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Situation des ouvriers

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 117-124)

Les socialistes s’intéressent en priorité à la condition des plus défavorisés, donc des ouvriers. Mais, précisément, comment situer ces derniers par rapport au socialisme et à la République ? Se rallient-ils facilement aux thèses socialistes ?

436 Rappelons qu’il existe chez Platon une science du bonheur, identifiée par Nietzsche (« Raison = vertu =

bonheur », voir note 132, p. 38), et s’inscrivant dans une conjonction des Biens (cf. l’Alcibiade majeur (113d- 116e) et le Gorgias (467c-479e), déjà cités note 121, p. 36).

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Lois, 875b-c.

438 Ce qui passe par l’égalité et permet de souligner la proximité avec le socialisme. Mais il s’agit chez Platon

d’une égalité géométrique, alors que le socialisme visera une égalité arithmétique.

439 Contrairement à une appréciation courante, selon laquelle l’URSS n’aurait été qu’une « dérive » ou une

« caricature » du projet communiste initial, nous pourrions envisager que tout discours collectiviste contiendrait en germe son totalitarisme. En effet, son application supposerait de répartir les membres de la collectivité et de leur attribuer des fonctions permettant à la machinerie sociale de fonctionner et de produire ce que nous attendons d’elle, bref de les réduire au rang de rouages. Or, qu’en serait-il, dans les faits, de l’adhésion des individus ? S’ils n’adhéraient pas, ne conviendrait-il pas de les rééduquer, afin qu’ils se rendent compte du bien- fondé du projet auquel ils seraient sommés de participer ? Pour le dire autrement, une telle organisation, du moment qu’elle relèguerait le libre choix et les singularités au second plan, impliquerait l’asservissement de l’individu à l’Etat, et par conséquent la répression de tout comportement individuel déviant.

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Orientations bibliographiques :

Abendroth (Wolfgang). Histoire du mouvement ouvrier en Europe. Paris, La Découverte, 2002. Laroulandie (Fabrice). Les Ouvriers de Paris au XIXe siècle. Paris, Christian, 1998.

Noiriel (Gérard). Les Ouvriers dans la société française. Paris, Seuil, 2002. Weil (Simone). La Condition ouvrière. Paris, Gallimard, 1951.

Dans Les Débuts de la Troisième République441, Jean-Marie Mayeur souligne que, alors que les républicains sont en train de conquérir le pouvoir face aux conservateurs dans les années 1870-1880, les ouvriers les soutiennent généralement sans pour autant représenter une force déterminante :

« Dans le bloc républicain, les ouvriers ne constituent qu’une force d’appoint. D’autre part les républicains ne leur portent pas l’intérêt privilégié qu’ils accordent aux paysans ou aux classes moyennes. Cette situation reflète la réalité d’une France où le prolétariat de la grande industrie reste très minoritaire. Elle tient aussi à la situation du mouvement ouvrier après la défaite de la Commune. »442

Ils contribuent néanmoins à la victoire républicaine et à l’installation de la Troisième République en se rangeant du côté du changement de régime443 plutôt que de celui des partisans d’une restauration :

« […] entre un conservateur et un républicain modéré444, les ouvriers votent pour le second. Le cas n’est pas rare d’ouvriers qui votent pour leur patron s’il est acquis à la cause républicaine. »445

Comment expliquer un tel ralliement de l’ouvrier au républicain, alors même que ce dernier se préoccupe peut-être moins de la question sociale que le monarchiste ? C’est que le clivage ne tourne pas autour d’elle mais de la question idéologique (en particulier le combat anticlérical), qui transcende les luttes de classes :

« […] Qu’est-ce à dire, sinon que les préférences idéologiques l’emportent sur les antagonismes sociaux, que la puissance du mythe de la République est déterminante à Belleville ou à la Guillotière ? Confondus dans ce peuple urbain, dont ils partagent les aspirations, les ouvriers mettent leur espoir dans la République. Le souvenir de la Révolution française, ennemie des “gros”, des nobles et des prêtres, compte infiniment plus que les réflexions totalement inconnues de Marx sur le rôle d’un parti ouvrier. »446

Cependant, nous aurions probablement tort de séparer définitivement les questions sociale et idéologique. Il existe entre elles un rapport que nous pourrions qualifier d’« indirect ».

