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L’évaluation du bien-être et de la pauvreté : une relation ambiguë entre revenu et besoins essentiels

théories, concepts et espaces d’évaluation

I UNE PRESENTATION DES APPROCHES DE LA PAUVRETE EN TERMES DE RESSOURCES

2. Les approches en termes de biens et de besoins : la notion de manque au cœur de la pauvreté

2.2. Une réponse avortée à l’utilitarisme : l’approche par les besoins essentiels

2.2.2. L’évaluation du bien-être et de la pauvreté : une relation ambiguë entre revenu et besoins essentiels

L’approche par les besoins fondamentaux raisonne en termes de seuil minimal de biens et services permettant de réunir les conditions nécessaires à la réalisation d’une vie décente. Nous venons de voir quels étaient les éléments constituants la liste de ces besoins et dans quelle mesure cette dernière était universellement partagée. Il s’agit alors d’évaluer comment tels ou tels besoins, satisfaits ou non, permettent aux individus de vivre une vie décente. De même, la relation qui existe entre les besoins fondamentaux et le revenu est ambiguë. En effet, deux visions de l’approche s’opposent : pour les tenants historiques de l’approche (Stewart et Streeten [1981], Stewart [1995]), le revenu est une composante à part entière des biens et services fondamentaux. Au contraire, d’autres (Hopkins et Van Der Hoeven [1983], Ravallion, Bidani [1994], Ravallion [1998], Lachaud [1999]), définissent une ligne de pauvreté monétaire exprimée en termes de besoins essentiels en utilisant l’approche par les coûts de besoins de base.

a- Le revenu : une composante essentielle quoique insuffisante

Les tenants du courant historique considèrent que le revenu (ou les ressources monétaires) de l’individu est une composante, à part entière, de la liste des besoins de base. Le premier argument utilisé concerne l’aspect non monétarisable de certains besoins (Stewart, Streeten [1981]). La satisfaction de ces besoins nécessite la présence de services publics performants dont le financement est assuré par la collectivité. D’autres besoins sont du ressort exclusif du ménage, notamment l’autoconsommation, et sont donc difficilement palpables. Le deuxième argument concerne la relation entre le revenu et l’utilisation qui en est faite : beaucoup d’individus ne sont pas capables de convertir un supplément de revenu en une meilleure consommation (en termes nutritionnels) ou une meilleure santé. Leur offrir un supplément de revenu peut se révéler contre-productif en termes de bien-être. Troisièmement, la façon de se procurer ce supplément de revenu peut entraîner des effets néfastes sur le bien- être : une femme peut diversifier ses activités pour obtenir un revenu plus important mais, en contrepartie, cette diversification peut lui coûter de l’énergie et du temps qu’elle ne consacre

pas à ses enfants ou à elle-même. Il ne s’agit pas ici de défendre une vision réductrice de la place de la femme au sein du ménage et du système économique mais de mettre en lumière les effets préjudiciables de la pluriactivité des femmes sur leur santé et sur celle de leurs enfants. Le gain de revenu entraîne un coût plus important en termes de bien-être. L’approche des besoins essentiels opte ainsi pour une fourniture des biens nécessaires à la bonne santé de la mère et de son enfant. Quatrièmement, un supplément de revenu n’assure pas une meilleure satisfaction des besoins de base. Il se peut que l’individu qui obtienne un revenu plus important oriente ses choix vers les biens supérieurs avant que ses besoins essentiels soient satisfaits. Le biais occasionné par le supplément de revenu n’est pas présent dans l’approche défendue ici, puisque celle-ci s’attache particulièrement aux besoins essentiels et effectifs des individus et à la fourniture des biens et services correspondants.

La relation existant entre les biens fondamentaux et la réalisation d’une vie décente – ou vie pleine (full life) – est appelée « la fonction de métaproduction » (Stewart, 1995: 85) ou encore, selon la terminologie du PNUD [1990], « la production humaine » et peut être représentée par la fonction : L* = f (bi, bii, biii, …, bn, …), avec L*, l’indicateur de niveau de

vie atteinte, défini en termes de santé, nutrition, éducation, etc., et les bi, bii, biii, …, bn, … les

biens et services fondamentaux nécessaires à la réalisation de L*. L’intérêt d’une telle fonction, selon les auteurs, est qu’elle est observable quel que soit le niveau auquel l’observateur se place (international, national, communautaire, ménage ou individu), sans l’écueil de l’agrégation. Les trois caractéristiques minimales prises en compte dans l’analyse – santé, éducation et nutrition – sont considérées comme fondamentales car (i) elles peuvent correspondre à des valeurs partagées universellement (besoins humains universaux), (ii) elles peuvent prétendre être les conditions préalables à d’autres aspects d’une vie épanouissante et (iii) elles sont facilement mesurables. Dans cette vision, le revenu est appréhendé comme un moyen d’obtenir les biens et services (bi, bii, etc…) permettant de satisfaire les besoins

essentiels. Le bien-être n’est donc plus évalué en termes monétaires mais en termes de besoins essentiels. Le revenu permet alors d’accroître les choix qui s’offrent à l’individu dans la provision de ces biens fondamentaux. Nous pouvons alors représenter la relation entre revenu, besoins essentiels et niveau de vie par le schéma suivant :

Figure 1-1 : Une schématisation des besoins essentiels

Source : auteur.

