• Aucun résultat trouvé

Le refus des Lumières

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 125-129)

471

Il faut rester prudent lorsqu’il s’agit d’aborder la dichotomie opposant les Lumières à ceux qui les refuseraient. Si les premières mettent en avant la faculté de juger et d’acquérir des connaissances afin de se dégager du carcan des croyances et de parvenir à l’autonomie, il serait probablement hâtif de renvoyer les seconds à l’obscurantisme et à l’ignorance. L’agitation de ces derniers demeure tributaire de la stigmatisation du Moyen Age et des tares qui lui sont associées depuis le dix-huitième siècle par les promoteurs des idées nouvelles eux-mêmes. Le terme d’« inquisition » est ainsi passé dans le vocabulaire courant pour désigner un processus confiscatoire des libertés individuelles, synonyme d’« oppression », et contraire à la raison. C’est méconnaître que l’inquisiteur, comme le tenant de la tradition ou de l’Ancien Régime, peut lui aussi faire valoir ses raisons. L’Inquisition, initialement, occupe une fonction sociale et réprime l’hérétique en tant qu’élément rompant le lien. Les membres du tribunal devant lequel comparaît Galilée ne sont pas forcément plus stupides que l’astronome, mais peuvent considérer que la validation de la thèse héliocentrique bouleverserait l’ordre établi. D’autre part, il existerait un décalage entre l’imagerie populaire qui a été conservée des procédures inquisitoriales (recours à la torture, décisions arbitraires, etc.) et leur réalité historique. Le recours à la « question », par exemple, n’était pas systématique, et les aveux obtenus sous la torture n’avaient pas valeur de preuve. Le nombre des victimes de l’Inquisition a en outre probablement été exagéré par la « légende noire » édifiée aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Enfin, certaines garanties offertes par une procédure extrêmement codifiée (notamment la possibilité de faire appel) pourraient même avoir représenté un progrès par rapport aux pratiques séculières habituelles :

« Il ne fait aucun doute qu'au XIIIe siècle, comme encore par la suite, la justice inquisitoriale s'est montrée beaucoup moins expéditive que celle des cours civiles. », soutient Patrick Henriet (Le Contrôle du monde chrétien, in Histoire de la papauté (ouvrage collectif sous la direction d’Yves-Marie Hilaire), Paris, Seuil, 2003, pp. 225-226.

Voir aussi :

L’Inquisition espagnole, XVe-XIXe siècles (ouvrage collectif sous la direction de Bartolomé Bennassar). Paris, Hachette, 1979.

La République dans sa version française vise l’émancipation de l’individu et renvoie à l’héritage des Lumières. Elle consiste dans une forme d’application du projet libéral initial, et s’inscrit dans un mouvement philosophique européen472

, ou pour mieux dire occidental473.

Dans une telle perspective, la modernité républicaine suppose un citoyen

autonome capable de mener ses propres affaires et de poursuivre ses propres buts. C’est en ce

sens qu’il faut d’abord entendre la mise en avant de la propriété individuelle : l’ensemble des choses qui appartiennent légitimement à un agent, qui relèvent de sa faculté de juger, et qui définissent sa singularité en le distinguant des autres.

Le libéralisme, à cet égard, envisage la préservation d’une telle singularité, ou sa réappropriation lorsqu’elle a été confisquée et que l’individu se trouve soumis à un état de

tutelle. Il faut entendre par ce dernier une situation dans laquelle l’agent, en réalité, ne

s’appartient pas - et ne peut donc pas être qualifié de « propriétaire » -, dans la mesure où ses actions, voire ses pensées, s’avèrent dictées par une puissance extérieure. Il peut s’agir de l’Etat, de la religion, ou de tout autre lieu de souveraineté dépassant la simple sphère individuelle :

« […] L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. »474

D’où l’ambition d’affranchir le sujet de toute dépendance et d’en faire le lieu légitime de la souveraineté475 :

« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-

même responsable. […] »476

Et la réalisation d’un tel affranchissement passe par l’invitation qui lui est faite à juger lui-même, en recourant à la raison dont il est le détenteur :

Albaret (Laurent). L’inquisition, rempart de la foi ?. Paris, Gallimard, 1998.