En effet, la religion elle-même constituerait un appui non négligeable pour certains patrons, puisqu’elle leur fournirait un moyen de persuader le prolétaire qu’il devrait se contenter de son sort. Selon le pressentiment de Chateaubriand, ou plus tard l’analyse d’Albert de Mun, le pauvre ne pourrait plus supporter l’inégalité des conditions à partir du moment où la laïcisation de l’Etat ne lui donnerait plus à espérer autre chose que des biens

441 Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, pp. 48-54. 442 Ibid, p. 52.

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Certes, la Troisième République succède au Second Empire, mais nous pouvons l’admettre comme l’aboutissement d’un processus de rupture avec l’Ancien Régime beaucoup plus vaste, et qui commence près d’un siècle plus tôt avec la Révolution.

444 Lorsqu’ils le peuvent, ils se tournent en revanche vers le radical, plus proche d’eux :

« […] il [le programme social des radicaux] se distingue de celui du reste du parti républicain par son ton égalitaire, par l’appel à une réforme de l’impôt, qui facilite, comme l’écrit Clemenceau, candidat dans le dix- huitième arrondissement en 1876, l’amélioration du sort du plus grand nombre. », précise Jean-Marie Mayeur (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 53).

445 Ibid. 446

matériels. Or, si nous la renversons, une telle proposition suggère que l’acceptation des inégalités dans l’Ancien Régime reposait sur un sentiment religieux consacrant « l’ordre des choses ». Alors qu’il conserve à la fin du dix-neuvième siècle une influence prépondérante sur de nombreuses couches de la population, et que la République demeure balbutiante, le catholicisme pourrait donc servir à justifier de nouvelles formes de dépendance : le salarié devrait obéissance au propriétaire des moyens de production, et ne saurait revendiquer un nivellement de leurs statuts respectifs. La lutte pour les droits sociaux d’une part, et le progrès dans l’émancipation individuelle d’autre part, se rejoindraient au bout du compte, puisqu’ils participeraient tous deux à l’affranchissement que vise la république.

Dans une telle perspective, la première n’impliquerait pas de passage obligé par les systèmes socialistes, qui par leur archaïsme se révèleraient du reste liberticides pour la seconde. C’est pourquoi l’ouvrier, non seulement ne se tournerait pas vers des constructions lui paraissant utopiques et lointaines, mais préfèrerait accorder sa confiance à un régime républicain qui, lui, serait en train de se mettre en place sous ses yeux. La République n’entend pas se convertir au socialisme pour traiter la question sociale ; ce qui ne signifie aucunement qu’elle n’y apporte pas de solution du tout. Si elle ne saurait établir l’égalité des fortunes, elle offre en revanche, par le biais de l’égalité d’accès à l’instruction, la possibilité447 d’une promotion sociale bien réelle. La défense de la propriété, à cet égard, ne consisterait pas tant pour le travailleur dans une allégeance consentie au propriétaire que dans l’espoir d’en jouir à son tour448.

L’ouvrier serait prêt à adhérer à la République du moment qu’elle tiendrait ses promesses, pour lui-même et pour ses enfants. Il risquerait en revanche de s’en détourner si elle se bornait à reproduire les inégalités sociales. L’une des forces du socialisme, dans une telle optique, sera de suppléer à l’espérance religieuse en lui substituant l’espérance révolutionnaire : il y aura par exemple un véritable messianisme dans l’attitude des guesdistes qui, fidèles à la pensée de Marx, annonceront la fin prochaine du capitalisme, des inégalités de fortune, et l’avènement d’une société sans classes449

.

