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Les labyrinthes du pouvoir

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 183-187)

La République consiste dans un projet d’affranchissement de l’individu par la raison, qui seule lui permettrait d’accéder à l’autonomie. A cet égard, la question de sa conservation renvoie aux moyens à mettre en œuvre pour la protéger des maux qui pourraient faire obstacle à la poursuite du programme libéral. Cependant, l’ennemi surgirait-il forcément de l’extérieur ? Et si les points d’appui de l’idée républicaine recelaient en eux-mêmes ce qui viendrait les fragiliser ? C’est qu’ils pourraient contenir les germes de l’asservissement.

Tout gouvernement serait par nature aliénatoire, parce qu’aucun gouvernement n’envisagerait sérieusement le contrôle de son action par le gouverné. Pour Alain Dewerpe, la distinction entre insiders et outsiders, ainsi que le rapport de dominants à dominés qu’elle implique, valent pour les régimes occidentaux contemporains :

« Si l’aire des organisations secrètes se réduit avec l’affirmation des démocraties représentatives et libérales, la bonne politique se fait pourtant toujours dans le secret. Plus l’enjeu sera grand, plus le secret sera nécessaire. », écrit-il668

.

Le secret, dans une telle optique, ne serait pas l’exception mais la règle. Il ne trahirait nullement un dysfonctionnement nuisible à la distribution des pouvoirs, puisqu’il resterait l’un des attributs de la gouvernance :

668

« […] Le contrôle démocratique ne s’exerce donc que sur les aspects secondaires du jeu politique, celui qui est ouvert et public - tant dans le processus de décision, toujours opaque, que sur la ligne politique réellement suivie, souvent obscure. »669

Certes, le peuple peut être régulièrement consulté, et les problèmes sur lesquels il est amené à se prononcer peuvent faire l’objet de débats publics largement relayés par les différents canaux d’information. Mais les sujets qui bénéficient d’un traitement médiatique reflètent-ils véritablement l’essentiel des enjeux politiques ? Nous pourrions imaginer que l’initié670

soit en mesure de sélectionner les faits portés à la connaissance du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur671

; soit par connivence (il entretiendrait des relations privilégiées avec les propriétaires des principaux organes de presse et des grands groupes audiovisuels) ; soit par contrainte (il profiterait de sa position pour exercer des pressions à leur encontre) ; soit par manipulation (ses conseillers en communications lui indiqueraient la meilleure forme à donner à une proposition afin d’obtenir l’effet escompté sur le récepteur). Il tiendrait certains documents hors de portée du citoyen, et un tel filtrage renforcerait son emprise sur la société :

« […] L’accès inégal au savoir politique est dès lors lui-même le produit d’une construction politique qui assure la régulation du flux d’information en en limitant, voire en en interdisant l’accès. »672

D’où l’importance non seulement de la rhétorique673, mais encore de l’habileté à

« créer l’évènement ». En produisant de la visibilité dans les médias, y compris sur des faits

669 Ibid.

670 Dont la figure se retrouverait de toute façon dans les différentes couches de la société. Par son

appropriation des pouvoirs distribués selon un mode labyrinthique, il disposerait toujours d’un avantage considérable sur le non initié. Une situation d’ailleurs prise en compte, et condamnée, par la législateur, qui prévoit la sanction du « délit d’initié » :

« Toute personne qui, à l’occasion de sa profession ou de sa fonction, ayant reçu des informations privilégiées sur les perspectives ou la situation d’un émetteur de titres, aura réalisé ou sciemment permis de réaliser une ou plusieurs opérations avant que le public n’ait eu connaissance de ces informations. » (Loi du 2 août 1989.)