Nous retrouvons aujourd’hui une telle fonction sociale assurée par un ordre religieux dans une théocratie telle que l’Iran (voir note 50, p. 16).

Dans une telle perspective, nous n’entendons nullement établir ici une sorte de hiérarchie des civilisations, fondée sur une espèce d’adhésion aux Lumières, mais seulement identifier un modèle choisi dans le cas français et ses implications, éventuellement ses limites. Pour une approche plus nuancée de l’articulation entre les Lumières, la raison, et le religieux, nous renvoyons également à deux ouvrages de Régis Debray :

Le Feu sacré : fonctions du religieux. Paris, Fayard, 2003.

Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur. Paris, Gallimard, 2007.

472 Puisque les Lumières ne se cantonnent nullement à la France, mais concernent également l’Enlightenment

britannique (Hume, Locke, Smith…), l’Aufklärung allemande (Kant, Wolff…), ou encore l’Illuminismo italien (Beccaria, Galiani…).

Ouvrages généraux :

Cassirer (Ernst). Le Siècle des Lumières. Paris, Fayard, 1966.

Darnton (Robert). Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode. Bordeaux, Presses universitaires, 2002. Starobinski (Jean). L’Invention de la liberté, 1700-1789. Paris, Gallimard, 2006.

Stroev (Alexandre). Les Aventuriers des Lumières. Paris, PUF, 1997. Todorov (Tzvetan). L’Esprit des Lumières. Paris, Robert Laffont, 2006.

473

Puisque la Révolution américaine sera l’une de ses émanations.

474 Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.

475 Il s’agirait d’appliquer à l’individu le processus que la république appliquait jusque là à la collectivité

(voir p. 21).

476

« […] Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre477 entendement !

Voilà la devise des Lumières. »478

Le projet républicain qui tient à la fois des Lumières et du libéralisme, surtout479 lorsqu’il se développe en France, rejoint dès lors cette tradition spécifiquement occidentale dont l’objet est l’instauration dans l’individu du gouvernement par la raison480

.

La nature du lien admis dans la Cité renvoie aux thèmes du « vivre ensemble » (sur quel socle commun édifier la communauté des citoyens ?) et de l’identité (sur quels critères déterminer quel individu appartient à quelle communauté ?). Or, depuis que le monarque absolu a cessé d’être le détenteur exclusif de la souveraineté, les révolutionnaires, puis les républicains, ont dû faire un choix entre deux définitions de la nation, et au bout du compte du citoyen : l’une ethnique et l’autre universaliste. La première renvoie au sang, à l’origine, à la religion ou à la coutume. La seconde considère seulement des individus unis dans une communauté de destin, c’est-à-dire dans la poursuite d’un projet commun, indépendamment de critères d’ordre ethnique. Depuis la Révolution, la République dans sa version française a précisément opté pour la mise en avant d’une identité collective à caractère universaliste.

Aussi faudrait-il rechercher les ennemis de la République chez tous ceux qui, contre une telle articulation conceptuelle, refuseraient non seulement les Lumières mais

477 C’est Kant qui souligne, et qui présuppose ainsi une propriété individuelle qui, seule, rend possible

l’autonomie.

478

Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.

479 La laïcité apparaît comme l’une des formes les plus abouties d’un tel projet. Rappelons qu’au-delà de la

séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle implique effectivement une conception universaliste de la citoyenneté, et qu’elle préserve l’autonomie de l’individu en excluant la prise en compte de son appartenance à un corps intermédiaire dans la sphère publique. L’affaire Dreyfus, à cet égard, peut être considérée comme un moment fondateur, et à double titre. L’individu, d’abord, ne saurait être sacrifié à la raison d’Etat : en obtenant la réhabilitation du capitaine, les dreyfusards donneront tort à Maurras qui soutenait « Peu importe qu’il soit coupable ou innocent, l’intérêt de la Nation commande qu’il soit condamné ! ». Ensuite, le rejet de l’antisémitisme signifiera qu’il ne saurait être question d’exclure un individu de la citoyenneté sur des critères ethniques, qui l’enfermeraient dans un groupe particulier. C’est la rupture avec les thèses de Barrès, par exemple :

« […] Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race. […] » (Cité dans : Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 241.)