Il conviendrait par ailleurs de nuancer le tableau qui représenterait l’ouvrier en train d’arborer un drapeau tricolore. Certes, quand il voit le détenteur du capital collaborer avec le représentant de l’Eglise450, nous pouvons concevoir l’anticléricalisme qui va le

447 Davantage qu’un réducteur d’incertitude (définition essentiellement négative), le libéralisme permet une

définition positive de l’Etat, en tant qu’initiateur de possibles.

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La réponse apportée par le modèle républicain français à la question sociale se révèle ici pleinement libérale. Seul le respect de la propriété assurerait à l’individu l’affranchissement, alors que son abolition en vue de la réalisation de l’égalité des conditions le condamnerait à l’esclavage. Chateaubriand a également pressenti l’espérance d’accession à une propriété illimitée comme alternative au socialisme en l’absence d’espérance religieuse :

« […] L’infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l’homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d’arriver à tout, sans l’idée de vivre éternellement, néant partout : sans la propriété individuelle, nul n’est affranchi ; quiconque n’a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu’il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d’une propriété commune. […] La propriété héréditaire et inviolable est notre défense personnelle ; la propriété n’est autre chose que la liberté. L’égalité absolue, qui présuppose la soumission complète à cette égalité, reproduirait la plus dure servitude : elle ferait de l’individu humain une bête de somme soumise à l’action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier. » (Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, 1973, vol. III, pp. 723-724.)

449 Le « grand soir », en somme, ne serait rien d’autre que la foi, qui aurait du reste remplacé l’« opium du

peuple », dans l’instauration subite d’un bonheur collectif ici-bas. Une telle espérance serait susceptible de gagner des « adeptes » à chaque défaillance républicaine.

450 Jean-Marie Mayeur s’intéresse notamment au secteur de la mine :

« Les compagnies [minières] apportent une aide considérable à l’Eglise : elles construisent des édifices du culte, des écoles confessionnelles. On comprend qu’aux yeux des mineurs, la lutte contre le cléricalisme et celle

rapprocher du républicain. Toutefois, nous dit Jean-Marie Mayeur, il n’est pas rare que sa voix, dans « le monde clos de la petite ville »451, aille au conservateur, y compris lorsqu’il s’agit de son propre patron. Comment expliquer une telle convergence au moment du scrutin, alors que les divergences d’intérêts entre l’employé et son employeur devraient amener le premier à voter pour l’adversaire du second452

? Peut-être faut-il, une fois de plus, chercher la réponse dans l’un des pressentiments de Chateaubriand : c’est l’instruction qui permettrait la révolte453. Or, « l’impossibilité d’accéder à la culture »454 est l’une des caractéristiques de la condition ouvrière455.

L’adhésion aux thèses développées par les socialistes supposerait la possession du vocabulaire servant à analyser les inégalités de classes, et la maîtrise des repères historiques et philosophiques permettant de comprendre une théorie de l’Etat. Saisir en quoi le libéralisme économique contribuerait à l’accroissement de telles inégalités, par exemple, impliquerait de connaître la signification du terme de « libéralisme » proprement dit, et de percevoir les étapes d’un enchaînement de propositions édifiées autour de lui.

C’est uniquement avec de tels pré-requis qu’il deviendrait envisageable de critiquer un modèle de société, et éventuellement d’adhérer à un projet politique alternatif. Aussi ne suffirait-il pas de stigmatiser les excès du capitalisme ; encore faudrait-il pouvoir le faire dans une langue intelligible de tous et pratiquée par tous. Ce qui nécessiterait une égalité d’instruction456

partagée par l’ensemble des membres du corps social, y compris ceux qui évolueraient dans les couches les plus défavorisées de la population. Mais le déficit culturel inhérent à la verità effetuale de ces dernières, en réalité, aggraverait la marginalisation de l’ouvrier sur ce plan-là aussi. Il pourrait dès lors fort bien ne pas partager la culture politique du lecteur de Marx ou de Proudhon qui prétendrait le défendre, et préférer s’en remettre au paternalisme d’un patron qui lui semblerait finalement plus proche.

