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La mise à mort du sujet critique

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 144-147)

La République, en tant que tentative de mise en œuvre du projet libéral initial, est le régime qui doit assurer la liberté des Modernes par la construction d’un sujet autonome.

L’individu, engagé dans un vaste mouvement de privatisation de la société, ne saurait être assujetti à la collectivité, mais bénéficierait néanmoins de l’institution d’un ordre qui lui permettrait de poursuivre ses propres fins. D’où une triple mutation : d’abord, un changement de forme d’organisation politique, puisque la Cité cèderait la place à un Etat réducteur d’incertitudes et garant des libertés individuelles ; ensuite, une modification du statut du citoyen qui, subordonné à l’autorité souveraine chez les Anciens, recouvrerait avec la modernité sa singularité ; enfin, une évolution du rapport à la propriété, par l’adjonction de la chose de chacun à la chose de tous.

Le retour551 du labyrinthique, notamment au travers d’un néolibéralisme accordant au marché une confiance aveugle, donnerait en revanche un coup d’arrêt à une telle progression. En effet, l’affranchissement de l’individu suppose un sujet qui puisse développer son esprit critique. Or, l’existence du secret et la multiplication des zones d’ombres signifieraient l’invisibilité d’objets sur lesquels le jugement aurait dû s’exercer.

Chez Hayek, la connaissance dont un agent a besoin pour jouer son rôle est ainsi réductible à son environnement immédiat :

« […] Tout ce que les utilisateurs d’étain ont besoin de savoir, c’est qu’une partie de l’étain qu’ils consommaient est à présent utilisée de façon plus rentable autre part, et que, par conséquent, ils doivent économiser l’étain. Il est même inutile, pour la grande majorité

551

Jacques Attali souligne l’importance du labyrinthe dans les sociétés primitives, avant une longue éclipse de l’époque grecque classique à sa résurgence dans le monde contemporain :

« Les Anciens savaient que le processus de la découverte - s’approcher et s’éloigner sans cesse d’un réel inaccssible - ressemble à un parcours labyrinthique. Ils se servaient de Dédale pour représenter l’Univers et le théoriser. Et d’abord représenter les phénomènes qui, plusieurs millénaires auparavant, avaient déjà aidé à concevoir le labyrinthe.

[…]

Puis, quand Platon l’emporta sur Aristote, la science chassa le hasard, l’obscur, le complexe, la courbe. Elle rechercha le simple, le droit, le prédictible. […] » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 105-106.)

d’entre eux, de savoir où est apparu ce besoin plus urgent ou pour quels autres besoins ils doivent ménager l’offre. […] »552

Le lien social est uniquement envisagé sous son aspect marchand, et exclut toute dimension civique. Il n’y aurait plus qu’un acteur économique dépourvu de vision d’ensemble sur le système, sans droit de regard quant aux tenants et aux aboutissants de la production, et ne participant nullement aux choix du gouvernement pour l’élaboration d’un projet commun. Si un bien venait à se raréfier, l’individu devrait se borner à adapter son comportement aux aléas de l’offre et de la demande, et ne saurait prétendre interférer sur le cours des choses553

: pas de représenté susceptible d’interpeller un représentant afin de prévoir la gestion des ressources en fonction de critères établis au nom du peuple. Ce serait la négation même de l’implication du citoyen dans la res publica, puisque le marché s’avèrerait autosuffisant et n’intègrerait nulle représentation légitime.

Le principal argument des néolibéraux, pour soutenir que le marché serait pourtant le lieu où pourrait s’épanouir l’individu, est l’attribution au consommateur d’une sorte de souveraineté : la demande déterminerait l’offre. Cependant, nous pourrions y déceler une imposture après l’avoir retourné : et si c’était plutôt l’offre qui déterminait la demande ? Dans un labyrinthe consacrant le pouvoir des initiés sur les exclus, nous devrions effectivement envisager que les choix des seconds résultent en réalité d’une manipulation opérée par les premiers. Cette filière inversée554 comporterait de nombreux points obscurs, inaccessibles au grand public, mais où interviendraient les véritables décideurs. Les mécanismes555 (plan marketing, stratégie de communication…) secrètement mis en œuvre par ces derniers conditionneraient le geste de l’acheteur en vue d’un objectif de vente, ne lui laissant que l’illusion du libre arbitre.

