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Les fonctionnements accomplis : une réponse pragmatique à l’évaluation de la pauvreté

théories, concepts et espaces d’évaluation

II LA PAUVRETE COMME PRIVATION DE CAPABILITES

2. L’appréhension de la pauvreté humaine en termes de capabilités et de fonctionnements

2.2. Pauvreté de capabilités ou pauvreté de fonctionnements ?

2.2.2. Les fonctionnements accomplis : une réponse pragmatique à l’évaluation de la pauvreté

Cet « aveu » nous permet de nous orienter vers les fonctionnements accomplis, que nous considérerons comme une bonne représentation de l’ensemble capabilité. Toutefois, s’il est aisé de conclure qu’il est logique, de manière empirique, de prendre en compte les seuls fonctionnements accomplis, il ne faut pas perdre de vue les arguments théoriques qui sous- tendent ce raisonnement. Le premier à avoir pris position est Basu [1987: 1] pour qui « [sa] position rejoint celle de Sen [sic] quant à l’évaluation du bien-être sur la base des fonctionnements, mais en focalisant sur les fonctionnements accomplis à la place des capabilités ». Enrica Chiappero-Martinetti [2000] va dans le sens de Basu puisque, selon elle, le recours au choix d’un ensemble de fonctionnements accomplis semble plus pratique, et consiste en une évaluation indirecte de l’ensemble capabilité. En effet, lorsque l’on considère tel ou tel fonctionnement, on considère la capabilité qui lui correspond. Prenons l’exemple d’un individu qui exerce le fonctionnement « faire de la bicyclette ». Ce fonctionnement correspond à la capabilité « pouvoir se déplacer en bicyclette ». On peut donc conclure que chaque fonctionnement accompli comprend l’information relative à la capabilité correspondante. La liberté de choisir ce fonctionnement est alors endogénéisée dans le fonctionnement lui-même. S’il fait effectivement de la bicyclette, c’est que notre individu possède la liberté de faire de la bicyclette. La liberté est donc directement incorporée dans les fonctionnements accomplis. Sen [1992 : 80], lui-même, reconnaît que puisque l’ensemble capabilité contient tous les fonctionnements effectivement réalisés, « rien ne nous empêche de fonder l’évaluation d’un ensemble capabilité exactement sur la mesure de la combinaison de fonctionnements choisie dans cet ensemble ».

Toutefois, une sérieuse limite vient affaiblir l’argument. Considérons un individu qui valorise et donc accomplit le fonctionnement a parmi un ensemble de fonctionnement

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A={a,b,c,d,e}. Il est libre de réaliser chaque fonctionnement mais son choix se porte sur le fonctionnement a. Introduisons, maintenant, un dictateur qui impose à l’individu de réaliser le fonctionnement a. Si on considère simplement les réalisations effectives, on peut penser que le bien-être de cet individu est identique dans les deux situations, puisque se focaliser sur les fonctionnements accomplis est une évaluation indirecte de la capabilité. Or, dans la situation dictatoriale, la réalisation du fonctionnement a ne permet pas de conclure que l’individu à la liberté de réaliser ce fonctionnement145. On ne peut endogénéiser la liberté dans la réalisation des fonctionnements sans obtenir un résultat contre-factuel. Cet argument en faveur d’une base informationnelle en termes de fonctionnements accomplis n’est que faiblement recevable.

La définition même de la capabilité révèle la difficulté à évaluer le bien-être sur la base des informations fournies par les fonctionnements potentiels. La capabilité étant un vecteur de fonctionnements potentiels, il est nécessaire de considérer tous les fonctionnements de la capabilité pour évaluer les situations. Ceux qui sont effectivement choisis mais également les alternatives non retenues. Parmi ces dernières, même s’il est logique d’éliminer celles qui paraissent non pertinentes, il n’en reste pas moins qu’un nombre quasi-infini de fonctionnements reste potentiellement accessible. Le décompte de ceux-ci est impossible. De plus, nous disent les auteurs (Brandolini, d’Alessio [1998: 13]), il existerait un « biais néoclassique » dans la mesure où un individu rationnel effectue toujours le meilleur choix, sans se soucier des alternatives non choisies. Il devient alors difficile de collecter des informations fiables sur ces alternatives. Comme le notent Converse et Presser [1986: 23, notre traduction] : « demander aux gens d’imaginer ce qu’aurait été leur vie si les choses ne s’étaient passées ainsi, c’est les confronter à une tâche difficile voire impossible ». Considérer toutes les alternatives potentielles ne permet pas d’avoir une représentation fiable des capabilités individuelles. Pour Fleurbaey [2004], considérer que les alternatives non choisies contribuent au bien-être, cela fait référence à une vision perfectionniste146 de ce que doit être une vie bonne.

145 Sen abonde dans ce sens lorsqu’il écrit [1987 : 57] : « Si toutes les possibilités autres que la solution choisie

se trouvaient éliminées, cela ne modifierait pas nécessairement le résultat accompli (puisque l’option retenue pourrait être encore choisie), mais la personne aurait à l’évidence moins de liberté, ce qui peut-être considéré comme une perte importante ».

