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Le libéralisme à redéfinir

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 70-73)

La singularité française résiderait dans l’application à un grand territoire d’un modèle républicain profondément individualiste, dans lequel le citoyen, une fois affranchi de tout groupe de pressions susceptible de l’asservir, verrait ses libertés garanties par un Etat admis comme seul interlocuteur légal. A cet égard, il conviendrait néanmoins, tout en mettant au jour ses spécificités, de la rattacher à un mouvement plus vaste, qui s’épanouirait dans le monde occidental et qui tiendrait à la fois des Lumières et du libéralisme. La République libérale, donc, ou du moins héritière du libéralisme ?

La proposition peut aujourd’hui paraître choquante254

. Alors que la mondialisation, qu’il est courant d’assimiler à la pleine application des principes libéraux dans leur dimension

254 Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande insiste sur le caractère

équivoque du terme de « libéralisme » :

« […] On désigne notamment sous ce même nom : 1º les doctrines qui considèrent comme un idéal l’accroissement de la liberté individuelle ; 2º les doctrines qui considèrent comme un moyen essentiel de cette liberté, la diminution du rôle de l’Etat. Or, la seconde thèse est absolument indépendante de la première […] ». (Vocabulaire technique et critique de la philosophie (article « Libéralisme »), Paris, PUF, 1999, vol. I, p. 558.)

Dans le champ médiatique, le terme est souvent amalgamé avec d’autres - « néolibéralisme », « ultralibéralisme », ou encore « capitalisme » - et réduit à sa dimension économique. Il signifierait à la fois la

économique, se joue des frontières et voit le marché dépasser le cadre traditionnel des Etats- Nations255, le terme de « libéralisme » n’a effectivement pas bonne presse256.

Renvoyé à la mise en concurrence des intérêts privés sans contrôle public, il devient synonyme de déréglementation, de démantèlement du service public, de réduction de la puissance législative257, et au bout du compte d’oppression des forts sur les faibles258. Il n’y aurait dès lors pas de termes plus antithétiques que les mots « libéralisme » et « république » ; car être républicain reviendrait au contraire à se protéger du libéralisme - sorte de mal absolu -

réduction de l’intervention de l’Etat et la primauté donnée à la libre concurrence. Depuis la fin de la Guerre froide, il est en outre associé à la mondialisation, c’est-à-dire au fait que les échanges dépassent les frontières et se développent au niveau mondial (on parle aussi de « globalisation »). Or, la « mondialisation libérale » fait l’objet de critiques virulentes : elle ne profiterait qu’à quelques uns et accroîtrait les inégalités sociales. Après le « non » (lors du référendum du 29 mai 2005) au projet de traité constitutionnel pour l’Europe, considéré par ses détracteurs comme une caution apportée à de telles dérives, Ignacio Ramonet écrit ainsi :

« […] ce “non” a une signification centrale : il marque un coup d’arrêt à la prétention d’imposer, partout dans le monde et au mépris des citoyens, un unique modèle économique - celui défini par le dogme de la globalisation.

Ce modèle avait déjà suscité, depuis le milieu des années 1990, des résistances diverses. Par exemple, lors du grand mouvement social en France de novembre 1995. Ou encore à Seattle (1999), où naquit ce qu’on devait appeler ensuite - surtout après le premier Forum social mondial de Porto Alegre (2001), suivi des évènements de Gênes (2001) - le “mouvement altermondialiste” [défendant, en d’autres termes, une mondialisation autre que libérale]. Et dans divers Etats, de l’Argentine à l’Inde, en passant par le Brésil. Mais c’est la première fois que, dans un pays du Nord et dans le cadre d’une consultation politique institutionnelle, une société à l’occasion de dire officiellement “non” à la globalisation ultralibérale.

[…] » (Espoirs, in Le Monde diplomatique n° 615, juin 2005, p. 1.)

Serge Halimi évoquera pour sa part, dans un article où il stigmatisera par ailleurs le libéralisme de la gauche lorsqu’elle gouverne, « un modèle libéral rejeté par le suffrage universel » (Quand la gauche renonçait au nom de l’Europe, in Le Monde diplomatique n° 615, juin 2005, pp. 20-21.) Mais n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? En effet, le libéralisme, initialement, est politique, et il est lié aux Lumières dans leur lutte contre l’absolutisme ; le suffrage universel, à l’instar de la plupart des valeurs démocratiques dont se réclament les altermondialistes, est l’une de ses conquêtes. Aussi, son usage demande-t-il à être éclairci.

