• Aucun résultat trouvé

Le harcèlement moral comme nouvel asservissement

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 192-196)

Si les institutions pouvaient ainsi être détournées de leur but, alors se mettraient en place des rapports de forces d’autant plus pernicieux qu’ils fonctionneraient sur un mode paradoxal : le maillon de la chaîne administrative qui pratiquerait l’abus de pouvoir agirait selon la nature dans la partie souterraine de l’échange706

(et s’apparenterait dès lors à un seigneur usant de l’arbitraire), mais prétendrait agir selon la loi dans sa partie visible707

(ce qui ôterait au serf toute légitimité aux yeux d’autrui). D’où l’émergence d’une situation post- républicaine dans laquelle cet Etat qui devait faire la liberté de ses membres708 se transformerait en instrument d’oppression au service de quelques uns, qui courraient peu de risques d’être inquiétés. Car comment leur victime pourrait-elle se faire entendre et reconnaître dans ses droits ? Ce qui n’est pas prouvé n’existe pas devant l’instance qui aurait l’autorité pour faire cesser le piratage, et l’insider dispose précisément, par le contrôle qu’il exerce sur la circulation de l’information, des moyens d’empêcher l’outsider de réunir des preuves contre lui. Tout pouvoir, du moment que la république ne se verrait pas instaurer dans l’individu lui-même709, pourrait dès lors se traduire par un asservissement de l’autre.

A ce stade de la réflexion, il nous faut prendre en compte l’apport de la psychiatrie dans l’analyse du piratage institutionnel. Les travaux de Marie-France Hirigoyen710 montrent comment, dans une société aseptisée, la violence pourrait non pas être bannie des relations entre les individus, mais seulement déplacée pour se manifester sous la forme de processus de harcèlement moral. Elle donne de ce dernier, dans le cadre professionnel, la définition suivante :

« […] le harcèlement moral au travail se définit comme toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude…) qui porte atteinte, par sa répétition ou sa

706 Nous entendons par là celle qui serait soustraite à la vue du plus grand nombre, en particulier des témoins

éventuels :

« […] tout se fait en catimini, dans l’ombre, à l’insu du présumé coupable, qui, un beau jour, trouve dans sa case un arrêté de mutation ou la notification d’un blâme. Parce que le procès qu’on lui fait est arbitraire, les pièces sont trafiquées, la sanction est injuste ? Sans doute. » (Maurice T. Maschino, L’Ecole de la lâcheté. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, p. 133.)

707 Un rapport administratif débute d’ordinaire par le rappel des textes de référence :

« Lorsqu’un enseignant se distingue par son non-conformisme et qu’ils [les agents de l’Education nationale] l’apprennent (rapport de la directrice, du chef d’établissement, d’un inspecteur), ils le mettent sous surveillance ; à la moindre “incartade”, ils brandissent la menace d’une sanction, éventuellement l’appliquent et, pour se justifier, fabriquent un dossier, exactement comme dans n’importe quel pays totalitaire. Généralement, ils respectent les formes ; c’est le fond qui est truqué, manipulé, “arrangé” de façon telle que la sanction paraisse juste. » (Maurice T. Maschino, L’Ecole de la lâcheté. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, pp. 132-133.)

708

Voir p. 81.

709 Toujours un état, avant d’être un Etat.

710 Psychiatre, nous devons à ses recherches sur les violences psychologiques ses deux ouvrages les plus

importants : Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998, puis Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001.

systématisation, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, mettant en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail. »711

Dans le secteur privé, un employeur pourrait par exemple y recourir afin de pousser un employé au départ sans avoir à lui payer d’indemnités de licenciement. Il s’agirait de lui rendre la « vie impossible » de façon à l’amener à « craquer ».

Le procédé se révèlerait redoutablement efficace, surtout lorsque celui qui en userait parviendrait à persuader la cible d’être elle-même à l’origine d’un dysfonctionnement dans l’entreprise. Si je ne transmets pas à mon subordonné les informations nécessaires pour qu’il réalise une tâche, je crée les conditions qui l’empêcheront de bien travailler… et qui me permettront ensuite de lui reprocher son manque de performance. Le salarié doit douter de ses capacités, perdre l’estime de soi, et finir par quitter le lieu où se produit l’agression. Absurde, illogique, pervers ? Voilà justement ce qui distingue le harcèlement moral au travail, qui a pour but la soumission ou l’élimination d’un individu, du simple conflit professionnel, qui laisserait la place au dialogue ou à la négociation. C’est un processus extrêmement destructeur, qui consiste pleinement dans une violence perpétrée par un agresseur envers un agressé712.

