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Le point de non retour libéral

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 132-137)

Nous avons vu que le libéralisme se conjuguait initialement avec les Lumières dans une entreprise d’émancipation individuelle, et que la République pouvait être considérée comme une tentative de mise en oeuvre d’un tel projet. Dans une telle optique, il entrerait en contradiction avec les valeurs républicaines lorsque, paradoxalement, il dériverait vers une aliénation de l’individu ; c’est-à-dire lorsqu’il cesserait d’être pleinement et authentiquement libéral, et qu’il en viendrait à trahir ses principes fondateurs. Dans sa dimension économique, il risquerait de cette manière d’entraîner un rapport de dépendance entre le propriétaire des moyens de production et le salarié qui lui serait soumis, à moins que des garde-fous494 soient prévus pour réguler les activités liées au monde du travail.

Or, en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il existe une école libérale, couramment distinguée sous l’appellation de « néolibéralisme », qui tend à faire de l’autorégulation du marché la pierre angulaire de tout projet de société, quitte à perdre de vue l’émancipation individuelle proprement dite, qui nécessiterait pourtant le recours à la puissance législative. En effet, elle préconise la réduction de l’intervention de l’Etat pour lui substituer des logiques marchandes considérées comme les moteurs exclusifs de la croissance et de la prospérité. Cependant, le néolibéralisme - ou ultralibéralisme économique - se traduirait par une liberté presque totale consentie à l’employeur vis-à-vis de l’employé, qu’il pourrait licencier sans conditions ou exploiter sans entraves495. En d’autres termes, il aboutirait de fait à une dérégulation du lien social qui verrait le détenteur du capital occuper une position de force lui permettant d’asservir l’autre496. L’entreprise, cette fois, ne

s’apparenterait plus tant à un lieu de création de richesses qu’à une négation de l’affranchissement promis à l’individu par la modernité républicaine.

494 La loi assurerait alors entre eux une médiation qui garantirait le caractère équitable de l’échange.

495 Puisque la loi ne viendrait pas limiter son pouvoir. A l’absolutisme royal d’Ancien Régime succéderait de

cette façon un absolutisme économique tout aussi négateur des principes mêmes de la république, qui sont le gouvernement par la loi et la préservation de l’arbitraire.

496

Le néolibéralisme ne justifie pas ouvertement une telle aliénation, puisqu’il repose sur la fiction d’un contrat librement établi entre les différents acteurs du marché (patrons et salariés), dans lequel chacun trouverait son compte. Il occulte en revanche le fait qu’un tel contrat ne saurait être équitable entre celui qui possède un capital et celui qui ne dispose que de sa seule force de travail, et qu’il débouchera probablement sur une relation de dominant à dominé entre le premier et le second.

Friedrich von Hayek est l’un des fondateurs de l’école néolibérale. Dans son œuvre la plus importante, La Route de la servitude 497

, il assimile toute forme d’interventionnisme dans l’économie au socialisme, et la rejette comme faisant le lit du totalitarisme. Pour lui, admettre que l’Etat puisse intervenir dans le cadre d’activités non régaliennes, voire les planifier, équivaudrait à accepter son contrôle sur les individus, et par suite leur assujettissement. Il ne conçoit pas la possibilité de dissocier les questions économiques des questions politiques, et il présuppose qu’il n’existe pas de « juste milieu »498

où les mesures sociales fixées par le législateur réguleraient l’organisation de la production tout en préservant les libertés individuelles499.

C’est que, pour l’économiste britannique, la liberté de l’individu se définit essentiellement par la possibilité qu’il a de choisir. Il devrait pouvoir exprimer sa préférence pour une chose afin de la désigner comme un bien qu’il souhaiterait obtenir. Or, la sélection d’un objet procèderait alors de la singularité du sujet qui l’effectuerait, puisqu’être choisi induirait d’être aimé ou désiré, et de se voir attribuer une importance en fonction de critères retenus par l’agent lui-même. Mais dans un système interventionniste ou planificateur, la valeur d’une chose serait en revanche fixée par l’Etat. Quelques soient les modalités du processus de décision mis en œuvre, nous assisterions par conséquent à une désingularisation du choix, ce dernier échappant à l’individu et devenant tributaire d’une autorité qui le transcenderait :