Dans une telle perspective, nous assisterions nécessairement à un processus destructeur de l’autonomie individuelle puisque l’achat ne procèderait pas d’une volonté se déterminant elle-même, mais relèverait d’un acte accompli sous l’influence d’autrui. Le consommateur serait dans un état de tutelle. Le but poursuivi par les créateurs de la demande renverrait du reste à une plus-value qu’ils réaliseraient pour eux seuls en écoulant leur offre. Aussi se révèlerait-il profondément inexact d’affirmer, comme le fait Hayek, que l’importance d’un produit dépendrait des critères retenus par son acquéreur. Ce dernier se retrouverait aliéné aux choix effectués à sa place par les insiders556.

552

L’Utilisation du savoir dans la société, in American Economic Review, septembre 1945.

553 Une thématique qui n’est pas sans rappeler celle de la « main invisible » (cf. Adam Smith, Recherche sur

la nature et les causes de la richesse des nations IV, II).

554 Nous devons la formule à John Kenneth Galbraith.

Economiste keynesien, il a mis en cause la souveraineté du consommateur et le rôle autorégulateur du marché en arguant du fait que l’entreprise imposerait ses produits à l’acheteur, au lieu que ce soit lui qui les choisisse et détermine leur production. Pour le dire autrement, l’offre ne répondrait pas à une demande, mais la conditionnerait, notamment au moyen de la publicité.

Cf :

Galbraith (John Kenneth). L’Ere de l’opulence. Paris, Gallimard, 1961. Galbraith (John Kenneth). Le Nouvel Etat industriel. Paris, Gallimard, 1967.

555

Ce que Galbraith nomme « la technostructure ».

556 Cf. Le Distrait (France, 1970), de et avec Pierre Richard.

Le film illustre l’entrée dans la post-modernité avec le passage, au début des années soixante-dix, de la « réclame » à la publicité. La société marchande ne prétend plus alors satisfaire des besoins en développant une « offre » répondant à une « demande », mais les créer en se lançant dans une fabrique des désirs aliénatrice.

Celui qui n’achète pas, à partir de ce moment-là, peut être vu comme un malade à « soigner » par la consommation (le néolibéralisme récupère par la même occasion le sujet freudien) et par la suppression du libre- arbitre (donc, du sujet critique) : le marché ne doit pas lui laisser le choix (entre un « J’achète » et un « Je n’achète pas »), mais l’entraîner dans une spirale (« J’achète toujours plus ») à caractère labyrinthique (il faut empêcher l’individu de penser de façon à ce qu’il ne puisse savoir où il se trouve ni où on l’amène). La

L’action du marché par le biais de la publicité pourrait être considérée comme une action de distraction. Distraire quelqu’un signifie initialement le divertir557 ; mais distraire quelque chose, en revanche, signifie le détourner à son profit. Or, c’est bien dans ce second sens que nous pourrions dire que le sujet post-moderne s’avèrerait distrait : en apparence diverti par une société de loisirs, il se verrait en réalité ravaler au rang d’objet, de chose détournée de sa capacité critique au profit (y compris dans le sens spéculatif du terme) d’autrui. Un autre qui pourrait se révéler être ce maître en labyrinthe capable de créer des impasses et de conduire l’errant sur les voies qu’il aurait choisi en fonction de son intérêt.

Si nous admettons que la raison est le propre de l’homme, alors nous pouvons mettre au jour le néolibéralisme comme antilibéral précisément dans le fait qu’il détourne, qu’il distrait l’individu de l’activité rationnel dont il est capable en l’aliénant dans le processus consommateur : il lui confisque cette faculté de juger dont il est originellement propriétaire pour le soumettre à la tyrannie de désirs construits artificiellement. La mise en place du système néolibéral, à l’instar de celle du totalitarisme558, nécessiterait la réduction de toute capacité critique. Son mode de fonctionnement reposant cette fois sur la persuasion, il s’agirait cependant non plus de contraindre, mais de persuader ; c’est-à-dire d’amener l’individu à faire volontairement (du moins en apparence) ce qu’on attend de lui, conformément à la logique du marché559. Le tour de force du néolibéralisme serait ainsi de

consommation de masse s’apparenterait à cet égard à l’effacement du « Je pense, donc je suis. » inaugural de la modernité derrière un « Je dépense, donc je suis. » définissant le sujet post-moderne :

« Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée “la déception post-achat”. Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L’hédonisme n’est pas humanisme : c’est du cash-flow. Sa devise ? “Je dépense donc je suis.” Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l’inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c’est vous. » (Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, Gallimard, 2004, pp. 19-20.)

