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Vers un affinement de l’approche par les capabilités

convergences théoriques

II L’APPORT DES CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE MULTIDIMENSIONNELLE

1. Vers un affinement de l’approche par les capabilités

Comme toute réflexion théorique, l’approche par les capabilités peut être soumise à extension, critiques et remises en cause. Cette section a pour but de montrer que des extensions peuvent permettre d’aller plus loin dans l’étude de la pauvreté. Cet affinement de l’approche, à la fois d’un point de vue philosophique mais aussi pratique, souscrit à la volonté de faire de l’approche par les capabilités l’espace d’évaluation le plus pertinent et le plus cohérent. L’apport de Martha Nussbaum est à ce propos indéniable. En proposant une liste formelle de capabilités humaines essentielles, elle offre à l’approche par les capabilités un cadre universaliste intéressant, que Sen a toujours refusé d’établir. Toutefois, cette liste universelle de capabilités pose un certain nombre de problèmes et soulèvent de nombreuses critiques : la synthèse de Gasper, entre les travaux originaux de Sen et les prolongements universalistes de Nussbaum, confère à l’approche par les capabilités une meilleure lisibilité et permet de proposer un cadre théorique pouvant se préter à des extensions empiriques.

1.1. Le débat universalisme contre pluralisme

Si Martha Nussbaum, philosophe américaine, se place dans le prolongement de Sen, elle n’en reste pas moins critique à l’égard de sa portée. Loin de se contenter d’appréhender le bien-être et le développement en termes de libertés, elle complète l’approche avec des notions éthiques et philosophiques. Gasper rejoint en ce sens Nussbaum sans toutefois avoir l’ambition d’offrir un cadre philosophique solide. En articulant les deux approches, il réussit là ou Sen et Nussbaum ont échoué : il permet d’orienter l’approche par les capabilités vers l’empirisme, en clarifiant les notions offertes par les deux auteurs.

1.1.1. L’approche universaliste de Nussbaum

Contrairement à celle de Sen, l’approche prônée par Nussbaum [1999, 2000, 2003, 2006] s’insère dans un schéma philosophique beaucoup plus prégnant. En effet, elle propose de considérer les capabilités comme un cadre constitutionnel que les citoyens ont raison de réclamer. Lorsque pour Sen la capabilité est l’ensemble des fonctionnements que chacun a raison de valoriser, Nussbaum propose une vision beaucoup plus ensembliste du concept, considérant l’approche comme la nécessité d’offrir à tous un mode de vie souhaitable. Elle

n’hésite pas à définir le développement comme un « projet qui offre un soubassement philosophique pour une explication des principes constitutionnels de base qui devraient être mis en œuvre par les gouvernements de toutes les nations, comme le plus strict minimum de ce que le respect de la dignité humaine nécessite »187. Si elle partage nombre de points communs avec Sen, elle s’en écarte dans certains domaines. S’il propose son approche comme base de comparaison de la qualité de la vie (quality of life), elle opte pour une approche moins comparative mais beaucoup plus normative : les autorités doivent faire en sorte que chaque individu puisse jouir d’un minimum de capabilités et pour cela, elle propose de les inscrire dans la Constitution des pays188. Derrière ces principes de base, Nussbaum se positionne en faveur de la réalisation pour chacun d’un niveau minimum de capabilités.

Malgré certains points de convergence, Nussbaum se détache de l’approche de Sen, pour l’enrichir, en comblant notamment l’incomplétude philosophique et éthique, et la rendre beaucoup moins opaque. Il est important de noter que sa vision, en offrant un cadre philosophique solide, n’est pas formellement orientée vers l’empirisme. Incontestablement, elle permet d’embrasser des concepts théoriques puissants et par là-même, d’orienter les politiques socio-économiques en faveur des indigents189, mais le but évident de Nussbaum n’est pas celui-ci.

Le point de départ de l’analyse de Martha Nussbaum est l’étude des inégalités sexuelles (Nussbaum [1995, 1999]). Elle s’est attachée à développer ce qu’elle a communément appelé un féminisme universaliste (Nussbaum [2000]) avec comme soubassement le respect, par tous, des capabilités essentielles des femmes. Plus loin, elle affirme que (Nussbaum [2000: 34-35, notre traduction]) : « certaines normes universelles de capacité humaine devraient être centrales à des fins politiques dans les principes politiques de base qui peuvent fournir le soubassement pour un ensemble de garanties constitutionnelles dans toutes les nations.. » Elle s’inscrit ici dans la lignée aristotélicienne pour laquelle il n’existe qu’une seule liste universelle de fonctionnements permettant de constituer ce que l’on peut qualifier de vie bien menée respectant la dignité humaine (Nussbaum [2006], Sumner [2006]).

