriés dès qu’il envisage les bouleversements susceptibles d’altérer la vie de la Cité. Il raisonne à cet égard en médecin. C’est que la politique, à partir du moment où nous admettons qu’elle n’a point pour but de figer les choses, s’applique comme la médecine à un objet changeant. Soigner le malade revient non pas à faire cesser toute activité en lui - un tel état serait la mort -, mais au contraire à maintenir les conditions qui permettent une telle activité. De la même manière, gouverner consisterait à préserver le mouvement dans le corps social, assimilé à un organisme vivant. L’Etat aurait besoin d’une certaine agitation634

, et le bon prince635 saurait la garder d’un arrêt définitif.

632

Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 365.

633 « Quiconque fréquente régulièrement les œuvres de Machiavel ne peut manquer d’être frappé par la

récurrence des métaphores biologiques et médicales qui émaillent les jugements du Florentin. Les mouvements populaires sont des “humeurs”, les émeutes leurs “épanchements” ; lorsqu’il faut conseiller au prince de savoir lire les signes avant-courriers des conflits, c’est en lui recommandant de faire comme le médecin qui sait discerner les prémices de la maladie ; et si l’art politique et l’art médical se ressemblent tant, c’est qu’ils portent tous les deux sur des “corps composés”. On n’en finirait pas d’énumérer toutes les apparitions du vocabulaire médical ou biologique, tant Machiavel en fait un usage constant et divers dans sa description de la vie des cités et de leurs accidents. » (Laurent Gerbier, Les Humeurs du peuple et des grands. Comprendre et anticiper les crises, in Le Vrai Machiavel, Le Nouvel Observateur HS n°66, juillet-août 2007, pp. 50-53.)

634 Machiavel estime que certains troubles sont indispensables parce qu’ils contribuent à l’équilibre de la

république. Il ne conçoit pas l’absence d’« humeurs », ce qui le démarque d’autant plus des utopistes qui, obsédés par la conservation de l’ordre établi, rejettent tout ce qui pourrait venir le bouleverser :

« […] Pour la première fois, la pensée politique va donc se charger de l’idée de conflit en ne la concevant plus comme la maladie de la vie civile, mais en imaginant au contraire que l’équilibre même de la cité est un certain état de division et d’opposition “sain”. […] » (Laurent Gerbier, Les Humeurs du peuple et des grands. Comprendre et anticiper les crises, in Le Vrai Machiavel, Le Nouvel Observateur HS n°66, juillet-août 2007, pp. 50-53.)

Parce qu’il intègre la division et la confrontation dans l’espace public comme constitutives du vivre ensemble, le penseur du conflit annoncerait ici la démocratie libérale, qui inclut le débat dans son mode de fonctionnement. La pensée machiavélienne se situerait alors à un carrefour de l’histoire des idées, entre la tradition italo- occidentale et la modernité.

Nous y référer aujourd’hui devrait du reste nous inciter à manier avec précaution certaines expressions passées dans le langage courant : « pas de vagues », « ne pas jeter d’huile sur le feu », « éviter de polémiquer », témoignent précisément d’une appréhension envers le conflictuel inquiétante pour la république. Si elle en arrivait à être complètement pacifiée, serait-elle encore elle-même ?

635 Qu’est-ce qu’un bon prince chez Machiavel ? Rappelons que ce n’est justement pas un prince bon. Celui

qui a laissé son nom au « machiavélisme » présuppose la méchanceté des hommes (« […] ils sont ingrats, changeants, dissimulés […]. » (Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 339), et n’envisage

Si la médicalisation du discours est fréquente en philosophie636, il nous faut néanmoins insister sur la spécificité de son usage dans la grille machiavélienne, qui s’appuie davantage sur l’analogie que sur la comparaison. En d’autres termes, elle ne se contente pas de relever de simples ressemblances : elle va jusqu’à mettre au jour des équivalences de rapports dans des processus qu’elle entend rapprocher. Le responsable qui sait discerner quel remède favorisera la collectivité, à l’instar du médecin soignant le malade, se voit ainsi reconnaître une compétence particulière. Or, ce point-là est crucial, puisqu’il nous interdit de confondre le prince avec le tyran. Si le second exerce son pouvoir selon son bon plaisir637, le premier, même s’il peut nous sembler amoral, agit selon des règles. Tenir compte des circonstances et agir en temps voulu638, telles sont les vertus du politique avisé :

« […] Ce pourquoi l’homme circonspect, quand il est temps d’user d’audace, il ne le sait faire, dont procède sa ruine ; que si son naturel changeait avec le vent et les affaires, sa fortune ne changerait point. »639

Ce qui implique de l’individu une facilité à maîtriser ses passions et à les moduler au gré d’une situation donnée, afin de prendre les décisions qui lui seront profitables. Chez Machiavel, à cet égard, la république serait aussi un état avant d’être un Etat, puisque le gouvernement de la Cité par le prince dépendrait de son aptitude à se gouverner soi-même.