Cependant, dans les faits, bien des cas qui ne tombent pas sous le coup de la loi pourraient, s’ils étaient considérés de plus près, être apparentés à un tel délit. Officiellement, le système éducatif est ainsi un service public censé assurer à tous, comme nous l’avons vu, l’égalité des chances. Mais officieusement, il s’apparente davantage à un « marché » de l’éducation dans lequel certains parents, de par leur statut social, savent dans quels établissements « placer » leurs enfants afin de leur permettre de s’engager sur la « voie royale », tandis que d’autres, issus d’un milieu plus modeste, ignorent jusqu’à l’existence des « grandes écoles » et se trouvent par conséquent dans l’impossibilité de relayer les informations qui permettraient de bouleverser une orientation consistant généralement dans une reproduction des inégalités sociales. Pour le dire autrement, ces dernières se maintiennent au moyen, précisément, d’une multitude de « délits d’initiés ».

D’où la question écrite adressée au ministre de l’Education nationale par Simon Renucci, député de la Corse- du-Sud, et rédigée en ces termes :

« La réalité éducative favorise pour l’heure les élèves issus de familles averties, autrement dit celles qui sont capables de s’orienter parmi les différents parcours proposés. Les autres suivront un parcours convenu souvent en opposition avec les compétences et les savoirs de l’individu. Le système scolaire doit guider les jeunes vers une voie appropriée, ce qui signifie la mise en œuvre de pédagogies personnalisées et par voie de conséquence des moyens humains supplémentaires. L’école doit redevenir une priorité budgétaire de la nation. » (Législature 2002-2007.)

671 Internet, en revanche, qui verrait chaque utilisateur en mesure de créer son propre labyrinthe, changerait la

donne.

672 Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108. 673 Elle permet notamment d’orienter la réponse d’un interlocuteur dans le sens souhaité en intégrant dans la

question qui lui est posée une suggestion qui ne sera pas l’objet de la discussion, alors même qu’elle est discutable. C’est par exemple : « Avez-vous cessé de battre votre femme ? ». Que l’on réponde par « oui » ou

anecdotiques, et en organisant le battage autour de ces derniers, il serait parfaitement envisageable de passer sous silence les affaires embarrassantes674 et de détourner l’opinion de ce qui intéresserait pourtant la chose de tous. Une nouvelle, sans pour autant être fausse, pourrait servir de leurre :

« […] C’est donc là où se manifeste le plus visible que se cache le plus dissimulé. […] Parler pour ne rien dire apparaît ainsi compétence du politique de l’âge libéral et démocratique. »675

Nous assisterions de cette manière au retournement d’une liberté fondamentale, qui s’affirmait originellement comme une condition de la république et comme un contre- pouvoir676, en instrument de domination, voire de conditionnement de masse677. La maîtrise

par « non », on finit par reconnaître la violence qu’on se voit ainsi attribuer. Il arrive qu’un gouvernement prépare, en amont, l’adhésion à un projet de loi en suscitant un débat élaboré selon ce modèle.

Dans son Sur la télévision, Pierre Bourdieu analyse les mécanismes qui peuvent contribuer à fausser un débat télévisé. Il écrit notamment :

« […] C’est lui [le présentateur] qui impose le sujet, qui impose la problématique (souvent si absurde, comme dans le débat de Durand - “faut-il brûler les élites ?” -, que toutes les réponses, oui ou non, le sont également). […] Le présentateur lui-même intervient par le langage inconscient, sa manière de poser les questions, son ton : il dira aux uns, sur un ton cassant, “Veuillez répondre, vous n’avez pas répondu à ma question” ou “J’attends votre réponse. Est-ce que vous allez reprendre la grève ?”. Autre exemple très significatif, les différentes manières de dire “merci”. “Merci” peut signifier “Je vous remercie, je vous suis reconnaissant, j’accueille avec gratitude votre parole”. Mais il y a une manière de dire merci qui revient à congédier : “Merci” veut dire alors : “Ca va, terminé. Passons au suivant”. Tout cela se manifeste de manière infinitésimale, dans des nuances infinitésimales de ton, mais l’interlocuteur encaisse, il encaisse la sémantique apparente et la sémantique cachée ; il encaisse les deux et il peut perdre ses moyens.

[…] » (Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, pp. 33-34.)