Pour terminer, cette vision instrumentale des ressources monétaires permet de redéfinir la pauvreté non plus comme la seule absence de revenus mais plutôt comme la non satisfaction des besoins fondamentaux. A ce sujet, Max-Neef [1992] propose de remplacer le terme pauvreté au singulier, qui ne renvoie qu’à un seul espace, celui des ressources monétaires, par le terme de pauvretés au pluriel. Ainsi, à chaque besoin non satisfait correspondrait un type de pauvreté humaine : par exemple, la pauvreté de subsistance (due à un revenu trop faible) ou la pauvreté d’identité (due à l’absence de repères socioculturels). L’enrichissement du concept de pauvreté proposé par Max-Neef pose les jalons d’une convergence entre cette approche des besoins essentiels et l’approche par les capabilités. Toutes les deux pensent la pauvreté en termes multidimensionnels. Nous reviendrons plus tard sur les caractéristiques communes à ces deux approches, ainsi que sur leurs principales différences trace ici les sillons d’une pauvreté multidimensionnelle qui ne sont pas sans rappeler ceux de Sen [1992, 1999b].

b- La construction d’une ligne de pauvreté en termes de coûts de besoins de base

La seconde approche – la méthode des coûts des besoins base (CBN) – considère les besoins essentiels comme étant l’élément constitutif d’une ligne de pauvreté (Bidani, Ravallion [1994], Lachaud [1999]). L’objectif de cette approche est de construire des profils de pauvreté révélant des différences dans la manière dont les ménages et les individus

Ressources monétaires revenu et prestations sociales Services publics de qualité Ecole publique, Hôpital, logements sociaux

Biens et services permettant de satisfaire les besoins essentiels (bi)

Médicaments, habitat, instruction, alimentation

Fonction de méta-production L*

Caractéristiques d’une vie décente

Bonne santé, logement décent, bon niveau scolaire

contrôlent leur consommation des biens de bases. Les tenants de cette approche considèrent l’évaluation monétaire des coûts engendrés par l’obtention des biens nécessaires à la couverture des besoins essentiels, puis construisent une ligne de pauvreté monétaire à partir de l’estimation de ce coût. Cette approche trouve ses fondements chez Rowntree [1901] qui propose, en 1918, un nouveau concept de pauvreté, le human needs standard (qui représente les éléments nécessaires à la survie de l’être humain à un moment donné) à partir duquel il construit un seuil monétaire nécessaire pour couvrir ces besoins humains. Il compare ensuite le revenu des ménages avec ce revenu-seuil pour identifier les ménages pauvres. On retrouve l’approche duale de la pauvreté.

Cette méthode de construction inspire largement les travaux d’auteurs qui la décomposent en deux étapes. La première étape est, elle-même, décomposable en un double processus. Tout d’abord, il s’agit d’identifier la composition du panier de biens alimentaires de base d’un ménage appartenant à la population pauvre, identifiée comme un certain pourcentage des ménages les plus pauvres de la population nationale classés selon les dépenses par tête. Ce panier comporte les biens alimentaires nécessaires à la survie des individus constituant le ménage. Ensuite, il faut évaluer le coût nécessaire pour se procurer ce panier de biens. Pour cela, il est obligatoire de se référer aux prix collectés sur les différents marchés. Une fois cette seconde étape achevée, il ne reste plus qu’à construire la ligne de pauvreté alimentaire comme étant le coût nécessaire pour acquérir le panier de biens alimentaires de base, c’est-à-dire permettant d’atteindre un minimum de calories (souvent ce niveau est fixé à 2400 Kcal.). La seconde étape consiste en une valorisation des dépenses non alimentaires. Une fois la valeur des biens non alimentaires déterminée, on peut construire une ligne de pauvreté totale qui prend en compte, non seulement, les besoins nutritionnels des individus, mais aussi, leurs besoins non alimentaires. Un individu est alors réputé pauvre lorsqu’il appartient à un ménage qui ne possède pas les ressources nécessaires pour couvrir ces coûts et donc dans l’impossibilité de se procurer les biens nécessaires à sa survie.