Il convient de prendre la mesure de la fracture culturelle qui pourrait séparer le leader de tel parti autoproclamé « des travailleurs » ou « des ouvriers » du travailleur ou de l’ouvrier lui-même, ainsi que de ses conséquences. Pour le second, qui ne comprendrait pas forcément les théories dont il serait néanmoins l’objet, le premier, qui tenterait de les promouvoir, se révèlerait inaudible. Nous pourrions du reste imaginer qu’il arrive au prolétaire d’éprouver un mépris, voire une haine, envers l’« intellectuel » dans lequel il ne reconnaîtrait pas un semblable, mais plutôt une sorte de privilégié appartenant à une « caste » à laquelle il n’aurait pas accès. Une telle fracture entretiendrait des clivages spécifiques au

contre le patronat soient allées de pair. », écrit-il (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 67).

451 Ibid, p. 68.

Il est en l’occurrence question du Creusot.

452 « […] devant les conditions de travail de “ces milliers d’êtres palpitant aux gueules des fournaises,…

fronts mouillés, paupières rougies, cils brûlés”, le journaliste [Jules Huret, qui enquête sur le site] s’étonne de l’absence de révolte. » (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 68).

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« […] Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possèdera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer. » (Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, 1973, vol. III, p. 715).

L’impératif auquel aboutit le mémorialiste peut être lu de deux manières : ou bien il annonce la répression contre le mouvement ouvrier, telle qu’elle sera notamment pratiquée sous la Troisième République, ou bien il annonce la société de consommation qui, à partir des Trente Glorieuses, ne concevra plus la pauvreté comme admissible, puisque même le plus modeste y aura sa part. Dans le premier cas, on forcerait le pauvre à la docilité, dans le second on la lui achèterait.

454 Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 70.

455 Avec l’insécurité, l’absence de perspectives et l’impossibilité d’économiser une partie du salaire (Ibid). 456

monde ouvrier457, et elle entraînerait une versatilité de l’opinion qui en émanerait, ballottée au gré des circonstances, des espoirs et des déconvenues458.

Dans les premières années du vingtième siècle, Millerand459 déçoit les attentes du monde ouvrier et le pousse vers le syndicalisme révolutionnaire. Madeleine Rebérioux l’évoque longuement :

« […] la participation socialiste suscite pour quelque temps “une attitude triomphante dans les masses laborieuses” qui espèrent avoir trouvé dans l’Etat un défenseur en cas de grève et un protecteur grâce aux lois sociales qu’un gouvernement favorable peut promouvoir. Le recul des guesdistes chez les salariés correspond largement à ce courant. Pourtant le millerandisme débouche sur un échec qui va peser sur la suite de l’histoire ouvrière française. La seule “loi sociale” de ce long ministère, promulguée le 30 septembre 1900, aboutit dans l’immédiat à allonger d’une heure la durée de la journée de travail des enfants : les avantages de la loi du 2 novembre 1892 - étendus il est vrai à toute la population adulte des ateliers mixtes - ne se retrouverons - théoriquement - qu’en 1904. Aux élections de 1902, Millerand n’est réélu député de Paris qu’au second tour et d’extrême justesse, et Combes le remplace par un radical bon teint, Georges Trouillot, spécialiste de l’anticléricalisme : il se résoudra de bonne grâce à une politique beaucoup plus traditionnelle et Millerand pourra se donner le luxe de protester, en mars 1904, contre l’abandon de son programme social au profit de la chasse aux congrégations. »460

Un peu plus tard, Clemenceau creuse l’écart existant entre la République, en particulier dans sa version radicale461, et la mouvance socialiste. D’abord sur le plan théorique, en s’opposant à Jaurès :

« […] c’est Clemenceau qui, toujours jeune, a donné la réplique à Jaurès, opposant “le réalisme” à “l’utopie”, l’homme qu’il faut réformer à la société qu’il faut transformer, l’individualisme au collectivisme. »462