Dans une telle perspective, c’est la légitimité elle-même du processus dit « démocratique » qui pourrait être interrogée. Lors d’une élection présidentielle, par exemple, les électeurs sont appelés à faire un choix entre plusieurs candidats. Mais, dans les faits, un tel choix concernerait exclusivement les insiders bénéficiant de l’approbation de leurs pairs (réunion de cinq cents signatures d’élus pour pouvoir se présenter) et de l’accès aux médias (tribunes dans la presse écrite, plateaux de radio et de télévision…). Les outsiders, eux, y compris lorsqu’ils exprimeraient des idées intéressantes, peineraient à être entendus, faute de moyens de diffusion. Le choix porterait donc sur une offre électorale restreinte, et demeurerait tributaire de facteurs qui ne seraient pas nécessairement liés au programme lui-même : réseaux d’influence, visibilité médiatique, habileté de la communication…

Voir aussi :

Champagne (Patrick). La Construction médiatique des malaises sociaux. In Actes de la recherche en sciences sociales n° 90, décembre 1991. Pp. 64-75.

674

« […] la télévision peut, paradoxalement, cacher en montrant, en montrant autre chose que ce qu’il faudrait montrer si on faisait ce que l’on est censé faire, c’est-à-dire informer ; ou encore en montrant ce qu’il faut montrer, mais de telle manière qu’on ne le montre pas ou qu’on le rend insignifiant, ou en le construisant de telle manière qu’il prend un sens qui ne correspond pas du tout à la réalité. » (Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, pp. 17-18.)

675 Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108. 676 Hayek, dans une note de bas de page, prend l’exemple du contrôle par l’Etat des échanges extérieurs pour

montrer à quel point, selon lui, l’intervention de l’Etat dans l’économie se traduirait nécessairement par « le contrôle tout court de toute la vie », et notamment de la circulation des idées :

« […] Contrôler le commerce extérieur c’est, en effet, livrer l’individu, non seulement le riche mais chacun, à la tyrannie de l’Etat ; lui supprimer la dernière chance de résistance. Personne ne peut plus voyager librement, ni acheter des livres et des journaux étrangers de son choix. Toutes les possibilités de contacts avec l’étranger sont réduites à celles que l’opinion officielle approuve ou juge nécessaires : ainsi est obtenu un contrôle de l’opinion publique plus efficace et plus complet qu’il n’a jamais existé sous le règne des gouvernements absolutistes du XVIIe et du XVIIIe siècle. » (Hayek (Friedrich von). La Route de la servitude (1944). Trad. De G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1945. Rééd. Paris, PUF, coll. Quadrige, 1986, cité par Pierre Manent in Les Libéraux, Paris, Gallimard, 2001, 896 pp. P. 782.)

de l’information, que ce soit par la préservation du secret ou par le choix de la divulgation, contribuerait au maintien d’une hiérarchie entre plusieurs classes d’individus.

C’est pourquoi Jacques Attali aborde également le politique sous l’angle du labyrinthique :

« Aujourd’hui, le pouvoir moderne redevient, comme le reste, labyrinthique. Nul ne sait plus d’abord où il se trouve : y a-t-il un centre ? une Bastille à prendre ? […]

On est passé d’un labyrinthe centré - où le pouvoir était tapi au centre - à un labyrinthe à centres multiples et changeants entre lesquels circulent sans cesse des pouvoirs.

Ceux-ci se protègent dans des labyrinthes complexes où une surclasse insaisissable contrôle des réseaux tentaculaires et eux-mêmes insaisissables. La démocratie elle-même, qui suppose l’existence d’un lieu visible d’exercice du pouvoir, un lieu d’où on peut “changer les choses”, perd de son attrait, faute d’un lieu clair d’où s’exercer. […] »678

Les possesseurs des clefs d’un tel enchevêtrement confisqueraient la souveraineté populaire, puisqu’ils décideraient des modalités de la circulation dans l’édifice dit « démocratique » :

« Demain, le pouvoir résidera dans la capacité de bloquer ou de faciliter la circulation sur certains chemins. […] »679

Si la République se confondait avec un labyrinthe, la proposition selon laquelle elle serait le « gouvernement de tous par tous »680 s’avèrerait biaisée. Elle renverrait à un contenu dont les pratiques contrediraient les principes. Il s’agirait en définitive d’une forme sans fond.