La République, dans sa version française, profondément libérale et individualiste, met l’individu à l’abri de tout ce qui pourrait rendre une identité « meurtrière », pour reprendre un titre d'Amin Maalouf (Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1999).

« […] Les intellectuels dreyfusards mettent en avant la sauvegarde d’un homme-individu, qui est un résumé, un condensé de l’humanité : on ne peut condamner un innocent, une fois son innocence établie, sans injurier la part d’humanité qu’il représente et sans se faire tort à soi-même. A ces droits inaliénables de l’individu, les antidreyfusards opposent ceux de la société, dont les intérêts sont supérieurs. Les premiers exaltent le couple individu-humanité ; les seconds défendent la cause quasi biologique de la communauté intermédiaire entre individu et humanité, c’est-à-dire le primat de la nation.

[…]

L’action des intellectuels a eu pour résultat de ressourcer la République à ses origines éthiques, telles qu’on peut les trouver chez les philosophes du XVIIIe siècle et dans les grands actes de la Constituante de 1789. “L’intérêt de puissance et de richesse d’une nation, écrivait Condorcet, doit disparaître devant le droit d’un seul homme.” », résume parfaitement Michel Winock (La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 156).

480 Au-delà de la différence entre les Anciens et les Modernes, nous avons vu comment nous pouvions nous

livrer à une lecture individualiste de Platon et déceler dans la république non pas un Etat, en tant qu’entité politique, mais un état individuel. Il serait à cet égard envisageable d’établir une continuité de Platon aux républiques contemporaines, en passant par Kant et les Lumières. Cependant, si nous ajoutons à la rationalité la propriété individuelle comme critère permettant d’identifier la république et, par contrepoint, ses ennemis, alors la Callipolis ne saurait être rapprochée des régimes libéraux contemporains.

encore la mise en avant de la singularité individuelle481. Les ennemis de la République, à cet égard, pourraient être identifiés par leur antilibéralisme, lorsqu’ils enferment l’individu dans une catégorie (confiscation de sa singularité) et aboutissent à son aliénation en modifiant le statut du sujet. D’abord, ce sont la monarchie absolue et la religion d’Etat482

; ensuite, le socialisme qui, par son archaïsme, dériverait en subordination de l’individu à la collectivité et à la négation de sa propriété.

Il existerait enfin une différence essentielle entre ce libéralisme authentique visé par la République et l’ultralibéralisme économique. Ce dernier, sous couvert de s’en remettre au marché (pourrions-nous parler d’un lien fondé sur le marché ?), annihilerait l’égalité des

481

Dès la fin du dix-huitième siècle, la critique de Burke porte sur le fait que la Révolution, en consacrant l’autonomie du sujet, prétendrait substituer un citoyen abstrait et délié à l’individu lié aux autres par un héritage collectif ancré dans la tradition. D’où une tentative de réhabilitation du préjugé comme vecteur du lien social :

« Vous voyez, Monsieur, que dans ce siècle de lumières, je ne crains pas d’avouer que chez la plupart d’entre nous, les sentiments sont restés à l’état de nature, qu’au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous y tenons au contraire tendrement ; et j’ajouterai même, pour notre plus grande honte, que nous les chérissons parce que ce sont des préjugés - et que plus longtemps ces préjugés ont régné, plus ils se sont répandus, plus nous les aimons. C’est que nous craignons d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, et cela parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider, à la banque général et au capital constitué des nations et des siècles. Beaucoup de nos penseurs, au lieu de mettre au rebut les préjugés communs, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qu’ils renferment. S’ils parviennent à leur but, et rarement ils le manquent, ils estiment qu’il vaut mieux garder le préjugé avec ce qu’il contient de raison que de se défaire de l’enveloppe pour ne garder que la raison toute nue ; et cela parce qu’un préjugé donne à la raison qu’il contient le motif qui fait sa force agissante et l’attrait qui assure sa permanence. […] » (Réflexions sur la révolution en France (1790), in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 389.)

