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La tradition italo-occidentale et l’exclusivité française

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 166-171)

Avec la question de la faillite du système éducatif, qui n’assurerait ni la transmission des savoirs à tous ni celle d’une culture commune au fil des générations, en survient une autre, celle de la conservation de la république :

« Ce qui menace de faire mourir la république, ce n’est donc pas la promesse individualiste […] mais le fait qu’elle soit tenue pour certains seulement, le fait que les actes ne soient pas d’accord avec les mots et que, depuis bientôt une génération, le projet collectif de progrès vers plus d’égalité se soit purement et simplement éteint. », observe fort justement Jean-Fabien Spitz609.

Ainsi, comme le craignait déjà Platon pour sa Callipolis610, la république pourrait se perdre, y compris dans sa version française. C’est que les principes, une fois exposés sur le terrain à des difficultés qui n’avaient pas nécessairement été prévues par le théoricien, risqueraient de se révéler inopérants. Il ne suffirait pas d’inscrire au programme l’école en tant que vecteur de la citoyenneté et de l’égalité des chances pour qu’elle le soit effectivement ;

609 Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, pp. 50-51. 610

d’où le décalage qui pourrait survenir entre les écrits produits par la philosophie politique et leur application dans le cadre d’une administration, c’est-à-dire dans l’action de mettre en œuvre les services de l’Etat conformément aux directives gouvernementales.

Il serait cependant envisageable de l’appréhender en sollicitant un mouvement qui, tout en se distinguant des Lumières, émerge en Italie à la Renaissance avant de se répandre en Europe, puis outre-Atlantique. Cette tradition italo-occidentale611 interroge précisément les conditions de la conservation de la république en n’hésitant pas à confronter la théorie et la pratique. Dans Le Moment machiavélien, Pocock rompt avec une historiographie des idées se limitant à opposer les Anciens et les Modernes, et à rendre compte de la longue éclosion du libéralisme depuis Locke 612 , voire depuis le Moyen Age 613 . Parce qu’il s’agirait essentiellement d’un questionnement d’ordre juridique relatif aux droits individuels, dont le corollaire serait la focalisation de l’attention sur les modalités de l’apparition d’un individu délié, évoluant dans une sphère privée, et se désintéressant de la chose de tous, il nous conduirait à ne nous satisfaire que de l’autonomie du sujet, et à ignorer les problèmes soulevés par le délitement. D’où un retournement possible du libéralisme en néolibéralisme, par l’argument selon lequel la conjugaison des intérêts particuliers dans la société marchande garantirait l’équilibre de l’ensemble sans recours à l’intervention de l’Etat. Le marché ne saurait pourtant s’autoréguler, la mutation du citoyen en consommateur consistant seulement, si elle ne s’accompagne pas de garde-fous, dans une nouvelle forme d’aliénation614

.

Pocock, lui, s’attache à montrer que les choses sont plus complexes et que, parallèlement à l’épanouissement du sujet libéral, s’est développé en Italie, spécialement à Florence, puis dans le monde anglo-saxon, un autre mouvement, qui n’a jamais cessé de

611

Mise au jour aux Etats-Unis par J. G. A. Pocock dans son Moment machiavélien (The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition. Princeton, 1975), et en France par Jean-Fabien Spitz, qui en a préfacé la traduction (Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique. Paris, PUF, 1997).

Le républicanisme de Pocock est une réaction à une historiographie des idées centrée sur l’apport du libéralisme. Parallèlement à ce dernier, il fournit un cadre conceptuel que nous pouvons considérer comme alternatif (si nous l’opposons à celui des libéraux), ou bien comme complémentaire (si nous tentons de concilier les deux traditions) : un fil qui, doté de son propre questionnement, court depuis Machiavel jusqu’à la Révolution américaine. Si nous le saisissons à Florence, nous pouvons simplement parler de « tradition machiavélienne » ; et aux Etats-Unis, plus largement de « tradition atlantique ». Nous choisissons d’évoquer une « tradition italo-occidentale » parce que notre hypothèse, ici, est toujours celle de la désingularisation : si le cas français possède ses propres caractéristiques, nous pensons que le fait de le rattacher à un mouvement qui embrasse l’Occident dans son ensemble nous procure des concepts, un vocabulaire, voire une méthode nous permettant d’aborder la République sous un autre angle. Pocock, dans l’avant-propos qu’il réserve à l’édition française de son ouvrage, ouvre d’ailleurs des perspectives qui dépassent le monde anglo-saxon :