« Le planisme économique ne soulève pas la question de savoir si nous sommes capables de satisfaire à nos besoins plus ou moins importants de la façon dont nous l’entendons. Il s’agit plutôt de savoir qui doit décider ce qui est plus et ce qui est moins important pour nous. […] En fait, l’individu n’aurait plus la possibilité de décider par lui- même lesquels de ses besoins sont subsidiaires. »500

Nous pourrions néanmoins opposer à un tel raisonnement l’objection suivante : l’intervention de l’Etat ne porterait que sur des biens intéressant la communauté tout entière, et destinés à satisfaire les besoins fondamentaux de chacun de ses membres. Aussi leur création, leur gestion et leur distribution relèveraient-elles de la res publica, et non pas de l’individualité ; ce qui, toutefois, n’excluerait nullement l’existence d’autres biens appartenant à la sphère privée, et sur lesquels le gouvernement ne disposerait d’aucun droit de regard. Contre une telle distinction, Hayek tente de montrer qu’en réalité toute activité individuelle se trouve de près ou de loin liée à des activités économiques, et que leur contrôle par le politique impliquerait nécessairement celui de toutes les singularités :

497

Hayek (Friedrich von). La Route de la servitude. Paris, PUF, 1986.

498 « […] Il [Hayek] a la plus grande peine à concevoir, plus encore à accepter l’ambivalence d’un

développement social, par exemple de celui qui a simultanément, et inséparablement, assuré l’émancipation de l’individu et la montée en puissance de l’Etat. Parce que, de ces deux aspects d’un même processus, l’un lui agrée et l’autre le repousse, il les conçoit comme extérieurs et ennemis. […] » (Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 762-763.)

Une telle radicalité dans l’alternative qu’il propose (l’ultralibéralisme ou le totalitarisme) peut s’expliquer par le contexte historique lors de la première publication de La Route de la servitude (1944). Ecrit à la fin de l’année 1943, l’ouvrage voit l’auteur rejeter les totalitarismes nazi et soviétique dans un même élan, et assimiler l’Etat à un appareil inévitablement totalitaire.

Autres ouvrages :

Hayek (Friedrich von). Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique. Paris, PUF, 1980. 3 vol.

Hayek (Friedrich von). La Constitution de la liberté. Paris, Litec, 1994.

499 Hayek dénonce donc une incompatibilité là où l’individualisme républicain voit une complémentarité,

puisque la loi serait précisément l’une des conditions de l’émancipation des membres de la Cité.

500

« […] Celui qui contrôle toute l’activité économique contrôle en même temps tous les moyens de réalisation destinés à toutes les fins imaginables ; c’est lui qui décidera, en dernière instance, lesquelles choisir ou écarter. C’est là le point crucial. […] Quiconque a le contrôle exclusif de ces moyens est à même de décider quels sont les résultats qu’on doit rechercher, d’établir une hiérarchie des valeurs, en un mot, c’est lui qui déterminera quelles croyances et quelles ambitions sont admissibles. […] », soutient-il501

.

A l’appui de cette thèse, il observe que, dans le cadre d’un système planifié, un individu ne saurait entreprendre la carrière de son choix, alors que la libre concurrence lui en offrirait au contraire l’opportunité en lui permettant, s’il le souhaitait et s’il y travaillait, de se porter candidat à un poste et de parvenir à l’occuper. Il pourrait même y révéler des qualités qui, parce qu’elles ne lui étaient pas reconnues à l’origine, n’auraient pas pu être anticipées et prises en compte par le gestionnaire. Le marché apparaîtrait dès lors comme le lieu de l’épanouissement personnel et de l’extension des possibles, tandis que la prise en charge étatique de l’activité professionnelle équivaudrait à une limitation du potentiel individuel. Avec le plan, un agent en serait réduit à pourvoir l’emploi prévu pour lui par une instance supérieure, sans que ne soit intégré dans le processus son « ardent désir ». Or, une grande partie de son existence étant consacrée au travail, c’est finalement sa vie elle-même qui se trouverait conditionnée par une série de décisions politiques.