La pauvreté est mesurée en comparant les dépenses de chaque ménage et le coût des besoins de base. En ce qui concerne l’évaluation des besoins non alimentaires, la méthode de détermination précédente ne peut être mise en œuvre en raison de l’absence des prix des différents biens non alimentaires sur les marchés. Il s’agit alors de définir un bien « non alimentaire de base » comme étant le bien que l’on souhaite suffisamment pour renoncer au bien « alimentaire de base ». Nous devons déterminer le niveau de dépense non alimentaire

impliquant le renoncement à une dépense alimentaire, ou encore (Lachaud [1999: 108-109]) « de déterminer la valeur escomptée des dépenses non alimentaires effectuées par un ménage juste en mesure de satisfaire ses besoins alimentaires ». Pour cela, il est nécessaire de partir de l’hypothèse que la dépense alimentaire augmente avec la dépense totale mais d’une quantité moindre en référence à la loi d’Engel. Il est également nécessaire de supposer qu’il n’existe qu’un seul montant de dépense pour satisfaire les besoins essentiels et que celui-ci correspond à la ligne de pauvreté alimentaire Za. De plus, parmi les ménages qui peuvent avoir les moyens de couvrir leurs besoins nutritionnels, le niveau le plus bas de la dépense non-alimentaire est indiqué par la distance AB, qui est le niveau élémentaire de dépenses non alimentaires. On obtient alors par construction la ligne de pauvreté combinée z qui correspond à l’ « addition » de Za et de AB. La distance AB peut alors être estimée grâce à l’établissement d’une relation économétrique entre la part des dépenses alimentaires dans la dépense totale et le logarithme du ratio de la dépense totale (alimentaire et non alimentaire) au coût des besoins de base (dont la prise en compte d’autres variables appropriées.

Le principal problème de cette méthode est la part d’arbitraire dans la constitution du panier de biens, notamment l’importance faite à la notion de préférences sous-jacente au choix des individus. Ainsi, il se peut que le panier de biens constitué à un moment donné, dans un groupe donné, représente les préférences et les goûts de ce groupe. On leur préfère alors une méthode alternative dont le but est identique à celui de la méthode des coûts des besoins de base, à savoir, trouver la valeur de la ligne de pauvreté monétaire pour laquelle les besoins de base sont couverts. Cette seconde méthode, appelée Food Energy Intake (F.E.I.), considère les dépenses nécessaires permettant au ménage de se procurer les biens alimentaires couvrant leurs besoins nutritionnels. Ainsi, selon Lachaud [1999: 105], une personne est pauvre « si elle vit dans un ménage n’ayant pas la capacité d’acquérir le coût d’un panier de biens alimentaires de référence, choisi pour fournir l’énergie nutritionnelle alimentaire adéquate en accord avec la diète de ceux qui sont supposés pauvres ». L’évaluation des besoins caloriques aboutit à une estimation comprise en 2100 et 2400 calories par jour et par tête selon les différents pays.

Figure 1-2 : Lignes de pauvreté selon la méthode C.B.N.

Source : Lachaud [2000].

Il s’agira donc d’estimer la valeur dans le cas de nos observatoires. Cette méthode est plus pratique que la méthode CBN dans la mesure où l’on calcule le revenu moyen d’un sous- groupe dont les besoins énergétiques sont équivalents à ceux nécessaires pour survivre, puis l’on compare le revenu des différents ménages au revenu moyen pour déterminer si tel ou tel ménage est pauvre ou non.

Cette méthode de l’énergie nutritive pose toutefois un certain nombre de problèmes. Bidani et Ravallion [1994] ont montré que lorsque l’on considérait différents groupes, il était nécessaire de mettre en œuvre plusieurs lignes de pauvreté. En effet, les auteurs ont montré que cette méthode était volatile, elle dépend des prix pratiqués sur les différents marchés. Par exemple, les prix pratiqués sur les marchés urbains sont généralement plus élevés que ceux pratiqués dans le milieu rural. Les comparaisons sont donc difficilement robustes entre ces deux milieux. L’évolution des prix de marché dans le temps pose également des problèmes de continuité de l’étude de la pauvreté avec cette méthode. Pour ces différentes raisons, les auteurs concluent que la méthode des besoins de base constitue une mesure plus robuste de la pauvreté. Dépenses totales A B Dépenses nécessaires pour couvrir les besoins

Dépenses alimentaires Première bissectrice Ligne de pauvreté combinée haute Ligne de pauvreté basse

Pour conclure, nous avons vu que l’approche par les besoins essentiels constituait un enrichissement dans la définition et l’évaluation de la pauvreté. Cette méthode permet de dépasser une évaluation unidimensionnelle fondée sur la seule ressource monétaire. Les besoins de base, variant en fonction du contexte social, constituent toutefois une base cohérente pour appréhender la pauvreté humaine. Cependant, les évolutions des recherches ont ré-orienté cette approche vers une approche monétaire, en considérant que ces besoins n’ont qu’une importance instrumentale dans l’appréhension de la pauvreté et que leur évaluation monétaire permettait de construire des lignes de pauvreté qui tiennent compte des besoins des individus.

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