187 Nussbaum [1999,2000]. 188 Nussbaum [2003] 189

Dans sa culture universaliste, Nussbaum n’hésite pas à balayer d’un revers de main les arguments relativistes190 qui lui sont régulièrement opposés. Pour elle, le respect des normes et des coutumes est primoridal mais nul ne peut ignorer que certains manques de capabilités essentielles sont universellement partagés. Elle avance plusieurs arguments pour défendre son point de vue (Nussbaum [2006]) : (i) la liste n’est pas close et peut être soumise à amélioration permanente compte tenu des évolutions de la société ; (ii) les éléments constituants la liste doivent être spécifiés, dans un premier temps, de manière assez large pour couvrir différentes conceptions du bien, puis affiner dans un second temps; (iii), la liste ne propose pas de soubassement philosophique et métaphysique, elle peut être acceptée par chacun quelque soit la culture, la religion etc. ; (iv) cette liste s’attache à considérer les capabilités et pas seulement les fonctionnements pour juger la qualité de la vie dans la mesure où la liberté associée à chaque fonctionnements occupe une place importante lors de l’évaluation ; (v) la liste protège les libertés individuelles essentielles comme la liberté politique, la liberté d’association. En les intégrant dans cette liste, elles sont considérées comme non négociables ; (vi) Nussbaum milite pour une séparation entre la question de la justification et la question de la mise en œuvre de sa liste. Ainsi sa liste lui semble justifiée quel que soit le contexte socioculturel mais les Etats restent souverains dans la mise en œuvre de ces principes. De plus, l’argument selon lequel toute théorie universaliste est forcément paternaliste ne tient pas : proposer une vision universelle des capabilités ne signifie pas forcément imposer à tous un seul mode de pensée, une seule façon de mener sa vie. Il s’agit de ne pas confondre universalisme avec pensée unique ou encore avec non-respect des traditions et des coutumes, mais plutôt de proposer un système de valeurs qui soit partagé par tous avec le respect d’une latitude d’action et de définition de chacun de ses éléments. Nussbaum va beaucoup plus loin que Sen dans la défense de la capabilité : même s’il en fait une fin du développement, elle l’érige en principe constitutionnel universel.

De même, si elle adopte la terminologie utilisée par Sen, elle l’adapte à son propre cadre d’analyse. Lorsque Sen parle de capabilité, Nussbaum parle de capabilités. Pour elle, la capabilité n’est autre que la liberté de réaliser un fonctionnement particulier. Ainsi, à chaque fonctionnement correspond une et une seule capabilité. Cette notion prend alors beaucoup plus de corps que chez Sen, qui restait très évasif sur le contenu de l’ensemble

190 Arguments qui sont : (i) culturels, notamment que chaque culture peut indépendamment de toute autre définir

sa propre liste de capabilités selon sa propre évolution, (ii) relatifs à la diversité, (iii) en opposition avec tout paternalisme, qui empêcherait chacun de choisir et penser pour lui-même.

capabilité. Nussbaum, au contraire propose un triple niveau d’analyse : (i) les capabilités basiques, définies comme les potentiels inhérents à chaque individu formant la base nécessaire au développement de capabilités plus « avancées », constituent le socle de tout jugement moral, (ii) les capabilités internes correspondant aux états développés de la personne qui sont des conditions suffisantes pour l’exercice des fonctions requises. Ces capabilités mettent en évidence le processus de développement de l’individu. On peut parler de capabilités acquises par l’individu naturellement ou par apprentissage (comme la capabilité de parler la langue maternelle), elles lui sont personnelles, (iii) les capabilités combinées, c’est-à-dire la combinaison des capabilités internes aux conditions externes nécessaires à la mise en œuvre des fonctionnements. Toutefois, il existe un lien étroit entre ces capabilités combinées et les capabilités internes puisque ces dernières sont conditionnées, dans leur réalisation, par la présence d’un environnement de qualité. Enfin, parmi l’ensemble des capabilités combinées, certaines sont plus importantes que d’autres dans la réalisation d’une vie réellement humaine (truly human life) : il s’agit des capabilités centrales, qui font l’objet d’une énumération formelle et universelle. Cette décomposition de la capabilité en éléments constitutifs permet de dresser une liste de capabilités191. L’établissement de cette liste répond en fait au problème soulevé par Nussbaum elle-même (Nussbaum [1999 : 39, notre traduction]) : « quelles sont les fonctions humaines sans lesquelles (plus précisément, sans la disponibilité desquelles) nous pouvons considérer la vie comme n’étant pas, ou pas totalement humaine ? ».

A ceux qui voient dans cette liste une tentative d’imposer une vision occidentale du développement, Nussbaum répond par le concept rawlsien192 de consensus par recoupement (overlapping consensus). Pour Nussbaum [2000: 76, notre traduction] : « Par consensus par recoupement, j’entends ce que John Rawls entend, à savoir que les individus s’accordent sur cette conception comme le noyau central d’une conception politique, sans accepter une quelconque conception métaphysique du monde, sans point de vue global sur la question éthique ou religieuse, de la personne ou de la nature humaine. En effet, il est attendu que les individus qui ont une conception différente dans ces domaines interpréteront différemment le noyau moral de toute conception politique, puisqu’ils n’occupent pas les mêmes positions à l’origine. » Ainsi, les notions sous-jacentes peuvent admettre une multitude de spécifications selon le contexte culturel, religieux ou moral.

191 Cette liste est traduite par l’auteur à partir de Women and Human Development, Nussbaum [2000:78-80]. 192

Tableau 2-1 : Liste des capabilités humaines centrales

Capabilités Définition

La vie (life) être capable de vivre jusqu’au bout une vie d’une durée normale ; ne pas mourir prématurément, ou jusqu’au moment où la vie ne vaut plus la peine d’être vécue

La santé physique (bodily health) être capable de vivre en bonne santé, incluse la santé reproductive

193

, avec une nourriture adéquate et l’accès à un logement décent

L’intuition, l’imagination et la réflexion (senses, imagination and

thought)

être capable d’utiliser ses sens, d’imaginer, de réfléchir d’une manière humaine (truly

human way) grâce à une éducation adaptée. Pouvoir faire ses propres choix

personnels en matière de religion, d’art. Pouvoir utiliser tout ce qui est en mesure de faciliter la liberté d’expression ou religieuse

Les émotions (emotions) être capable de s’attacher aux choses et aux individus, d’exprimer son amitié et son amour, de prendre soin de ceux qui l’entourent, de s’engager auprès des autres La raison pratique (practical

reason)

être capable de se forger une opinion sur le Bien et d’émettre un jugement critique sur sa vie (ce qui entraîne le respect de la liberté de conscience)

L’attachement aux autres (affiliation)

A- être capable de vivre avec les autres et pour les autres, d’exprimer de la

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