« […] J’écris donc l’histoire de la manière dont ce que H. Caton a appelé à juste titre la “république commerçante” (même s’il peut aussi s’agir d’une monarchie) s’est développée pour entrer ensuite en conflit avec l’image de la république antique et avec l’idéal du citoyen, déterminant ainsi un ensemble de crises idéologiques en Angleterre, en Ecosse et aux Etats-Unis (qui venaient alors d’accéder à l’indépendance). On pourrait sans doute écrire des études comparables à propos de la France, des Pays-Bas et des autres cultures politiques européennes ; mais mon travail s’est limité à l’histoire du monde anglophone. » (Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (avant-propos de l’auteur pour l’édition française). Paris, PUF, 1997, p. LV.)

612

« […] Longtemps présentée, sous l’influence de Louis Hartz (1955), comme issue du libéralisme de Locke, elle [la Révolution américaine] apparaît désormais comme une héritière du républicanisme. […] » (Serge Audier, Les Théories de la République, Paris, La Découverte, 2004, p. 3.)

613 Si le libéralisme proprement dit prend corps à partir des dix-huitième et dix-neuvième siècles, nous avons

vu que certains textes juridiques, en particulier La Tabula de Amalpha et la Grande Charte (voir pp. 23-24), intégraient des libertés individuelles bien avant cette période.

614 La mise à mort du sujet critique impliquerait l’annihilation de sa propre liberté : l’individu se retrouverait

esclave des processus de consommation, éventuellement liés à l’usage non maîtrisé des nouvelles technologies, et de l’enchaînement sans fin de ses désirs qui le pousseraient vers un « toujours plus » aliénatoire. A cet égard, il perdrait du reste la république au sens platonicien du terme, sa raison n’étant plus maîtresse de ses passions.

s’intéresser au maintien du lien civique et à la permanence de la res publica : Comment le

premier peut-il subsister si les membres de la collectivité se bornent à poursuivre des fins particulières ?, Comment éviter le dépérissement de la seconde ?, telles sont les questions que

pose le républicanisme615.

La tradition italo-occidentale offrirait des outils conceptuels que nous pourrions mobiliser afin d’analyser les dérives attachées à la globalisation de l’économie :

« Dans cette tradition, l’homme est un citoyen avant d’être un marchand et un producteur, et son existence sociale est subordonnée à son existence politique ; […] L’essentiel est la défense de l’autonomie, ce qui suppose un contrôle étroit sur l’ensemble des rapports d’interdépendance que le commerce et les activités sociales et privées tissent entre les hommes, une méfiance vis-à-vis des rapports marchands, qui menacent de saper les fondements de l’indépendance des citoyens en transformant la terre en marchandise, mais également une vigilance extrême à l’égard de la multiplication folle des objets de consommation et de jouissance, qui risquerait d’inverser les rapports de subordination entre le social et le politique, et de faire perdre aux hommes la maîtrise de leurs conditions d’existence en les faisant entrer dans un monde où l’imaginaire et l’opinion ont plus d’importance que la réalité. […] »616

De prime abord, une telle approche pourrait entretenir une proximité avec le socialisme, en accordant la primauté de l’intérêt collectif sur la liberté individuelle. En fait, il n’en est rien, puisqu’elle valorise également cette dernière en reconnaissant à l’individu la qualité de propriétaire. Aussi tente-t-elle plutôt de concilier la jouissance de la propriété avec l’investissement dans la vie de la Cité, voyant dans celle-ci une condition de celle-là, ou pour mieux dire de l’affranchissement que vise la république :

« […] loin que la société civile doive son existence à la nécessité de protéger la propriété, de garantir les fruits du travail, et de rendre possibles l’accroissement de la richesse et la multiplication des échanges, c’est au contraire la propriété qui apparaît comme la condition subordonnée (quoiqu’essentielle) de l’existence politique ; l’homme doit être propriétaire pour être citoyen, parce que seule la possession de la terre lui assure l’indépendance nécessaire pour exercer de manière autonome le métier de citoyen qui le définit comme homme. […] »617

Dans une telle perspective, nous ne nous proposons nullement de laisser la querelle entre le libéralisme et le socialisme pour nous engager dans une autre618. Nous

615 « Le moment machiavélien est ainsi le pivot de la réévaluation critique induite par cette double

insatisfaction, historiographique et politique. Sa publication marque le temps fort d’une relecture de l’histoire de la philosophie politique moderne qui prend la forme d’un “révisionnisme républicain” : à côté de l’héritage individualiste et libéral et de l’idée des droits privés garantis par une loi stable et consentie, il met l’accent sur l’existence, tout au long de l’époque moderne, d’une tradition politique républicaine à connotation civique et humaniste, qui plonge ses racines dans l’Antiquité et la Renaissance. », écrit Jean-Fabien Spitz dans sa préface à l’édition française du Moment machiavélien (Paris, PUF, 1997, p. XVII).