En tant que consommateur, l’individu serait également amené à se procurer et à utiliser des biens qui, tous, à un moment ou à un autre, proviendraient de chaînes de production contrôlées par le gouvernement. Aussi l’achat d’un produit, lui non plus, ne procèderait-il pas d’un libre consentement mais demeurerait tributaire des objectifs fixés en amont par les autorités. Ces dernières détermineraient toujours ce qui serait disponible et ce qui ne le serait pas :

« Ce n’est pas notre goût, mais celui de quelqu’un d’autre qui y décidera de nos préférences et déterminera ce que nous pouvons acquérir ou non. »502

L’intervention de l’Etat dans les affaires économiques aboutirait forcément à la confiscation des singularités et à la mise en place d’un totalitarisme. A l’instar de Hayek, l’économiste français Pascal Salin503

dénonce la notion d’intérêt général, qui renvoie au bien

commun, comme une fiction, et met en avant la défense de l’initiative individuelle dans le

cadre d’un marché affranchi de tout interventionnisme :

« […] la notion d’“intérêt général”, en revanche, auquel les droits d’un individu pourraient être sacrifiés, est un concept sans signification dont se sert celui qui prétend vouloir en formuler le contenu pour imposer aux autres son propre système de valeurs. Or, seuls les hommes eux-mêmes peuvent juger des valeurs qui les concernent […]. », écrit-il504

Et d’ajouter :

501

Ibid.

502 In Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 783. 503 Salin (Pascal). L’Arbitraire fiscal. Paris, Robert Laffont, 1985.

Salin (Pascal). Libéralisme. Paris, Odile Jacob, 2000.

504

« Les choses n’ont de valeur qu’en fonction des projets individuels qu’elles permettent de réaliser et dont elles sont issues, et elles n’ont de valeur que pour les individus qui les formulent. »505

La négation de l’intérêt général proprement dit, ici, revient à rejeter la res publica elle-même. Sans doute est-ce d’abord en ce sens que le néolibéralisme, à la différence du libéralisme, se révèle foncièrement antirépublicain. Si le second admet le rôle de l’Etat, au travers de l’action du législateur, en tant que régulateur des rapports sociaux en vue de la réalisation d’un projet individualiste, le premier considère effectivement la moindre référence à un but collectif comme attentatoire à la liberté individuelle506. Les représentants de cette école, qui semblent définitivement marqués par les dérives totalitaires du vingtième siècle, affirment systématiquement l’incompatibilité de la collectivité et de la singularité, l’une devant exclure l’autre, sans envisager que la préservation du lien civique puisse être l’une des conditions de l’autonomie du sujet. D’où une sorte de jusqu’auboutisme antitotalitaire qui se traduit par la promotion d’une libéralisation à outrance :

« Pour les nouveaux libéraux qui, au départ, ont une formation d’économistes, il n’y a pas de milieu : tout ce qui entrave le libéralisme économique conduit inévitablement au totalitarisme, d’où chez certains une remise en cause de la notion d’intérêt général et, d’une certaine façon, de l’Etat. La liberté qu’ils prônent est en fait un individualisme exacerbé entraînant une dissolution de tout lien social. », écrit Michel Branciard507.

Le seul lien validé par les néolibéraux serait le marché, considéré comme l’unique mode d’échanges satisfaisant entre les individus, dont les actions s’y trouveraient spontanément coordonnées. En effet, poursuivre un but particulier exige l’examen et la prise en compte de tous les éléments qui le rendent atteignable. Or, nous dit Hayek, le plan qui émane du sommet de l’Etat ne remplacerait en aucun cas la multitude des connaissances disséminées parmi les membres du corps social. Il s’agirait de laisser chacun conduire ses propres affaires en fonction de ce qu’il saurait, plutôt que de les confier à un responsable qui, du fait de son éloignement, serait dans l’incapacité de saisir les enjeux d’une situation donnée et de la traiter. L’efficacité dans la diffusion de l’information constitue l’un des points clefs de sa réflexion :

« […] Il s’agit plutôt d’assurer la meilleure utilisation des ressources connues par n’importe lequel des membres de la société, pour des fins dont l’importance relative n’est connue que de ces individus. Ou bien, pour être bref, il s’agit d’utiliser un savoir qui n’est donné à personne dans sa totalité. »508

Et, plus loin :

505

Ibid.