146 Opter pour des fonctionnements objectifs, c’est imposer une vision de la vie bonne, notamment lors de

Le dernier argument en faveur d’une information en termes de fonctionnements est sans doute le plus convaincant. Il est à chercher chez Fleurbaey [2004] qui prouve qu’il est inutile de s’intéresser aux capabilités lorsque l’information nécessaire est offerte par les fonctionnements accomplis. Pour Sen [1992], l’information fournie par l’ensemble capabilité est plus complète que celle obtenue par l’ensemble des fonctionnements choisis et accomplis. Selon Fleurbaey, cette vision est contre-inuitive. Connaître l’ensemble capabilité d’un individu ne nous indique en rien quelles sont les réalisations effectivement accomplies. Se concentrer sur les secondes, c’est prendre en compte les privations réelles dont sont victimes les plus pauvres. Considérer la première, c’est considérer que l’étendue des options est plus importante que ce que réalisent effectivement les individus. Une des solutions proposées par Fleurbaey est de ne pas considérer distinctement les deux types d’évaluation, mais de concilier les deux dans une base d’information plus large {l’ensemble capabilité ; les fonctionnements accomplis} : les fonctionnements affinés (Sen [1987], [1993])147. Le fonctionnement affiné consiste en la prise en compte du vecteur réalisé associé à l’ensemble des fonctionnements potentiels parmi lequel ce vecteur a été sélectionné, donc à prendre en compte la liberté elle-même, incorporée dans le vecteur réalisé148. Par rapport à un fonctionnement j, un fonctionnement affiné j/J est défini comme étant « j’ai accompli j après avoir choisi de l’accomplir » en considérant l’ensemble J des fonctionnements potentiels auquel il appartient. Il s’agit alors d’obtenir une information non seulement sur les accomplissements mais aussi sur les alternatives non choisies mais présentes. Pour reprendre Sen [1992: 81-82] : « il est possible, de fait, de représenter les fonctionnements sous un angle tel qu’ils reflètent déjà les possibilités offertes, et donc les choix dont [l’individu] bénéficie. […] Il y a, sur le principe, un avantage bien réel à pouvoir relier l’analyse du bien-être accompli à la base d’information plus large de l’ensemble capabilité de l’intéressé plutôt qu’au seul élément qu’il y a choisi ».

147 Stewart [1995 : 92, notre traduction] semble opter, sans la nommer explicitementent, pour cette solution.

Selon elle « le problème lorsque l’on se concentre sur un manque de capabilités comme objectif plutôt que de

fonctionnements, surtout lorsque le point important reste le fonctionnement vital, est qu’un manque observé de fonctionnement peut être dû à un choix, ou à des contraintes non observées. Dans l’approche en termes de besoins essentiels, le manque de fonctionnement tirerait immédiatement l’alarme sur les causes et les solutions possibles ; tandis que le même manque dans l’approche par les capabilités, accompagné d’une réalisation de capabilité dans son ensemble pourrait être attribué au choix et accepté ainsi. D’après moi, une meilleure manière de traiter du choix, serait de considérer le fonctionnement en regard des autres fonctionnements basiques. »

148 Le cas du jeun est un exemple de fonctionnement affiné. Quand un individu jeune, il a forcément faim, mais

la nature même du fonctionnement inclut le choix de ne pas mourir de faim. A l’inverse, un individu qui meurt de faim car il n’a pas le choix (du fait d’une extrême pauvreté par exemple) ne peut être considéré comme jeûnant. Il est donc différent de considérer le simple fait de jeûner volontairement et celui de jeûner faute de nourriture.

Un problème apparaît alors : si l’approche par les capabilités n’est pas une théorie du résultat (theory of achievements) mais une théorie des opportunités ou des chances (theory of opportunities)149, focaliser l’évaluation sur la base des fonctionnements accomplis pose un évident problème de cohérence. Sen n’est pas clair sur cette assertion : selon lui (Sen [2002]), il est nécessaire de refuser une vision en termes exclusifs d’accomplissements tout en acceptant une certaine dose d’opportunité, tant dans l’approche par les capabilités que dans celle des fonctionnements affinés. Toutefois, le problème de l’identification de toutes les alternatives composant l’ensemble capabilité reste entier. Pour éviter cet écueil, Fleurbaey [2004 : 8-9, notre traduction] propose d’examiner dans quelle mesure la notion de liberté est intégrée dans celle de fonctionnements accomplis en d’autres termes : « examiner pour [chacune des libertés proposées par Sen] dans quelle mesure une description en termes de fonctionnements plutôt qu’en termes de capabilités est faisable et raisonnable ». Quel que soit le type de liberté que l’on considère, on peut aisément conclure que le manque dont sont victimes les individus se reflète dans leurs accomplissements. Par exemple, en ce qui concerne la liberté d’éviter la maladie, il est plus évident d’opter pour les fonctionnements puisque les variables environnementales sont naturellement décrites en termes de résultats plutôt que d’opportunités. La liberté d’acquérir des biens, d’atteindre un certain niveau de vie et de choisir son mode de vie est très bien décrite par les niveaux de formation, revenu et richesse des individus.