Prévenir les crises qui pourraient mettre la république en péril nécessiterait en outre, selon l’analogie médicale, de réaliser le bon diagnostic. Ce dernier porte sur un mal qui évolue, et dont il s’agit de déceler les symptômes à temps pour que le remède puisse agir :

pas la possibilité de modifier leur nature. Aussi le gouvernant, dans son rapport aux gouvernés, ne saurait-il être constamment vertueux, mais devrait savoir s’adapter aux réalités du terrain. D’où la virtù, qui renvoie à une morale de l’efficacité : préférer le moyen le plus sûr pour atteindre une fin, plutôt que de s’obstiner dans la fidélité à un idéal.

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Platon compare par exemple les prescriptions du législateur à celles du médecin :

« Mais si le médecin revenait après être resté en voyage moins longtemps qu’il ne prévoyait, est-ce qu’il n’oserait pas à ces instructions écrites en substituer d’autres, si ses malades se trouvaient dans des conditions meilleures par suite des vents ou de tout autre changement inopiné dans le cours ordinaire des saisons ? ou persisterait-il à croire que personne ne doit transgresser ses anciennes prescriptions, ni lui-même en ordonnant autre chose, ni ses malades en osant enfreindre les ordonnances écrites, comme si ces ordonnances étaient seules médicales et salutaires, et tout autre régime insalubre et contraire à la science ? Se conduire de la sorte en matière de science et d’art, n’est-ce pas exposer sa façon de légiférer au ridicule le plus complet ?

[…]

Et si après avoir édicté des lois écrites ou non écrites sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, pour les troupeaux d’hommes qui se gouvernent dans leurs cités respectives conformément aux lois écrites, si, dis-je, celui qui a formulé ces lois avec art, ou tout autre pareil à lui se représente un jour, il lui serait interdit de les remplacer par d’autres ! Est-ce qu’une telle interdiction ne paraîtrait pas réellement tout aussi ridicule dans ce cas que dans l’autre ? » (Le Politique, 295d-e.)

Remarquons qu’ici, il est également question d’une adaptation aux circonstances : la loi n’est pas considérée comme immuable, et le législateur doit savoir la modifier.

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Voir note 105, p. 32.

638 « […] On peut être circonspect ou impétueux. La réussite ne tient ni à l’une, ni à l’autre de ces manières

d’agir, mais à leur accord avec les circonstances. C’est cette adéquation au temps, et non la valeur propre des procédés, qui est la cause du succès. Mais c’est aussi parce que, les temps changeant, les hommes ne changent pas leur façon de faire, qu’ils vont à leur ruine. […] » (Michel Senellart, L’Art de la prudence. La clef de l’action politique, in Le Vrai Machiavel, Le Nouvel Observateur HS n°66, juillet-août 2007, pp. 26-29.)

Il importe en somme de savoir « attendre son heure », thème que nous retrouvons dans un texte moins connu de Machiavel :

« […]

“Je suis l’Occasion ; et bien peu me connaissent […] et celui qui m’aurait laissée passer, ou devant lequel je me serais détournée, se fatiguerait en vain à me rattraper.”

[…] » (Capitolo de l’Occasion,in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 81.)

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« [les Princes sages] ne doivent pas seulement avoir regard aux désordres présents mais à ceux qui adviendront […] d’autant qu’en les prévoyant de loin on y peut facilement remédier. Mais si on attend qu’ils s’approchent, la médecine vient trop tard, car la maladie est devenue incurable. Et il advient en ce cas comme de ceux qui ont les fièvres étiques, desquels, au dire des physiciens, au commencement le mal est aisé à guérir mais difficile à connaître, mais, n’ayant été ni reconnu ni guéri, devient, avec le progrès du temps, facile à connaître et difficile à curer.

De même en est-il dans les affaires d’Etat, car prévoyant de loin les maux qui naissent, ce qui n’est donné qu’au sage, on y remédie vite. Mais quand, pour ne pas les avoir vus, on les laisse croître assez pour qu’un chacun les voie, il n’est plus de remède. […] »640

Une maladie susceptible de provoquer la mort du patient peut commencer par se manifester sous une forme qui la rend difficilement décelable, puis suivre un développement qui s’étale sur plusieurs phases, jusqu’à l’issue fatale. Si nous ne soupçonnons pas la gravité du mal au départ, il est probable qu’il atteigne un stade irréversible. L’efficacité du traitement dépend donc de la clairvoyance du médecin. De même, la compétence du politique résiderait dans sa faculté d’identifier le plus tôt possible les signes annonciateurs d’un bouleversement, d’en mesurer les conséquences avant qu’il ne se produise, et de faire les choix qui empêcheraient un processus destructeur d’aller à son terme.

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 171-174)