Ouvrages généraux :

Histoire du libéralisme en Europe (ouvrage collectif sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot). Paris, PUF, 2006.

Berlin (Isaiah). Two Concepts of Liberty. Oxford, 1958.

Branciard (Michel). Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui. Lyon, Chronique sociale, 1987. Burdeau (Georges). Le Libéralisme. Paris, Seuil, 1979.

Charolles (Valérie). Le Libéralisme contre le capitalisme. Paris, Fayard, 2006. Laurent (Alain). La Philosophie libérale. Paris, Les Belles Lettres, 2002.

Laurent (Alain). Le Libéralisme américain. Histoire d’un détournement. Paris, Les Belles Lettres, 2006. Manent (Pierre). Histoire intellectuelle du libéralisme. Paris, Hachette, 1997.

Manent (Pierre). Les Libéraux (anthologie). Paris, Gallimard, 2001.

Michea (Jean-Claude). L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale. Paris, Climats, 2007. Scott (John). Republican Ideas and liberal tradition in France (1870-1914). New York, 1951.

Vergara (Francisco). Les Fondements philosophiques du libéralisme. Paris, La Découverte, 2002.

255 Par définition, la république, qui renvoie au gouvernement par la loi, suppose un lieu de souveraineté

clairement identifié, dans lequel le processus législatif peut aller à son terme et préserver le citoyen de l’arbitraire. Or, à partir du moment où un phénomène (ici, la mondialisation) dépasse un tel cadre, ce dernier risque d’être soumis à des empiètements et à des bouleversements émanant de pouvoirs autres que l’autorité légitime. Nous pourrions dès lors assister, par la mise en cause du gouvernement par la loi, donc de la res publica, à un retour de l’arbitraire et à la négation de l’affranchissement visé par le projet républicain. Le statut même de l’individu pourrait s’en trouver affecté, avec le passage d’un citoyen dont les droits seraient garantis à un sujet se révélant tributaire d’un ordre (ou d’un désordre) nouveau, et qu’il resterait à qualifier.

256 « […] de Seattle à Gênes, la mondialisation libérale est l’objet de dénonciations incendiaires. […] », note

Pierre Manent dans l’avant-propos de l’édition de 2001 des Libéraux (Paris, Gallimard, 2001, p. 5).

La première date de 1986, année où, sous la première cohabitation, le gouvernement Chirac, s’inspirant des politiques menées par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et par Ronald Reagan aux Etats-Unis, développe des mesures relevant du libéralisme économique.

257 Il serait potentiellement assimilable à la négation du gouvernement par la loi. 258

en produisant un espace public où la loi préserverait un bien commun supérieur aux intérêts particuliers. Pour ranger les libéraux au nombre des ennemis de la République, encore faudrait-il s’entendre sur la signification de « libéral », un qualificatif largement galvaudé. Initialement, le libéralisme place l’individu au coeur des relations sociales et entend limiter le pouvoir exécutif en assurant l’indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire259

; il vise également la préservation de la liberté de conscience vis-à-vis de l’Eglise260 ; la fonction essentielle de l’Etat étant alors d’assurer l’ordre public qui conditionne l’exercice des libertés en empêchant leur soumission à l’arbitraire261

. Pour le dire autrement, le libéralisme est essentiellement politique et promeut d’abord la liberté individuelle, avant de se présenter sous la forme d’une doctrine économique. Il considère à cet égard l’individu dans sa valeur propre, et non pas dans son appartenance à la communauté ou à l’Etat.

Dans une telle perspective, il ne prétend pas du reste stigmatiser la communauté (qu’elle soit ethnique, religieuse ou d’un autre ordre) ni l’Etat en tant que tels, mais plutôt redéfinir la hiérarchie entre eux et l’individu. Dans quelle mesure celui-ci doit-il se voir subordonné à ceux-là ? Qu’est-ce qui, dans l’exercice de sa liberté, doit relever ou non de l’autorité d’une instance supérieure à la seule sphère individuelle ? Les libéraux ne contestent pas, par exemple, l’intervention de l’Etat262

, mais entendent la réduire à ce qui relève de la sphère publique : la puisance législative263 doit ainsi empêcher l’individu d’utiliser le champ de ses possibles pour porter préjudice à autrui. Tout exercice de la liberté individuelle qui ne met pas en péril les autres membres du corps social ne saurait en revanche être interdit par l’autorité légitime. C’est uniquement l’autoritarisme d’un pouvoir contrôlant arbitrairement les membres d’une collectivité qui se trouverait rejeté. Par conséquent, les libéraux ne s’opposent pas à l’Etat lui-même, puisqu’ils le sollicitent pour garantir la sécurité des citoyens, mais à l’abus de pouvoir qu’il pourrait être amené à pratiquer264

. Nous pouvons au bout du compte définir le libéralisme comme un courant de pensée qui fait de l’individu le critère de toute organisation sociale. L’individu, avec les libéraux, devient de cette façon le lieu de la souveraineté. Toute autorité ne serait dès lors légitime que pour autant qu’elle conserverait cette dernière dans sa dimension individuelle.

