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Les rapports ambigus entre Sen et l’utilitarisme

convergences théoriques

I L’ARTICULATION UTILITARISME – CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE

1. Sen, critique de l’utilitarisme

1.2. Sen, un économiste utilitariste ?

1.2.1. Les rapports ambigus entre Sen et l’utilitarisme

« I am a mainstream economist » (Sen [2001]). C’est en ces termes qu’intervient Sen auprès de l’Observatoire Français des Conjectures Economiques dans une communication sur le développement et la liberté. Il est tentant de se demander ce que Sen entend par mainstream, que l’on peut traduire, dans ce contexte précis, par orthodoxe. En effet, rappelons que pour lui, le courant orthodoxe n’est autre que l’utilitarisme qu’il fustige à bien des niveaux. En effet, Sen [1991] affirme, par ailleurs : « I am not an utilitarian », comprenant par-là, qu’il refuse toute évaluation des situations sur la seule base de l’utilité. Toutefois, Sen n’est jamais serein face à cet utilitarisme.

Nous reprenons à notre compte une critique qui nous paraît pertinente dans la compréhension des ambiguïtés entre Sen et l’utilitarisme et qui émane d’Emmanuelle Bénicourt [2004, 2005]. Selon elle, Sen considère l’utilitarisme sous deux angles : (i) l’utilitarisme classique de Bentham et Mill dont les critères éthiques seraient les plaisirs, bonheur ou satisfaction (Sen [1999a]), et (ii) l’utilitarisme moderne, hérité de Sidgwick et poursuivi par Harsanyi, Hare ou Mirrless, qui prône comme critère éthique la satisfaction des

désirs (desire-fulfillment). A l’instar de Bénicourt, nous pouvons reprocher à Sen de ne pas être cohérent dans son traitement de l’utilitarisme au travers de son œuvre160. Selon les ouvrages, ses références à l’utilitarisme classique et à l’utilitarisme moderne ne concernent pas les mêmes auteurs. Si parfois, il range Pigou comme une utilitariste moderne (Sen [1985]), ce que nous avons fait dans le premier chapitre, il le considère également comme un utilitariste classique plus loin dans le même ouvrage. Cette confusion proviendrait, selon Bénicourt, de la définition qu’offre Pigou de la satisfaction et de l’interprétation qu’en fait Sen. Selon elle, Sen aurait tendance à faire coïncider satisfaction du désir avec le plaisir en interprétant une phrase de Pigou [1952: 24, notre traduction] : « il est juste de supposer que la plupart des produits, particulièrement ceux de consommation courante, comme la nourriture et l'habillement d'usage personnel direct, seront voulus comme un moyen à la satisfaction et seront, par conséquent, désirés avec des intensités proportionnelles aux satisfactions qu'ils procurent » il « affirme ainsi, en se servant de cette citation qu’ “empiriquement”, la satisfaction aura tendance à coïncider avec la “ désirabilité” »161.

Dans sa réflexion sur les questions d’égalité, Sen reste confus dans son appréhension de l’utilitarisme. Lorsqu’il compare les différents domaines informationnels nécessaires à l’étude de l’égalité, il soutient que dans l’utilitarisme classique, la recherche de l’égalité concernerait les gains et les pertes d’utilité alors que les « vecteurs d’utilités individuelles sont classées en fonction de la maximisation de l’utilité totale – critère apparemment non égalitaire »162. Pour Sugden [1993], il semblerait que Sen fasse une confusion entre utilité totale et utilité marginale. Selon lui, l’expression de la perte et du gain d’utilité est, en fait, exprimée en termes marginaux, ce qui ne correspond pas aux aspirations éthiques des utilitaristes classiques. Il serait plus judicieux, toujours selon Sugden, de se focaliser vers une égalité de traitement que l’utilitarisme requiert lorsque les individus évoluent dans les mêmes circonstances. Ces circonstances pouvant être entendues comme les gains et les pertes d’utilité. Dans ce cas, en effet, l’espace des gains et des pertes d’utilité pourrait être celui de l’expression utilitariste de l’égalité puisqu’il permet au final d’aboutir à une égalité de traitement. Sen semble ignorer cette analyse en se concentrant exclusivement sur l’espace de l’utilité.

160 On peut également se reporter à l’analyse pertinente de Christian Schmidt [2000], qui émet la même critique. 161 Bénicourt [2005]

162

Ces amalgames desservent parfois le propos de Sen et plus particulièrement sa critique de l’utilitarisme. Cela provient probablement du fait que Sen, économiste mainstream repenti, reste toutefois redevable à la théorie du choix social de son propre parcours scientifique, jusqu’à l’obtention du Nobel pour sa contribution à l’économie du bien-être (Sen [1999a], Dreze, Sen [1995]). Il reste prisonnier du carcan utilitariste et de son individualisme méthodologique163 (Schmidt [2000], Laderchi, Saith, Stewart [2003], Bertin [2005b]).