La question qui est posée ici, et qui va de paire avec celle du lien, est celle de la transmission de la connaissance. Le préjugé l’assurerait facilement, et garantirait ainsi la perpétuation d’une civilisation :

« […] En cas d’urgence le préjugé est toujours prêt à servir ; il a déjà déterminé l’esprit à ne s’écarter jamais de la voie de la sagesse et de la vertu, si bien qu’au moment de la décision, l’homme n’est pas abandonné à l’hésitation, travaillé par le doute et la perplexité. Le préjugé fait de la vertu une habitude, et non une suite d’actions isolées. Par le préjugé fondé en raison, le devoir entre dans la nature de l’homme. » (Ibid, pp. 389-390.)

L’argument n’est pas sans rappeler la « morale par provision » choisie par Descartes pour la pratique : « La première [maxime] était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. […] » (Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 1992, p. 45.)

Pour les révolutionnaires, puis pour les républicains, l’école aura pour fonction la transmission des connaissances. Est-ce à dire que l’échec du système éducatif signifierait la ruine du modèle républicain hérité des Lumières ?

482 L’extrême-droite puisera dans la référence à l’Ancien Régime :

« […] Chez Maurras, point de sentiment, point d’attachement affectif à une dynastie, point même de conviction catholique : le choix royaliste est celui de la raison. En disciple d’Auguste Comte, il pense la nation en termes de société organique et juge que la Révolution a détruit l’unité que la monarchie avait su réaliser, en s’appuyant sur l’Eglise. […] » (Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 140.)

Cependant, elle s’en démarquera aussi dans ses accents populistes :

« Si Jean-Marie Le Pen admet néanmoins un héritage de la Révolution française, c’est sa dimension nationale. De ce point de vue, son nationalisme tient plus de Maurice Barrès que de Charles Maurras rejetant en entier l’œuvre de la Révolution. Barrès s’impose peut-être comme une référence clé, faisant la transition entre la tradition contre-révolutionnaire et la tradition “populaire”. Lui aussi, un siècle avant Le Pen, a défendu la conception d’un nationalisme identitaire et exclusif. Définissant l’identité nationale par la Terre et les Morts, il explique l’enracinement dans le sol natal et la cascade des générations comme principes d’“une commune manière de sentir et de réagir”.

[…] Tout comme Barrès, Le Pen juge improbable, voire impossible, l’assimilation de ces nouveaux venus : “Les Immigrés ne veulent pas s’intégrer” titre National Hebdo (1er juin 1995), qui ne cesse de reprendre le thème

de “notre droit à la différence, à notre spécificité, à notre identité”. Quant au métissage, réalité historique et démographique de la nation française, Le Pen le dénonce comme un effet mortel d’une mondialisation qui altère la qualité génétique de la population. […] » (Ibid, pp. 283-284.)

chances et livrerait l’individu aux forces économiques. Les ultralibéraux subordonneraient effectivement le citoyen à des processus liés à la consommation. Si nous admettons que la République a pour fonction de réaliser le projet libéral initial, qui doit assurer la liberté des Modernes, alors il nous faut envisager que son principal adversaire, depuis la fin de la Guerre froide et la fin de la bipolarisation, puisse ne plus être le socialisme mais l’exclusivité d’un modèle économique pervertissant le libéralisme en néolibéralisme. En réduisant le citoyen à un simple consommateur, ce dernier entraînerait effectivement une destruction du sujet critique issu des Lumières.

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 125-129)