557 Au sens pascalien du terme, c’est-à-dire le tirer de son ennui et de l’effroi devant sa condition :

« […] Et cependant qu’on s’en [un roi] imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. […] » (Pascal, Pensées, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 122.)

558 Le néolibéralisme substituerait au sujet critique un « homme nouveau » dont il s’agirait d’annihiler la

capacité de « se servir de son propre entendement ». Le but qu’il poursuivrait, à cet égard, ne diffèrerait pas fondamentalement de celui qui serait visé par l’Etat dans sa version totalitaire. Dans les deux cas, nous assisterions à l’émergence d’un système aboutissant à la négation des singularités. Seuls les moyens employés pour atteindre un tel asservissement changeraient. Dans un totalitarisme classique, la force primerait : l’association politique, au lieu d’assurer les libertés individuelles dans le cadre d’un contrat social, verrait un individu ou un groupe d’individus s’emparer du pouvoir et contraindre ses membres à se fondre dans un modèle uniforme. Dans la société marchande, en revanche, persuader l’individu suffirait à le conditionner en vue de son assujettissement au paradigme capitaliste. Le vocabulaire guerrier utilisé dans la publicité est révélateur : « campagne », « stratégie », etc. Il s’agit bien d’atteindre le sujet désigné comme une « cible ».

Alors que la République, dans sa version moderne et libérale, conduit un projet émancipateur, le totalitarisme d’un côté et la consommation de masse de l’autre pourraient apparaître comme les deux faces d’une même aliénation :

« […] Plus insidieuse, l’imposture publicitaire n’est pas, à la longue, moins dangereuse que l’imposture totalitaire. Par des moyens différents, l’une et l’autre détruisent l’existence d’un espace public de pensée, de confrontation, de critique réciproque. La distance entre les deux, du reste, n’est pas si grande, et les procédés utilisés sont souvent les mêmes. […] » (Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1986, vol. II (Domaines de l’homme), p. 34.)

Voir aussi :

Dufour (Dany-Robert). A l’heure du capitalisme total, servitude de l’homme libéré. Le Monde diplomatique n° 595, octobre 2003. P. 3.

559 « […] Les dictatures d’autrefois craignaient la liberté d’expression, censuraient la contestation,

enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés. […]

Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Le système a atteint son

faire croire aux individus, en jouant sur la vieille différence entre la volonté et le désir560, qu’ils seraient libres alors qu’ils ne le seraient pas.

Dans une telle perspective, l’avènement de la post-modernité se traduirait précisément par l’abandon du sujet critique au profit du sujet consommateur. L’assujettissement par le marché se traduirait par conséquent par une tentative de bâtir une société d’aliénés, un monde dans lequel tous seraient distraits. Nous assisterions alors à l’émergence d’un sujet post-moderne, un homo consommatus561

qui se montrerait distrait et asservi, mais qui aimerait Big Brother562, et qui ne pourrait plus jouer son rôle de citoyen dans la République. L’abandon du sujet critique à son profit marquerait effectivement l’avènement d’une époque post-moderne sur les ruines du projet républicain émancipateur hérité du libéralisme et des Lumières563.

A cet égard, faire la critique de l’ultralibéralisme économique au nom des valeurs républicaines pourrait revenir non pas à mettre en avant une Nation primant l’individu, mais bien un individu autonome et affranchi tout autant de la tutelle d’une religion ou de l’arbitraire royal, que des puissances de l’argent. Le refus de soumettre sans restriction le travailleur au marché et au pouvoir du patron pourrait dès lors intervenir sans le recours au socialisme. Pour le dire autrement, les droits sociaux figureraient parmi les libertés individuelles défendues par les libéraux, et la république pourrait être sociale sans pour autant être socialiste.

Dans le document La République a-t-elle encore un sens? (Page 144-147)