L’ambiguïté de Sen face à l’utilitarisme n’est cependant pas qu’une question de rhétorique. En effet, il assume sans détour sa lignée théorique qui prend appui sur les écrits de Smith, qu’il défend d’être victime d’une mauvaise interprétation164, notamment le fameux passage sur le boucher et le boulanger (Sen [1987], Foster, Sen [1997], Walsh [2000]). Selon lui, trop d’auteurs ont fait tenir des propos d’égoïsme et d’individualisme à Smith, alors que si l’on s’en tient à la citation in extenso, Smith affirmerait que la recherche d’un intérêt égoïste ne concernerait seulement que la sphère contractuelle et marchande165. Le marché serait alors le seul lieu où l’égoïsme et la maximisation de l’utilité auraient leur place. Toute relation entre individus prenant place en dehors de ce marché ne serait pas orientée exclusivement en vue de la défense de l’intérêt personnel. De même, lorsque Smith [1790 : 189]) affirme que « la prudence est l’union des deux vertus que sont, « la raison et l’entendement », d’une part, et la « maîtrise de soi », il n’entend pas maîtrise de soi comme intérêt personnel (self-interest) ou amour-propre (self-love) (Sen [1987]). En prenant la défense de Smith de cette manière, Sen semble s’extraire de la contrainte d’égoïsme présente chez les utilitaristes et leurs descendants (Walsh [2000]). Toutefois, cette vision des choses fait peu de cas du rôle et de la place du marché dans les relations sociales. Sen sur ce point ne se montre pas ambigu : il affirme que le marché est l’institution idéale dans la gestion des intérêts marchands et garant du respect d’une certaine forme de liberté et de citer Smith « la liberté d’échange et de

163 L’approche par les capabilités, comme l’approche monétaire ne considèrent les groupes communautaires que

comme une addition de membres. L’avantage d’un côté, et le bien-être de l’autre, sont exclusivement focalisés sur les individus eux-mêmes.

164 Nous pouvons citer Sen à cet égard [1987 : 25] : « il est instructif d’étudier comment la défense obstinée que

faisait Smith de la « sympathie », parallèlementà la « prudence », a fini par disparaître dans les écrits de nombreux économistes se réclamant de la position soi-disant « smithienne » sur l’intérêt personnel et ses résultats ».

165 Selon Sen [1992, 1999b], Smith aurait, dès le 18ème siècle, dessiné les contours de l’approche par les

capabilités en considérant que l’apparence physique serait un élément discriminatoire au même niveau que le manque de ressources. Smith parle de « appearing in public without shame » que Sen pourrait traduire par la capabilité « de participer à la vie de la communauté ». On peut reprocher à cette vision de ne plus considérer comme pauvre celui qui ne peut se procurer des chaussures pour protéger ses pieds, mais celui qui a honte de ne pas répondre aux normes en usage dans la société. La distinction entre nécessité et désirs devient ténue et facilite la consommation et donc la croissance économique. Reproche que nous avons vu lors du chapitre premier.

transaction constitue en elle-même, une de ces libertés élémentaires auxquelles les gens ont raison d’aspirer » (Smith [1776] in Sen [1999b : 16]). S’opposer au marché « reviendrait à peu près à postuler une opposition de principe aux conversations entre les individus »166, et

relever ainsi d’un certain autisme économique. La reconnaissance du rôle crucial du marché offre à ce dernier une place de choix dans les politiques de lutte contre la pauvreté.

Certaines connexions entre Sen et Smith sont plus surprenantes. Lorsque Smith publie en 1776 sa Richesse des Nations, il considère que les normes et plus particulièrement les normes vestimentaires occupent une place importante dans l’espace social des individus. Selon lui, le fait pour une femme de porter des chaussures était plus important dans l’Angleterre du 18ème siècle qu’en Ecosse à la même époque, puisque dans ce pays, marcher pieds nus n’est pas une source d’exclusion sociale. En revanche, en Angleterre, les femmes aux pieds nus ne pouvaient apparaître en public sans honte (appearing in public without shame). Sen considère que dans l’ensemble des fonctionnements potentiels, celui d’apparaître en public sans honte constitue en des éléments centraux que les individus cherchent à accomplir quelle que soit la société à laquelle ils appartiennent167. Il considère également que le fait d’être heureux (valeur utilitariste) constitue un fonctionnement à part entière, tout comme le fait de pouvoir agir librement (valeur libérale). Sen intègre donc dans son approche du bien-être, certaines valeurs utilitaristes sans pour autant le reconnaître comme tel. De là à affirmer, qu’au final, Sen est un auteur orthodoxe, le parcours est tout de même encore long. Pourtant, d’autres arguments peuvent laisser penser que la postérité ne retienne de Sen que l’auteur libéral (Bénicourt [2004, 2005], Bertin [2005b]).

166 Sen [1999a: 16]. 167

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