Contrairement à une idée reçue, il se rencontre du reste fréquemment dans le secteur public :

« […] Dans le secteur public, le harcèlement moral peut durer plusieurs années, quelquefois plusieurs dizaines d’années, car, en principe, les personnes sont protégées et ne peuvent pas être licenciées à moins d’une faute très grave. Pour cette raison, les méthodes de harcèlement y sont plus pernicieuses, et aboutissent à des résultats dramatiques sur la santé mais aussi sur la personnalité des victimes. […] »713

En d’autres termes, il serait susceptible d’atteindre le cœur de ces institutions dont le rôle est d’assurer la continuité de la res publica, qu’il risquerait d’autant plus de mettre en danger :

« […]

Comme le secteur public est concerné par le bien public dans une logique de mission, les abus qui y surviennent paraissent beaucoup plus choquants. […] »714

Le phénomène, ne renverrait plus à une logique économique :

« […] On y voit bien que le harcèlement moral n’est pas lié à la productivité, mais à des enjeux de pouvoir. Dans ce cas, on ne peut pas déresponsabiliser les personnes en incriminant le profit lié au capitalisme et à la mondialisation, on ne peut que le ramener à une dimension psychologique fondamentale, la pulsion d’emprise qui amène les individus à contrôler l’autre et à vouloir l’asservir. »715

711

Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, p. 18. Le juriste, lui, préfère parler de « toute dégradation délibérée des conditions de travail » (Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, p. 17).

712 Il sort par conséquent du champ des pratiques admises dans un Etat de droit. L’enjeu serait pleinement la

domination de l’autre, et il contredirait à cet égard le processus d’affranchissement de l’individu qui définirait la république dans sa version moderne et libérale.

713 Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, pp. 152-

153.

714 Ibid, p. 153. 715

On refuserait celui qui se démarquerait d’un groupe déjà constitué ; celui qui s’opposerait à une compromission ; celui qui ferait preuve d’esprit critique, c’est-à-dire qui

aurait le courage de se servir de son propre entendement716 ; celui, enfin, qui pourrait faire de l’ombre à un supérieur incompétent en se signalant par sa compétence717. L’intolérance, la

peur, l’envie, la jalousie, ou l’orgueil sont des sentiments universels, et qui veut considérer la

verità effetuale de son objet ne peut ignorer leur importance. Dans les systèmes très

hiérarchisés, dont le mot d’ordre est « pas de vagues », la victime se bornerait en outre à rencontrer une administration la traitant en « fauteuses de troubles » perturbant la « bonne marche du service » au lieu de la soutenir.

Marie-France Hirigoyen met au jour deux grandes phases dans le processus : d’abord « l’emprise », à laquelle succède « la haine ». La première consiste à blesser l’autre chaque jour davantage sans avoir l’air d’y toucher ; la seconde intervient à partir du moment où la cible réalise ce qui est en train de se passer et entreprend de le dénoncer. L’agresseur se déchaîne alors pour la forcer au silence. Un chef de service n’hésitera pas à produire un rapport destiné à l’échelon supérieur dans lequel il qualifiera son subordonné de « paranoïaque » (« Il voit des complots partout. » ; « Il croit qu’on lui en veut. » ; « Pourtant, on est là pour l’aider. » ; etc.). L’agent aura perdu toute crédibilité et sera devenu inaudible avant même d’avoir essayé de s’adresser aux échelons supérieurs de sa hiérarchie. Quant à ses propres collègues, ils entretiendront pour la plupart le déni de façon à « ne pas s’en mêler » ou à ne pas s’exposer à leur tour d’éventuelles représailles.

La République, dans sa version libérale, ne consiste pas tant à gérer des individus que des services destinés à assurer l’extension de leurs possibles. Le travail de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral indique cependant que le fonctionnement même de tels services pourrait être compromis et céder la place à travers eux à l’instauration de nouveaux rapports de dépendance. Par définition, le projet républicain lui-même serait alors en péril.

La spécificité du harcèlement moral nous intéresse tout particulièrement dans la mesure où, sans doute plus que tout autre, il permet de contourner le gouvernement par la loi et par conséquent la république, du fait de la difficulté à fournir la preuve de la réalité de l’agression. Il permet ainsi d’asservir le sujet et de le priver de son autonomie.

La transparence que suppose la relation du citoyen à l’Etat est opératoire lorsqu’une atteinte au cadre légal qui protège l’individu peut être clairement constatée et, éventuellement, faire alors l’objet d’une procédure pour que le droit soit rétabli. Mais le harcèlement moral, lui, par définition, consiste dans une agression insidieuse, difficile à prouver, et qui voit l’agressé lui-même avoir quelques difficultés à rendre sa plainte crédible. Même si le législateur a pris en compte ce problème, il est dès lors rare de voir une procédure aboutir. Concrètement, cela implique qu’un individu peut être victime d’une agression perverse sans que les institutions soient en mesure de réparer le tort qui lui est fait, voire qu’elles l’accompagnent. La loi s’en trouve dès lors inapplicable, et la république, par définition, nulle et non avenue.

Villefort n’avait pas besoin que Dantès soit coupable pour l’envoyer pourrir au château d’If et se débarrasser du gêneur.

716 Voir p. 125.

717 « Ne va pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles et ton talent qui te feront octroyer une charge.

Si tu penses qu’elle te reviendra pour la seule raison que tu es le plus compétent, tu n’es qu’un benêt. Dis-toi qu’on préfère toujours confier une fonction importante à un incapable plutôt qu’à un homme qui la mérite. […] », avertissait le cardinal de Mazarin (Bréviaire des politiciens, Paris, Arléa, 2007).

Le thème de la défiance vis-à-vis de la compétence est à rapprocher de celui du tyran qui, chez Platon, se débarrasse de tous ceux qui pourraient lui résister (voir note 111, p. 34). Une telle défiance serait symptomatique du détournement de l’institution, puisqu’elle apparaîtrait désormais régie comme la propriété de l’un de ses membres.

III

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 192-196)