506 « On est loin du libéralisme de Benjamin Constant qui estime que la suprématie de la volonté générale sur

toute volonté particulière, ne peut être contestée comme principe de toute autorité politique légitime. », souligne Michel Branciard (Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 81).

Pour le dire autrement, le libéralisme intègre initialement la souveraineté populaire, et il s’articule à cet égard avec l’héritage des Lumières et le projet républicain.

507 Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 80.

508 Friedrich von Hayek, L’Utilisation du savoir dans la société, in American Economic Review XXXV, n° 4,

septembre 1945. Traduction de Claire Beauvillard, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 765.

« […] Au regard de ceci, chaque individu ou presque détient un avantage sur tous les autres, car il possède une information unique dont il pourra tirer parti, mais dont il ne pourra se servir que si les décisions qui en dépendent sont prises par lui ou avec sa coopération active. »509

La faiblesse de cette thèse, toutefois, reste de présupposer une sorte d’égalité entre les individus qui évolueraient dans le marché : ils pourraient tous défendre équitablement leurs intérêts, et leurs chances seraient équivalentes. Contre un tel optimisme, nous ne pouvons pourtant pas ne pas soulever les questions suivantes :

Tous les individus sont-ils égaux devant la diffusion de l’information ?, Si tel n’est pas le cas, qui en profite réellement ?, Le « laisser faire » ne se traduit-il pas par un simple renforcement des relations de dépendance déjà existantes ?.

Il est probable que le modèle néolibéral, au lieu d’affranchir le sujet de toute contrainte510, et en particulier d’un risque d’oppression de type totalitaire, ne fasse au bout du compte que favoriser l’émergence d’autres aliénations511

. Celle du travailleur soumis à l’arbitraire du patron, bien sûr ; mais aussi celle du consommateur dont le comportement pourrait se révéler tributaire de normes imposées par un marketing visant l’écoulement d’une production, dans le cadre d’une logique marchande. Le choix de l’agent, s’il ne serait pas dicté par l’Etat, ne serait alors que celui du publicitaire512

.

Dans une telle perspective, le libéralisme aurait atteint son point de non retour. Il contredirait la promesse d’une émancipation individuelle et serait à ranger au nombre des ennemis de la République.

509 Ibid, pp. 767-768.

510 Hayek définit la liberté qu’il faut atteindre comme une absence de contraintes. Il en déduit notamment :

« Puisque la contrainte est le contrôle par un individu des données essentielles de l’action d’un autre individu, on ne peut l’empêcher qu’en garantissant à ce dernier une sphère privée où il soit protégé contre une telle interférence. » (cité dans Raymond Aron, La Définition libérale de la liberté, in Archives européennes de sociologie, 1961, repris dans Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 833-854.)

511 « Les néolibéraux qui ne se posent absolument pas la question du pouvoir exercé dans l’entreprise sur les

travailleurs, dans la mesure où ils en restent à la fiction du contrat individuel entre égaux, sont par contre obnubilés par le pouvoir que pourrait exercer ceux qui disposent du pouvoir politique […]. », note à juste titre Michel Branciard (Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 87).

512

« […] Je Suis Partout. Vous ne m’échapperez pas. Où que vous posiez les yeux, trône ma publicité. Je vous interdis de vous ennuyer. Je vous empêche de penser. Le terrorisme de la nouveauté me sert à vendre du vide. […] Je décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien. Je caste les mannequins qui vous feront bander dans six mois. A force de les placarder, vous les baptisez top-models ; mes jeunes filles traumatiseront toute femme qui a plus de 14 ans. Vous idolâtrez mes choix. […] » (Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, p. 21.)

CHAPITRE II

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 132-137)