Nous avons déjà abordé les difficultés soulevées, en particulier dans les grands Etats, par la filière institutionnelle ascendante (de l’électeur à l’élu) 681 . La filière institutionnelle descendante (de l’administrateur à l’administré) ne serait pas moins propice à la multiplication des réseaux d’influence, surtout dans les grands Etats.

L’administration de masse682

nécessite un nombre considérable de relais entre les décisions prises au sommet et leur application sur le terrain. La possibilité même d’un

Notons toutefois qu’il est possible de retourner l’argument : en quoi le « laisser faire » d’un marché entièrement abandonné à lui-même préserverait-il davantage la liberté de la presse et celle de l’opinion ? Ne pourrions-nous pas imaginer qu’un journaliste voie son travail devenir tout autant tributaire de la ligne éditoriale définie par la puissance financière à laquelle appartiendrait le quotidien qui l’emploierait ? Ne risquerait-il pas, sous peine de se voir licencier, de renoncer à dire certaines choses dans certains articles ?

677

Un tel conditionnement, cependant, ne serait pas nécessairement intentionnel, mais pourrait procéder d’une « circulation circulaire de l’information » :

« […] le fait que les journalistes qui, au demeurant, ont beaucoup de propriétés communes, de condition, mais aussi d’origine et de formation, se lisent les uns les autres, se voient les uns les autres, se rencontrent constamment les uns les autres dans des débats où l’on revoit toujours les mêmes, a des effets de fermeture et, il ne faut pas hésiter à le dire, de censure aussi efficaces - plus efficaces, même parce que le principe en est plus invisible - que ceux d’une bureaucratie centrale, d’une intervention politique expresse. […] » (Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, p. 26.)

Nous signalons du reste le travail de Lisa d’Orazio qui, concernant l’exemple corse, montre comment les médias peuvent construire une image fantasmée d’un objet :

D’Orazio (Lisa). Télévision et Corse. Le regard de la télévision française (1958-2005). In Interrogations n° 7, décembre 2008. Pp. 185-195.

678

Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 126-127.

679 Ibid, p. 127.

680 Jules Barni, Manuel républicain, 1872, p. 2. 681 Voir pp. 28-30.

682

gouvernement par la loi, à cet égard, apparaît tributaire de la qualité de l’individu chargé, à

chaque étage de la pyramide, de la mise en œuvre d’un texte officiel. Pour que ce dernier devienne opératoire, il faudrait que son contenu soit fidèlement transmis, restitué et respecté. Si la verità effetuale de la mise en pratique se révélait autre que la prescription elle-même, l’injonction écrite émanant de l’autorité souveraine demeurerait en revanche lettre morte et, par définition, la république ne serait point assurée.

De prime abord, le service public tel qu’il est conçu en France exclut son détournement au profit d’un intérêt particulier. Il concède même au fonctionnaire le droit de désobéir dans le cas où l’ordre qui lui serait donné s’avèrerait contraire à l’esprit de sa mission :

« Tout fonctionnaire […] doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. »683

Cet article nous rappelle684 qu’il existe une hiérarchie des textes et des statuts qui devrait nous préserver de l’arbitraire. En effet, tout acteur administratif, y compris lorsqu’il jouit d’un niveau élevé de responsabilité, ne justifierait son action que par sa conformité aux directives encadrant sa fonction. Pour le dire autrement, nul ne pourrait exploiter sa position pour gouverner selon son bon plaisir : un supérieur tirerait sa légitimité de sa stricte observation des textes et, par définition, il la perdrait dès qu’il les transgresserait. Mais comment être sûr que chacun (haut fonctionnaire, chef de service, subordonné) applique scrupuleusement la législation en vigueur, qui seule donne son sens à la république, et, dans la mesure où il surprendrait un abus, soit en mesure de le dénoncer ?

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 183-187)