Nous voyons que beaucoup d’arguments plaident en faveur d’une base informationnelle en termes de fonctionnements accomplis plutôt qu’en termes d’opportunités d’être et de faire. Cependant, il ne s’agit pas de défendre, ici, l’idée que la liberté n’est pas importante en soi mais que les fonctionnements permettent d’évaluer une partie, sinon toute, la liberté nécessaire à la compréhension des situations personnelles et sociales. Nous opterons donc dans la suite de cet exposé pour une évaluation de la pauvreté en termes d’accomplissements. Toutefois, et nous le verrons plus tard, une certaine information complémentaire peut permettre d’appréhender l’étendue des opportunités qui s’offrent aux individus grâce à l’incorporation dans l’analyse de la pauvreté de fonctionnements, d’éléments descriptifs d’accessibilité, de potentialités et d’opportunités (Dubois, Mahieu, Poussard [2001]). Ces derniers permettront dans une certaine mesure de capter l’ensemble

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capabilité dans lequel chacun est libre de puiser pour mener la vie qu’il a raison de vouloir mener.

Conclusion

L’objectif de ce premier chapitre était de dresser un panorama non exhaustif des théories économiques susceptibles d’offrir un cadre formel et rigoureux à la constitution d’un espace d’évaluation de la pauvreté. Plusieurs éléments peuvent être dégagés.

Premièrement, la définition de la pauvreté n’est pas l’objet d’un consensus définitif. En effet, nous avons montré que selon la base informationnelle retenue, la pauvreté revêtait différents aspects. Le choix de cette base informationnelle est donc primordial puisqu’il est susceptible de conditionner non seulement la détermination des groupes d’individus retenus, mais aussi la mise en oeuvre des mesures résultant de cette décision.

Deuxièmement, nous avons retenu, dans notre présentation, deux groupes de théories : le premier, qui n’est pas un groupe homogène, repose sur une acceptation de la pauvreté en termes de ressources. La pauvreté résulte d’un manque, d’une non-possession. De ressource monétaire dans le cas de l’approche monétaire de la pauvreté, de biens primaires dans le cas de la théorie de Rawls et de biens essentiels dans l’approche des besoins essentiels. Ce groupe n’est pas homogène dans la mesure où l’approche monétaire est une approche unidimensionnelle de la pauvreté puisque celle-ci n’est définie qu’en termes de revenu (ou de consommation). En revanche, les deux autres approches sont multidimensionnelles puisque la pauvreté n’est pas facteur que d’un seul élément mais d’une multitude de biens. En ce sens, nous aurions pu regrouper ces deux approches multidimensionnelles avec l’approche des capabilités, également multidimensionnelle, mais nous avons préféré opposer approches en termes de ressources et approche en termes d’accomplissements. Nous avons montré, tout au long de la seconde section, que l’approche par les capabilités réfutait les trois autres approches car elles étaient trop focalisées sur la possession de biens (Sen les a même qualifiées de fétichistes). Or, l’approche des capabilités est novatrice dans la mesure où elle ne considère pas la possession des biens comme bonne en soi-même (c’est-à-dire permettant de réduire la pauvreté), mais ce que les individus qui possèdent ces biens sont capables d’en

tirer. Les biens, ou les ressources, deviennent des moyens de réaliser la vie que chacun d’entre nous a raison de vouloir mener.

Troisièmement, même si à l’heure actuelle, l’approche monétaire est toujours la plus employée pour définir la pauvreté, il n’en reste pas moins que l’approche par les capabilités connaît un essor considérable depuis quelques années. Pour preuve, depuis 1990, Sen collabore avec le P.N.U.D. pour élaborer un indicateur de développement qui ne soit pas exclusivement basé sur le Produit Intérieur Brut par tête, c’est-à-dire qui n’identifie pas le développement à la croissance économique et la pauvreté au manque de richesse. De même, la récente collaboration de Sen avec la Banque mondiale marque l’importance de l’approche dans les préoccupations des institutions internationales. Cette approche, en forgeant la liberté comme élément centrale de la lutte contre la pauvreté permet au développement d’entrer dans l’ère de la liberté (Bertin [2005b]).

L’apparente opposition entre les différents espaces de définition de la pauvreté permet-elle de conclure qu’un espace d’évaluation serait meilleur que les autres dans la définition de la pauvreté ? Où peut-on affirmer, à l’inverse, qu’ils sont plutôt complémentaires et qu’ils permettent, à eux tous, d’offrir une définition plus riche et plus précise de la pauvreté. Nous allons, dans un chapitre deuxième, poursuivre l’investigation entamée ici et porter un regard croisé sur les différentes approches de la pauvreté.

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