La tradition italo-occidentale, qui prend place dans un espace géographique déterminé, serait également à situer dans un espace temporel qui permettrait de dépasser l’opposition courante entre les Anciens et les Modernes, puisqu’elle relierait les premiers aux seconds en passant par la Renaissance.

616

Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (préface de Jean-Fabien Spitz), Paris, PUF, 1997, p. XVIII.

617 Ibid.

618 Si nous associons le libéralisme à l’individualisme et au désengagement, et le républicanisme au civisme

considérons plutôt que les grilles de lecture fournies par le libéralisme d’une part, et par le républicanisme d’autre part, participent toutes deux à l’intelligibilité des régimes démocratiques contemporains, y compris dans le cas français. Une fois admis que le bien

commun résiderait dans le partage d’un espace préservant les singularités619, et qu’il

répondrait par conséquent à une préoccupation individualiste, il resterait à examiner les conditions de sa pérennité, et comment traiter les crises qui pourraient le mettre en péril. Or, c’est précisément à ce stade de la réflexion que le vocabulaire machiavélien, tout imprégné de la hantise de la conservation et de la perte, révèlerait sa pertinence.

Il nous faut néanmoins souligner combien le fait de désingulariser la France, que ce soit pour établir ce qu’elle doit aux libéraux ou pour la replacer dans la tradition italo- occidentale620, s’expose à quelques préventions idéologiques. Dans le cadre d’un débat interne qui prend quelquefois un tour passionné, il n’est pas rare de voir l’idée républicaine amalgamée avec des éléments strictement nationaux, alors qu’ils sont peut-être plus français que républicains621. D’où une certaine réticence, par exemple, à reconnaître le fédéralisme américain, tant il apparaît étranger au jacobinisme initié par les révolutionnaires, comme un modèle de république alternatif. Une telle exclusivité nous interdirait en outre de penser le moment paolien, quand bien même il serait clef. En effet, la Corse, dans la République dite « une et indivisible », n’est qu’une partie du tout et ne joue pas de rôle public en tant que telle :

« […] Il n’est pas question de nier l’existence de communautés culturelles, mais de refuser qu’elles soient, comme telles, politiquement fondatrices. La République reconnaît qu’il y a dans sa population les Corses ; elle refuse d’y voir un peuple corse. […] », soutenait Jean-Pierre Chevènement622 quelques mois après la controverse suscitée par le « Processus de Matignon », en 2000, relatif au statut de l’île.

peuvent aussi être mis côte à côte pour expliquer comment les démocraties ont fleuri des deux côtés de l’Atlantique :

« […] il [Pocock] ne propose pas de remplacer une généalogie monoparentale par une autre, mais seulement de montrer que la liberté des modernes a deux ascendants, et que les origines intellectuelles des sociétés démocratiques contemporaines ne sont pas seulement à chercher dans l’univers des concepts juridiques [référence au libéralisme], mais aussi dans le débat prolongé qui oppose vertu et commerce [référence au républicanisme]. » (Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (préface de Jean-Fabien Spitz), Paris, PUF, 1997, p. XXXI.)

Cette double mise en perspective ne peut qu’être spécifiquement occidentale. Elle n’a pas lieu d’intervenir lorsqu’il est question de républiques ne considérant que le lien social, sans prise en compte de l’affranchissement dans sa dimension individuelle.

Pour entrer dans le débat contemporain, tel qu’il s’articule dans le monde anglo-saxon : Dworkin (Ronald). L'Empire du droit. Paris, PUF, 1994.

Dworkin (Ronald). Prendre les droits au sérieux. Paris, PUF, 1995. Nozick (Robert). Anarchie, Etat et utopie. Paris, PUF, 1974.

Pettit (Philip). Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement. Paris, Gallimard, 2004. Rawls (John). Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1987.

Rawls (John). Libéralisme politique. Paris, PUF, 1995.