Alors qu’il s’agit encore de faire face aux prétentions de restauration monarchiste, Clemenceau s’inscrit dans une tradition individualiste et libérale, et affirme à cet égard sa

457

« Les compagnons employés dans une toute petite entreprise artisanale ou les petits artisans à leur compte, cordonnier, ébéniste, tailleur, n’ont pas le minimum d’indépendance économique qui fonde l’appartenance aux classes moyennes. Ils constituent souvent une élite. Certes tous, loin de là, n’atteignent pas à la condition enviable de l’ébéniste du faubourg Saint-Antoine décrit par une monographie de 1891, qui gagne près de 8 francs par jour, va au café-concert, au théâtre. Mais ils participent d’une tradition de culture ouvrière. Ce sont eux qui revendiquent avec le plus de vigueur en faveur de l’instruction obligatoire et laïque […]. » (Jean-Marie Mayeur, Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 69.)

458 Le clivage idéologique, autour de la laïcité, ainsi que le clivage fondé sur la question sociale, sont souvent

analysés par l’historien. Il convient également d’inclure dans toute réflexion concernant la République, et notamment les crises qu’elle traverse, un clivage d’un autre ordre encore, peut-être plus profondément ancré et pourtant plus diffus et moins visible de prime abord, à savoir la fracture culturelle. Ce dernier élément se révèle être d’une importance cruciale, dans la mesure où il permet de comprendre pourquoi les classes populaires peuvent non seulement se détourner des républicains, mais encore des socialistes vers lesquels nous nous attendrions à les voir aller naturellement, pour finalement servir de terreau à des mouvances populistes.

459 Avocat, journaliste et socialiste, qui entre dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en 1899, et qui y

participe jusqu’en 1902. Bien qu’il ne soit pas mandaté par son parti, il est d’abord soutenu par Jaurès, et suscite beaucoup d’espoir dans les classes populaires.

460 La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, p. 78.

461 Insistons sur le fait que le véritable enjeu, pour les radicaux, ne tourne pas autour de la question sociale,

mais réside dans la laïcité.

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profonde modernité. Il met en avant les libertés individuelles463, et l’affranchissement tel qu’il le conçoit renvoie non pas tant à une organisation collective qu’à un état à réaliser dans chacun des membres de l’Etat. L’éloignement du socialisme va par la suite se révéler dans l’action, avec l’exercice du pouvoir. Il réprime effectivement durement les mouvements ouvriers : plusieurs conflits sociaux se soldent par des morts464. Tandis que la lutte anticléricale semble achevée avec la loi de 1905, c’est un nouveau clivage qui fait son apparition entre, d’une part, une République garante de l’ordre et s’appuyant pour ce faire sur une institution policière forte, et, d’autre part, les aspirations des couches laborieuses :

« La pratique clemenciste va organiser une rupture haineuse entre le gouvernement radical et la classe ouvrière […]. »465

Déçus par l’insuffisance des mesures sociales prises par les républicains, les ouvriers peuvent se tourner vers les socialistes et rompre avec les principes fondateurs de la modernité républicaine en adhérant à des théories qui voient la collectivité, ou la classe sociale, primer l’individu.

Une partie de la classe ouvrière se désolidarisera ainsi de Dreyfus au prétexte qu’il s’agira d’un représentant du capital pris dans « une affaire interne à la bourgeoisie »466

. C’est à cet égard que l’Affaire peut être admise comme un acte fondateur de la République : elle permet de fixer les valeurs républicaines en les identifiant à un modèle profondément individualiste mettant en avant les droits de la personne. D’où l’appel de Jaurès, manifestant son attachement à la République au travers de sa prise de position en faveur du capitaine, contrairement à certains de ses « camarades », aux ouvriers à ne pas « s’enfuir hors de l’humanité »467

.

La classe ouvrière peut également se révéler déçue par le socialisme, notamment lorsque, entrant dans le jeu républicain de la démocratie représentative, ce dernier renonce à changer brutalement la société468 et s’engage sur la voie de la réforme. Le socialisme, ainsi

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