259

Montesquieu est l’un de ses précurseurs, et Pierre Manent lui accorde une place considérable (Les Libéraux (anthologie). Paris, Gallimard, 2001, pp. 218-288).

260 Spinoza a également sa place (ibid, pp. 88-101).

Voir notamment :

Tosel (André). Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité théologico-politique. Paris, Aubier, 1984.

261 Originellement, la république et le libéralisme entretiendraient donc une proximité conceptuelle autour de

l’émergence d’un processus d’affranchissement similaire.

262

L’intervention de l’Etat (notamment au travers de la loi « anti-trust ») aux Etats-Unis, souvent présentés comme le pays libéral par excellence, ne devrait pas surprendre. Sur le plan économique, elle s’accorde pleinement avec le principe d’une concurrence « libre et non faussée », qui doit au besoin être rétablie par l’autorité politique.

263

Le libéralisme met en avant un individu délié, et c’est ce qui pourrait le dissocier inéluctablement de la res publica, qui s’appuie sur un lien d’ordre social et civique. Cependant, le recours à la puissance législative qu’il prévoit dans la sphère publique vient finalement confirmer sa proximité originelle avec le gouvernement par la loi, c’est-à-dire avec la république. C’est que les libéraux, s’ils entendent délier l’individu de tout ce qui pourrait l’asservir, ne manquent pas pour autant de le lier aux autres dans le cadre qui lui seul peut garantir l’exercice de ses libertés. Sans ce dernier, le « droit du plus fort » (l’expression est impropre, comme le note Rousseau dans le Contrat social, et il vaudrait mieux lui préférer par exemple « le bon plaisir du plus fort ») règnerait et la liberté des uns risquerait d’annuler celle des autres. Nous pouvons même ajouter que, contrairement à une idée reçue, les libéraux sont particulièrement attachés à l’égalité. Mais, à la différence de celle des socialistes, qui est l’égalité des conditions, la leur est celle de l’égalité dans l’exercice des libertés individuelles.

264 De la même manière, ils ne dénoncent pas l’appartenance à une communauté ethnique ou religieuse en

tant que telle, mais l’oppression que pourrait subir un individu en vertu d’une telle appartenance. La laïcité est au nombre de leurs conquêtes.

D’où l’affirmation des libertés fondamentales mentionnées dans les différentes Déclarations des droits au dix-huitième siècle265, dont le corollaire est la protection de l’individu par la loi et par l’Etat266. D’où la définition, encore, du sujet en tant que citoyen

soustrait à l’influence de tout groupe qui ne jouerait pas de rôle public et qui se verrait renvoyé à la sphère privée. A partir de là, nous pouvons établir un double constat.

Premièrement, le libéralisme dans son sens initial se distingue radicalement de tout projet entendant renouer avec la liberté des Anciens267, puisqu’il ne fait plus d’une quelconque collectivité le fondement de l’organisation sociale, attribuant précisément ce rôle à l’individu.

Deuxièmement, il ne saurait être confondu avec, ou réduit à, un ultralibéralisme économique qui, comme nous le verrons plus loin, peut perdre de vue l’émancipation de l’individu pour le livrer au marché. Entre un modèle républicain qui ne serait qu’une illusoire réplique de la Cité antique268 et un ultralibéralisme économique perçu comme le seul mode d’organisation sociale envisageable à l’heure de la mondialisation269

, pourrait donc être mis au jour un autre projet, une alternative crédible parce qu’élaborée sur la mise en avant de la liberté des Modernes. C’est en ce sens que nous nous efforcerons de déterminer si la République dans sa version française, dans son opposition au socialisme notamment, n’apparaît pas comme une émanation de ce vaste mouvement libéral et occidental. Nous pourrions alors envisager de parler d’un « modèle républicain authentiquement libéral et moderne ».

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 70-73)