Sandel (Michael). Le Libéralisme et les limites de la justice. Paris, Seuil, 1999. Skinner (Quentin). Machiavel. Paris, Seuil, 1989.

Skinner (Quentin). La Liberté avant le libéralisme. Paris, Seuil, 2000.

Skinner (Quentin). Les Fondements de la pensée politique moderne. Paris, Albin Michel, 2001. Walzer (Michael). Sphères de justice. Paris, Seuil, 1997.

619

Nous sommes proches, ici, de Rawls, dont la théorie de la justice s’appuie certes sur les principes libéraux, mais dont le principe de non-domination n’en sert pas moins à définir la chose de tous qu’il faut sauvegarder.

620 Voir note 13, p. 4. 621 Voir pp. 24-25. 622

Or, la négation du peuple corse623, en coupant celui-ci de sa propre histoire, nuirait de fait au traitement de la Constitution de 1755624, puisque celle-là renverrait à un objet d’étude situé hors du cadre français. L’expérience républicaine insulaire, telle qu’elle se manifeste au cœur du dix-huitième siècle, suppose au contraire, pour être scientifiquement appréhendée, que le chercheur puisse l’isoler en se détachant d’une sorte de « républicanocentrisme » construit autour de la spécificité française. Il deviendrait ainsi envisageable de dire en quoi l’œuvre de Paoli pourrait constituer l’un des maillons de la tradition italo-occidentale, voire faire figure de « chaînon manquant » entre Florence et les régimes démocratiques contemporains.

La Constitution de 1755, à la différence de textes constitutionnels qui lui sont postérieurs, n’est pas précédée d’une Déclaration des droits. Elle peut même décevoir le lecteur familier des traditions libérales américaine et française, du fait qu’elle s’attarde longuement sur les mesures destinées à mettre fin à la pratique de la vendetta, ou justice privée, là où il s’attendrait à trouver une succession d’énoncés plus généraux. Les dispositions paoliennes se signalent de cette manière par leur sévérité (on parle encore de ghiustizia

paolina) :

« Celui qui tuera, ou par n’importe quelle action particulière tentera de tuer, par vengeance transversale à la suite de quelque offense reçue par lui-même ou par quelque parent…

Celui qui tuera, ou par quelque action particulière tentera de tuer son ennemi pour venger des offenses antérieures, après l’établissement de la paix, non seulement sera déclaré coupable d’homicide volontaire, mais sur le site de sa maison, qui devra être irrémédiablement détruite, on érigera une colonne d’infamie sur laquelle seront indiquées le nom du coupable et son crime.

[…] »625

Mais justement, une telle singularité renvoie au modèle de Pocock, en ce qu’elle témoigne d’une volonté d’affirmation de l’ordre public contre l’anarchie des pratiques individuelles afin d’éviter le délitement. Comment préserver le lien civique ?, telle est la priorité du législateur. Le sentiment religieux sera en outre également considéré par Paoli comme un moyen de maintenir la cohésion sociale626. Parallèlement à ce républicanisme, le régime intègre toutefois des éléments qui le rattachent aussi aux Lumières, en particulier une référence au droit naturel627. La Corse pourrait donc apparaître comme un point de convergence remarquable entre deux traditions politiques.

Nous pourrions tenter de désingulariser la France pour la resituer non seulement par rapport au libéralisme émancipateur, mais encore par rapport à la tradition italo-

623 Qui participerait à une vision faussée de l’Histoire représentant la France comme une entité transcendante

« ayant mis longtemps à faire son unité » (voir pp. 52-55).

624 Dans laquelle nous trouverions la trace d’une double ascendance, l’une issue des Lumières et l’autre de la

tradition machiavélienne (voir note 65, pp. 20-21).

625

Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), p. 239.

626 Voir note 221, p. 57.

Plutôt que de considérer Napoléon sous l’angle d’une historiographie spécifiquement française, il serait à cet égard sans aucun doute éclairant de le resituer dans le contexte corse et paolien, et par ce biais dans une tradition républicaine qui court depuis Machiavel. A partir de là, le Concordat, par exemple, produit d’un souverain n’associant pas nécessairement le religieux à un quelconque retour de l’Ancien Régime, se révèlerait peut-être plus intelligible. Pour Napoléon, comme pour Paoli, la religion est un instrument politique qui peut servir la république.

627

occidentale. Nous aurions dès lors la possibilité de traiter la République en termes machiavéliens.

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 166-171)